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Les atmosphères/Retournement

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À compte d'auteur (p. 31-33).

Retournement


Un matin que le passeur était sur l’autre rive, il s’assit, pour la première fois, depuis un an, dans sa chaloupe. Il était songeur.

La matinée était belle et la rivière mirait le ciel bleu. Des petits nuages blancs et ronds, comme de gros paquets de mousse savonneuse, se tenaient alignés sur l’horizon. Au loin, la cloche du village tintait.

Tout à coup, le fil du bac vibra. Le passeur s’en revenait.

Alors, l’homme vit les rames qui donnaient envie d’y appuyer les deux mains, et il y appuya des deux mains. Quand il les eut senties sur ses paumes, il serra. Les muscles de ses bras durcirent ses épaules, et tout comme s’il ne l’avait pas voulu, tout comme s’il n’y pensait même pas, il tendit les reins.

La chaloupe laissa le bord, et quand elle eut atteint le plein chenal, elle se mit à descendre lentement entre les deux rives.

Les coups de rames laissaient sur l’eau des arabesques, et derrière, il y avait un grand V sur la rivière.

Au bout de quelques instants, il n’y eut plus d’arabesques, et les deux lignes du grand V se collèrent aux rives.

L’homme sentit de nouveau le frisson des filets d’eau froide dans ses os creux.

Au haut de la berge, dans le lointain, les bras d’un moulin battaient l’air, et il fixa son attention sur le retournement, et l’envie lui vint de vomir.

La chaloupe était en travers du chenal. Le soleil fichait dans l’eau de grands glaçons de lumière où passaient des petits points brillants.

La chaloupe se pencha lentement d’un côté, puis elle se releva brusquement. Avec un bruit sourd, une petite gerbe blanche s’éleva de l’eau comme un bouquet, et de grands anneaux s’étendirent sur la rivière.

Et le courant amena la chaloupe qui descendait seule, avec ses deux rames pendantes, comme deux bras qui ne travaillent plus, comme deux bras qui ne font plus rien.