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Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/III

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CHAPITRE III

MEXICO LA NUIT
Le Velorio


La réunion dans laquelle Pèrico m’avait introduit présentait un spectacle des plus étranges. Des hommes et des femmes du menu peuple, au nombre d’une vingtaine, étaient assis eh cercle, causant, criant, gesticulant. Une odeur fétide, cadavéreuse, mal combattue par la fumée des cigares et par la vapeur du vin de Xérès et du chinguirito[1], remplissait la salle. Dans un coin de l’appartement, une table s’élevait surchargée de provisions de toute espèce, de tasses, de bouteilles, de flacons ; à une table plus éloignée, des joueurs assis mêlaient au cliquetis de la monnaie de cuivre tous les termes techniques du monte, et se disputaient, avec une ardeur excitée par les liqueurs fortes, des piles de menue monnaie. Sous la triple inspiration du vin, des femmes et du jeu, l’orgie que je surprenais ainsi à son début paraissait devoir prendre rapidement un formidable essor ; mais ce qui me frappa le plus fut précisément l’objet qui semblait le moins préoccuper les assistants. Un jeune enfant, qui paraissait avoir atteint à peine sa septième année, était couché sur une table. À son front pâle, couvert de fleurs fanées par la chaleur d’une atmosphère étouffante, à ses yeux vitreux, à ses joues amaigries et plombées, déjà nuancées de tons violâtres, il était facile de voir que la vie s’était retirée de lui, et que depuis plusieurs jours peut-être il dormait du sommeil éternel. Au milieu des cris, des rires, du jeu, des conversations bruyantes, au milieu de ces hommes et de ces femmes qui riaient et chantaient comme des sauvages, l’aspect de ce petit cadavre était navrant. Les fleurs, les bijoux qui le couvraient, loin d’ôter à la mort sa lugubre solennité, ne faisaient que la rendre plus hideuse. Tel était l’asile que je devais à l’ingénieuse sollicitude de Perico.

Un silence général suivit notre entrée. Un homme, dans lequel j’eus bientôt reconnu le maître de la maison et le père de l’enfant mort, se leva pour nous recevoir. Son front, loin d’être chargé de tristesse, semblait au contraire rayonner de contentement, et ce fut d’un air d’orgueil qu’il nous montra les nombreux hôtes réunis pour célébrer avec lui la mort de son fils, regardée comme une faveur du ciel, puisque Dieu avait daigné rappeler à lui le jeune enfant avant qu’il fût en âge de pécher. Il nous assura que nous étions les bienvenus dans sa maison, et que pour lui, en un jour semblable, les étrangers devenaient des amis. Grâce à la loquacité de Perico, j’étais devenu le point de mire de tous les regards. J’avais un personnage difficile à faire, Perico ayant cru devoir affirmer, à tous ceux qui voulaient l’entendre, qu’il était impossible de tuer tes gens de meilleure grâce que je n’avais fait. Pour m’élever à la hauteur de mon rôle, je me hâtai de mettre mes gants dans ma poche et d’affecter une assurance cavalière, persuadé qu’il était prudent de hurler avec les loups.

— Que pensez-vous du gîte que je vous ai trouvé ? me demanda Perico en se frottant les mains ; celui-là ne vaut-il pas mieux que celui que je pouvais vous offrir ? En outre, vous saurez maintenant ce qu’on appelle un velorio. C’est une ressource dans les soirées de tristesse ou de désœuvrement. Grâce à moi, vous acquerrez ainsi des titres à la reconnaissance éternelle de ce digne père de famille, dont l’enfant mort avant l’âge de sept ans est maintenant un ange dans le ciel.

Et Perico, jaloux sans doute de s’assurer aussi une part dans ce tribut de gratitude, s’empara sans façon d’un énorme verre d’eau-de-vie qu’il vida d’un trait. J’étais pour la première fois témoin de cette coutume barbare qui ordonnait à un père de famille d’étouffer ses larmes, de dissimuler ses angoisses sous un front riant, de faire les honneurs de chez lui au premier vagabond qui, sur le renseignement d’un sereno, venait se gorger de viandes et de vins devant le cadavre de son fils, et partager des largesses qui souvent condamnaient le lendemain toute une famille à la misère.

Une fois que l’orgie, un moment troublée, eut repris de plus belle, je retrouvai un peu de calme, et je me mis à jeter les yeux autour de moi. Au milieu d’un cercle de ces femmes empressées qui se font un devoir de ne jamais manquer une veillée des morts, j’aperçus un front pâle, une bouche qui essayait de sourire, malgré les yeux pleins de larmes, et, dans cette victime d’une superstition grossière, je n’eus pas de peine à deviner la mère, pour laquelle un ange dans le ciel ne remplaçait pas l’ange qui lui manquait sur la terre. Parmi les commères qui se pressaient autour d’elle, c’était à qui redoublerait par les plus maladroites importunités l’affliction de la pauvre femme. L’une racontait les phases de la maladie et des souffrances du jeune défunt ; l’autre énumérait les remèdes infaillibles qu’elle aurait appliqués, si on l’avait consultée à temps, tels que les emplâtres de saint Nicolas, les moxas, la vapeur du pourpier cueilli un vendredi de carême, les décoctions d’herbe filtrées dans un morceau du froc d’un dominicain, et la pauvre mère crédule se détournait pour essuyer ses larmes, bien convaincue que ces remèdes auraient en effet sauvé son enfant. Les verres de vin de Xérès, les cigarettes se succédaient rapidement pendant ces consultations ; puis on proposa et l’on mit en pratique tout les jeux innocents en vogue dans l’Amérique espagnole, tandis que des enfants, succombant à la fatigue et vaincus par le sommeil, s’étendaient sur le plancher dans tous les coins de la salle, comme s’ils eussent envié le repos de celui dont le front décoloré protestait, sous ses fleurs flétries, contre cette odieuse profanation de la mort.

Retiré dans l’embrasure épaisse d’une des croisées qui donnaient sur la rue, je suivais des yeux avec assez d’inquiétude tous les mouvements de Perico. Il me semblait que cette protection qu’il m’avait imposée par surprise devait cacher quelque embûche. Ma physionomie devait trahir mes préoccupations, car le lépero s’approcha de moi et me dit en forme de consolation :

– Voyez-vous, seigneur cavalier, il en est de tuer un homme comme d’autre chose ; il n’y a que le premier pas qui coûte. D’ailleurs, votre sereno fera peut-être comme mon Anglais, qui aujourd’hui se porte mieux que jamais. Ces hérétiques ont la vie si dure ! Ah ! seigneur cavalier, continua Perico en soupirant, j’ai toujours regretté de ne pas être hérétique.

— Pour avoir la vie dure ?

— Non, pour me faire payer mon abjuration. Malheureusement ma réputation de bon chrétien est trop bien établie.

— Mais ce cavalier que vous deviez tuer ? – demandai-je à Perico, me trouvant tout naturellement ramené au souvenir du mélancolique jeune homme que j’avais vu agenouillé devant la morgue, – croyez-vous qu’il vive encore ?

Perico secoua la tête.

— Demain peut-être sa folle passion lui aura coûté la vie, et sa maîtresse ne lui survivra pas. Pour moi, je n’ai pas voulu faire deux victimes à la fois, et j’ai renoncé à cette affaire.

– Ces sentiments vous honorent, Perico.

Perico voulut profiter de l’impression favorable que sa réponse venait de produire sur moi :

— Sans doute… on n’expose pas ainsi son âme pour quelques piastres… Mais, à propos de piastres, seigneur cavalier, continua-t-il en me tendant la main, je me sens en veine, et votre bourse est peut-être encore assez bien garnie ; au cas où je débanquerais le monte, je m’engage à vous mettre de compte à demi dans mon bénéfice.

Je crus prudent de ne pas répondre à cette nouvelle demande de Perico par un refus. Le monte allait d’ailleurs me débarrasser pour quelque temps d’une compagnie qui me devenait importune. Je glissai donc quelques piastres dans la main de Perico. Presque au même instant minuit sonna. Un des assistants se leva et s’écria d’une voix solennelle :

– C’est l’heure des âmes en peine, prions !

Les joueurs se levèrent, les divertissements furent suspendus, et tous les assistants s’agenouillèrent gravement. La prière commença à haute voix, interrompue par les répons à intervalles égaux, et pour la première fois on parut se souvenir du but de la réunion. Qu’on imagine ces convives aux yeux éteints par l’ivresse, ces femmes presque nues, tous réunis autour d’un cadavre couronné de fleurs ; qu’on fasse planer sur cette foule agenouillée les vapeurs d’une atmosphère épaisse, où des miasmes putrides se mêlent aux exhalaisons des liqueurs fortes, et on aura une idée de l’étrange, de l’horrible scène à laquelle j’étais forcé d’assister.

Les prières finies, les jeux recommencèrent de nouveau, toutefois avec moins d’ardeur. Il y a toujours, dans les réunions nocturnes, un moment de malaise où le plaisir lutte avec le sommeil ; mais ce moment franchi, la joie devient plus bruyante et prend l’aspect d’une sorte de délire. C’est l’heure de l’orgie : ce moment allait arriver.

J’avais repris mon poste dans l’embrasure de la fenêtre, et, pour échapper aux sollicitations du sommeil comme à l’air méphitique de la salle, j’avais entr’ouvert la croisée. Interrogeant du regard l’obscurité de la nuit, je cherchais à lire dans les étoiles l’heure qu’il pouvait être, je tâchais aussi de m’orienter au milieu du dédale de rues que j’avais traversé ; mais à peine apercevais-je au-dessus des maisons voisines un coin du ciel, qui, ce soir-là, n’avait pas sa sérénité ordinaire. Je consultai en vain mes souvenirs rien ne me rappelait dans Mexico ce canal aux eaux plombées, sur lequel venaient tomber perpendiculairement ces ruelles sombres et désertes. J’étais complétement dépaysé. Devais-je rester plus longtemps au milieu de cette hideuse orgie ? devais-je affronter les périls d’une tentative d’évasion à travers les rues de ce faubourg écarté ? Pendant que je me posais, sans pouvoir les résoudre, ces questions également embarrassantes, un bruit de pas, des murmures confus, vinrent tout à coup me distraire. Je m’effaçai derrière un des volets que je fermai, de manière à voir et à entendre sans être vu. Une demi-douzaine d’hommes ne tardèrent pas à déboucher d’une des ruelles qui s’ouvraient en face de la maison où je me trouvais. Celui qui marchait en tête était couvert d’un petit manteau court qui ne cachait qu’à demi le fourreau de son épée ; les autres tenaient à la main leurs lames nues. À leur allure timide, un Européen nouvellement débarqué les eût pris pour des malfaiteurs ; mais mon expérience ne se laissa pas mettre en défaut ; la justice pouvait seule avoir une contenance aussi craintive, et il me fut facile de reconnaître une ronde de nuit composée d’un régidor, d’un alcade auxiliaire et de quatre celedores.

Voto à brios ! dit l’homme au manteau, – sans doute un de ces agents auxiliaires, à la fois alcades et cabaretiers, qui hébergent les malfaiteurs pendant le jour, quitte à les poursuivre pendant la nuit ; — à quoi pense le seigneur préfet, en nous envoyant faire des rondes dans ces quartiers où jamais la justice n’a pénétré ? Je voudrais le voir chargé de cette besogne

— Il aurait soin d’apporter avec lui les armes à feu qu’on nous refuse, dit l’un des recors, qui paraissait de tous le plus rassuré, car les criminels et malfaiteurs n’ont pas l’habitude de ne porter comme nous que des armes blanches, et celui qu’on nous a chargés de protéger en fera peut-être cette nuit l’expérience à ses dépens.

— Que diable dit l’alcade, quand on sait qu’on s’expose à être assassiné la nuit, on reste chez soi.

— Il y a de ces enragés que nulle crainte n’arrête, reprit un des recors ; mais, comme dit l’Évangile, celui qui cherche le danger y périra.

— Quelle heure peut-il être à présent ? reprit l’auxiliaire.

— Quatre heures, reprit un des recors et, levant les yeux vers la fenêtre derrière laquelle je me cachais, le même homme ajouta : J’envie le sort des gens qui passent si gaiement leur nuit dans cette tertulia.

En conversant ainsi, les celadores longeaient le parapet qui borde le canal. Tout à coup l’auxiliaire qui marchait en tête trébucha dans l’obscurité. Au même instant, un homme se dressa debout et de toute sa hauteur devant les gardes de nuit.

— Qui êtes-vous ? demanda l’alcade d’une voix qu’il essaya de rendre imposante.

— Que vous importe répliqua l’homme d’un ton non moins arrogant. Ne peut-on dormir dans les rues de la ville sans avoir à subir un interrogatoire ?

On dort chez soi… autant que possible, balbutia l’alcade visiblement intimidé.

L’individu, surpris en flagrant délit de vagabondage, fit entendre un sifflement aigu ; puis, repoussant l’alcade, il se jeta en courant dans la ruelle la plus voisine. À ma grande surprise, l’alcade et les celadores, en gens qui devinent un piège, s’éloignèrent dans une direction tout opposée, au lieu de le suivre. Presque en même temps, une main se posa sur mon épaule ; je tressaillis et me retournai. Perico et l’hôte à qui il m’avait présenté étaient devant moi.

— Voici un sifflement qui m’a tout l’air d’un appel de mon compère Navaja occupé à quelque expédition, s’écria le premier en se penchant vers la fenêtre, tandis que le second, les jambes chancelantes, les yeux avinés comme un homme qui a trop consciencieusement rempli ses devoirs de maître de maison, me présentait un verre plein d’une liqueur que sa main tremblante laissait déborder. Puis, avec la susceptibilité particulière aux gens ivres :

– On dirait vraiment, seigneur cavalier, me dit-il, que vous faites fi de la société des pauvres gens comme nous ; vous ne jouez pas, vous ne buvez pas, et cependant, pour certains cas de conscience, le jeu et l’eau-de-vie sont d’une grande ressource. Voyez, moi, pour régaler mes amis j’ai bu et mangé ce que j’avais et ce que je n’ai pas : eh bien je suis content, quoique je ne possède plus un sou dans le monde, et, si vous le voulez bien, je vous joue le corps de mon enfant. C’est un enjeu, continua-t-il d’un air confidentiel, qui en vaut bien un autre, car je puis le louer encore, et bien cher, à quelque amateur de velorio.

– Jouer le corps de votre enfant ! m’écriai-je.

– Et pourquoi pas ? Cela se fait tous les jours. Tout le monde n’a pas le bonheur d’avoir un ange là-haut, et le corps de ce cher petit porte bonheur ici-bas.

Je me débarrassai comme je pus des obsessions d’un père aussi tendre pour reporter mes regards vers la rue ; mais les abords du canal étaient redevenus silencieux et déserts. Je ne tardai pas cependant à me convaincre que cette tranquillité et cette solitude n’étaient qu’apparentes ; des bruits vagues, des rumeurs indécises, s’échappaient par moments d’une des ruelles qui aboutissent au canal. Bientôt je crus entendre crier le gravier sous des pas mal assurés. Le corps penché en dehors du balcon, l’oreille au guet, j’attendais l’instant où ce redoutable silence allait être troublé par quelque cri d’angoisse. Des éclats de voix ramenèrent de nouveau mon attention vers la salle à laquelle je tournais le dos. L’orgie avait en ce moment atteint son paroxysme. Perico, entouré d’un groupe menaçant de joueurs dont sa veine, trop obstinément heureuse, avait excité les soupçons, cherchait, mais en vain, à se draper fièrement des lambeaux de son manteau olive déchiré en longues lanières sous les atteintes furieuses de ses adversaires. Les épithètes les plus injurieuses lui étaient prodiguées de toutes parts.

– Je suis un homme de bien, s’écriait impudemment le drôle, aussi vrai que vos façons discourtoises ont mis en lambeaux un des plus beaux manteaux que j’aie possédés.

– Effronté voleur, criait un joueur, ton manteau avait autant d’accrocs que ta conscience !

En tout autre endroit, reprit Perico, qui manœuvrait prudemment vers la porte, vous me rendriez raison de cette double injure. Seigneur cavalier, continua-t-il en m’appelant, soyez ma caution comme j’ai été la vôtre ; la moitié de mon gain vous appartient, c’est un gain loyal, et tout ceci n’est qu’une calomnie.

Je maudissais une fois de plus mon intimité avec Perico, quand un événement plus grave vint faire une diversion heureuse à la scène où je me voyais menacé d’être acteur. Un homme sortit précipitamment d’une des pièces les plus reculées de l’appartement. Sur ses pas, un autre individu s’élança le couteau à la main, bientôt suivi par une femme échevelée qui poussait des cris aigus.

– Me laisserez-vous assassiner ainsi s’écriait pitoyablement l’individu poursuivi, personne ne me donnera un couteau ?

— Laissez-moi, laissez-moi ouvrir le ventre de ce larron d’honneur hurlait le mari outragé.

Les femmes, par esprit de corps sans doute, poussèrent toutes à la fois des cris lamentables et se jetèrent entre les deux adversaires, tandis qu’un des amis de l’offenseur lui remettait furtivement un long couteau entre les mains. Celui-ci se retourna et se lança intrépidement à la rencontre de son rival. Les cris des femmes redoublèrent ; ce fut une infernale confusion. Les deux ennemis acharnés, faisaient des efforts prodigieux pour fendre les groupes agglomérés entre eux. Le sang allait couler, quand, dans la lutte engagée entre tous, la table qui supportait l’enfant mort fut renversée. Le corps alla heurter le carreau avec un bruit sourd, et les fleurs qui le couvraient jonchèrent le sol. Un large cercle s’ouvrit aussitôt autour du cadavre profané. Un cri perçant domina tout ce tumulte, et la mère désolée se jeta sur les restes de son enfant avec une suprême et navrante douleur.

J’en avais trop vu. Je m’élançai vers le balcon pour jeter un dernier regard sur la rue et m’assurer qu’une évasion était encore possible ; mais de ce côté aussi le passage m’était fermé. Un homme venait de sortir d’une des ruelles qui s’ouvraient sur le bord opposé du canal. D’autres hommes couraient derrière lui en brandissant des armes. Ce Navaja, dans lequel Perico venait de reconnaître un confrère, avait sans doute réuni sa troupe, et j’allais le voir terminer, sans pouvoir porter secours à la victime, un de ces coups nocturnes qui font la gloire sinistre de certains léperos. L’homme qu’on poursuivait atteignit bientôt le parapet du quai et s’y adossa. Je l’entendis distinctement s’écrier :

— Arrière, lâches coquins, qui vous mettez cinq contre un !

— Courage, camarades ! criait de son côté celui qui paraissait être le chef de la bande. Il y a cent piastres à gagner.

Ce qui se passa ensuite, est-il besoin de le décrire ? La lutte trop inégale qui s’était engagée ne dura que quelques instants bientôt un cri de joie féroce m’annonça qu’elle s’était terminée à l’avantage des assassins. Pourtant le malheureux si lâchement attaqué respirait encore, il pût même se traîner sur le pont d’où, agitant un tronçon d’épée, il bravait encore les cinq assaillants ; mais ce fut un dernier effort. De nouveau entouré par ces misérables, de nouveau il tomba sous leurs coups. Aux blafardes lueurs de la lampe qui brûlait pour les âmes du purgatoire, je vis les cinq hommes soulever un corps sanglant et le lancer dans le canal, dont la surface ne fut qu’un moment troublée. Une seconde après, les assassins avaient disparu, et cela si rapidement que je pus me demander si je ne venais pas de faire un mauvais rêve ; mais la réalité me serrait de trop près pour que je pusse caresser longtemps cette erreur. Un nouvel incident vint d’ailleurs me prouver que j’étais parfaitement éveillé. Un homme à cheval sortit de la maison où m’avait conduit un si fatal enchaînement de circonstances, et dans cet homme je reconnus Perico, dans ce cheval le noble animal que j’avais amené à si grand’peine de l’hacienda de la Noria.

– Holà, drôle m’écriai-je, ceci passe la permission ; tu me voles mon cheval !

– Seigneur cavalier, reprit Perico avec un sang-froid imperturbable, j’emporte une pièce de conviction qui pourrait être accablante pour votre seigneurie.

Tel fut l’adieu que me laissa le lépero, et le cheval, vigoureusement stimulé, partit au galop. Pour moi, sans prendre congé de personne, je m’élançai à la poursuite du vaurien. Il était trop tard, je n’entendis plus dans le lointain qu’un hennissement plaintif et le bruit du galop, que la distance rendit bientôt insaisissable. Je m’élançai à tout hasard dans une des lugubres ruelles qui aboutissaient au canal. Il me fallut errer longtemps dans ce dédale avant de retrouver un quartier connu, et le jour pointait quand je pus m’orienter. La nuit m’avait porté conseil, et je résolus de faire la déclaration en règle du malheur que j’avais causé la veille. Je me dirigeai donc résolument vers le juzgado de letras[2]. Quand j’entrai, le juge n’était pas encore arrivé, et j’attendis dans le vestibule. La fatigue et le sommeil ne tardèrent pas à l’emporter sur mes préoccupations de tout genre ; je m’endormis sur un banc. Des rêves confus me retraçant les scènes bizarres dont j’avais été témoin, il me sembla entendre un bruit sourd autour de moi, puis le silence se fit tout à coup. J’ouvris les yeux, et je crus avoir encore le cauchemar qui m’avait oppressé. Une civière couverte d’un drap ensanglanté était déposée presque à mes pieds. Une pensée me traversa l’esprit comme un éclair. Je m’imaginai que j’avais été reconnu, et que, par un raffinement de justice barbare, on voulait me confronter avec celui dont j’avais causé la mort. Je me retirai dans le fond du vestibule ; la vue de ce drap sanglant m’était insupportable. Peu à peu cependant je me rassurai, et, m’armant de courage, j’allai soulever un coin du drap funèbre. Je n’eus pas de peine à reconnaître la victime. Sa belle et pâle figure, son front marqué d’une longue et mince cicatrice, avaient laissé dans ma mémoire une trop profonde empreinte. Les plantes marécageuses et le limon verdâtre qui souillaient ses vêtements me rappelaient aussi quel avait été le théâtre du crime. C’était bien là l’homme que j’avais vu si vaillamment mourir, que je savais devoir être si tendrement pleuré. Je laissai le drap retomber sur cette noble victime.

Vingt jours environ s’étaient écoulés sans qu’aucune suite eût été donnée à ma déplorable affaire, et il ne m’était resté de mes aventures nocturnes qu’une horreur invincible pour toute la classe des léperos, quand je reçus l’ordre de comparaître devant un alcade inconnu. Un homme d’une quarantaine d’années, et qui m’était non moins inconnu que l’alcade, m’attendait à la barre.

— Seigneur cavalier, me dit cet homme, je suis celui que votre seigneurie a presque tué, et, comme cet accident a entraîné une incapacité de travail pendant quinze jours, vous ne trouverez pas mauvais que je vous demande une indemnité.

– Non, certes, dis-je, assez satisfait de voir que je n’avais à me reprocher la mort de personne. Combien demandez-vous ?

– Cinq cents piastres, seigneur.

J’avoue que cette demande exorbitante changea immédiatement ma satisfaction en colère, et je ne pus m’empêcher d’envoyer in petto l’allumeur de réverbères à tous les diables. Cependant j’eus honte presque aussitôt de ces sentiments, et, l’alcade m’ayant conseillé de transiger, je fus trop heureux d’en être quitte pour le cinquième de la somme demandée. Après tout, si mes études sur les léperos me coûtaient cher, l’expérience que j’y gagnais avait son prix, et de toutes mes largesses forcées, je n’avais rien à regretter, pas même le cheval que m’avait volé mon trop ingénieux ami Perico.

  1. Eau-de-vie de cannes à sucre.
  2. Salle d’audience. Le juez de tetras est le juge criminel.