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Les aventures d'un Français au pays des caciques (G. Ferry)/IV

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CHAPITRE IV

DON BLAS ET FRAY SERAPIO


Dans notre société actuelle, qui a si complétement rompu avec les principes et les traditions du moyen âge, en peut difficilement se faire une idée de l’influence qu’exerce le moine au Mexique et du lien étroit qui unit encore dans ce pays le cloître au monde. Et pourtant si ce lien n’existait pas, le tableau bigarré qu’offre la population mexicaine perdrait un de ses plus grands charmes. Solennelle ou familière, l’intervention du moine, dans les actes de la vie mexicaine, est de tous les jours, presque de tous les instants. Sans parler des cérémonies religieuses multipliées qui font serpenter dans les rues de longues processions monastiques, des règles claustrales, généralement indulgentes, permettent aux habitants des cloîtres de sortir presque à toute heure, et de prendre, avec une aisance parfaite, leur part des jouissances mondaines. On comprend quel élément pittoresque s’introduit dans la société avec cette foule immense que laissent échapper chaque jour d’innombrables couvents, dont chaque ordre vient tour à tour apporter son type sur la scène, depuis le froc noir du dominicain jusqu’au froc blanc du mercedario.

Si les classes élevées de la société mexicaine ont échappé en partie à l’influence des moines, la classe moyenne les écoute encore avec la même vénération superstitieuse qu’il y a un siècle. La bizarre éloquence des sermonnaires du moyen âge a gardé là un fidèle auditoire. Le prédicateur mexicain ne recule, dans sa fougue, devant aucune métamorphose ; il marie l’emphase au cynisme avec une témérité sans égale : tantôt c’est Dieu qu’il représente se faisant du soleil une monture et de la lune un étrier[1] ; tantôt c’est un récit graveleux auquel il soude avec un imperturbable aplomb une moralité religieuse. Descendu de la chaire ou du confessionnal, ce même homme qui vient de prêcher l’ascétisme va égayer par ses bons mots où par ses chansons quelque tertulia de bas étage. Il pousse la sollicitude pour ses pénitentes jusqu’à diriger leur toilette, il donne des conseils très-goûtés sur l’achat d’une parure nouvelle ; il fait plus, il se charge lui-même de l’emplette, et on le voit fréquenter assidûment les magasins de modes, où son approbation est sans appel comme ses critiques. Le plus souvent, ce qui l’amène en pareils lieux, ce n’est pas une complaisance désintéressée : plus d’un de ces frivoles achats n’est qu’un tribut payé à la vie de famille dont le révérend père supporte les charges à condition d’en goûter clandestinement les joies. Excepté peut-être à son couvent, le moine est partout. Courses de taureaux, combats de coqs, jeux, spectacles, tout l’attire, tout lui est une occasion de faire admirer sa verve et son entrain. Et qu’on ne croie pas que ces mœurs faciles portent la moindre atteinte à l’autorité du prêtre et du directeur spirituel les Mexicains comprennent à merveille l’alliance de la dévotion et des plaisirs mondains. Quand le moine regagne le soir son couvent après une journée gaiement employée, il voit les passants attardés s’agenouiller devant lui avec le même respect que si le plus étrange contraste n’existait pas entre sa conduite et ses pieux discours.

Le caractère et les habitudes du moine mexicain étant connus, on ne s’étonnera pas trop de l’incident qui me mit en relations avec un des plus joyeux membres de cette grande famille monastique, le révérend fray Serapio dont j’ai déjà parlé. La curiosité m’avait conduit à une fête populaire des environs de Mexico, la fête de San-Agustin de las Cuevas, petite ville à seize kilomètres de la capitale. Cette fête, pour laquelle Mexico est déserté pendant trois jours, réunit l’élite des joueurs mexicains, et quiconque n’y joue pas y est mal vu, j’avais donc suivi l’exemple que donnaient les nombreux amateurs de cartes attirés à San-Agustin, et je m’étais assis à une table de jeu. J’avais pour vis-à-vis un franciscain d’une taille athlétique, et je n’oublierai jamais sa figure basanée, son regard perçant, son front rasé couronné d’une touffe de cheveux crépus comme la crinière d’un bison. C’était un vrai soudard sous la robe d’un moine. Victime d’une veine obstinément contraire, je ne pus m’arrêter longtemps parmi les joueurs, et je me levai après avoir vu mon dernier enjeu disparaître dans la poche du moine. J’errai quelques instants dans les rues du village, poursuivi de tous côtés par le tintement des quadruples et des piastres, puis je remontai à cheval et je repris fort mélancoliquement le chemin de Mexico ; mais à peine étais-je à la moitié de la route, que je m’arrêtai fort embarrassé. Une barrière de péage s’élevait alors à mi-chemin entre Mexico et San-Agustin. Or, près d’arriver à cette barrière, je venais de m’apercevoir que je n’avais plus en poche le réal nécessaire pour acquitter les droits. Voulant me donner le temps de réfléchir, je mis mon cheval au pas, mais la fatale barrière se rapprochait de plus en plus. Au moment où je m’apprêtais à rebrousser chemin, le hasard fit paraître derrière moi le franciscain qui venait de vider ma bourse. L’heureux joueur m’adressa quelques paroles de politesse auxquelles je répondis de la façon la plus courtoise. Il m’offrit de m’accompagner à Mexico, et le secret espoir de passer la barrière aux dépens du franciscain fut pour quelque chose, je dois l’avouer, dans l’empressement avec lequel j’acceptai cette offre, je crus en même temps devoir féliciter mon compagnon sur son heureuse veine. Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre aussitôt s’écrier en soupirant :

— Hélas ! j’ai tout laissé là-bas, je n’ai rien que des dettes. Et même, s’il faut tout vous dire, je compte sur vous pour payer mon passage à la barrière !

Le moine me donnait l’exemple de la franchise, je lui avouai donc sans hésiter que j’allais lui demander précisément le même service. Le franciscain partit alors d’un éclat de rire de si bon aloi, que, malgré ma déconvenue, je me laissai gagner un moment par cette folle gaieté, et ne repris qu’assez péniblement mon sérieux. Enfin nous pûmes tenir conseil. Les expédients les plus bouffons furent tour à tour proposés et rejetés. Après une assez longue délibération, il fut décidé qu’on franchirait la barrière au galop sans payer. — La première fois que nous repasserons, nous paierons double, dit le moine. Ce cas de conscience ainsi réglé, il piqua des deux ; je le suivis, et bientôt nous eûmes laissé derrière nous les gardiens du passage, auxquels un épais nuage de poussière dérobait nos chevaux lancés à bride abattue. On comprend qu’une fois à Mexico, nous ne nous séparâmes pas sans être convenus de nous revoir. Une partie de cartes, une espièglerie digne d’écoliers, c’étaient, on l’avouera, d’assez bizarres débuts, pour une liaison formée avec un moine.

Des relations ainsi commencées promettaient d’être piquantes, et peu de jours après cette rencontre je me dirigeai vers le couvent de San-Francisco, qu’habitait mon compagnon d’aventures. Après cette première visite, je revins souvent, d’abord pour le franciscain, puis pour le couvent même, un des plus beaux du Mexique. Fray Serapio, il faut le dire, était rarement dans sa cellule ; mais son amitié m’assurait toujours un bon accueil dans le monastère dont la bibliothèque offrait à mes recherches d’inépuisables trésors. La vie claustrale se montra ainsi à moi tour à tour facile et riante sous les traits joyeux du franciscain, ou sévère et morne dans les poudreuses archives du couvent. Il y avait là une double étude à faire, et le cloître de San-Francisco ne devait pas lasser promptement ma curiosité.

Aucune des communautés religieuses disséminées sur le sol du Mexique ne fut aussi riche, aussi puissante que celle de Saint-François. Le vaste emplacement qu’occupent dans toutes les villes les couvents de franciscains, les murailles épaisses qui les entourent, les dômes nombreux qui les couronnent, indiquent assez l’ordre souverain, celui dont, pour ainsi dire, relèvent tous les autres. Le monastère où le hasard m’avait introduit était à la fois digne de la communauté qui l’a fondé et de la capitale qui le comptait parmi ses plus remarquables monuments. La rue de San-Francisco, qui menait au cloître de ce nom, était la continuation de la rue commerçante et fréquentée des Plateros. Le cloître, heureusement situé dans une des parties les plus animées de la ville, s’élevait à l’extrémité de la rue San-Francisco et s’étendait jusqu’à l’entrée de l’Alameda. Des murs épais, flanqués de contreforts massifs, donnaient au couvent l’aspect d’une forteresse. Toutefois des clochers élancés et cinq coupoles de faïence émaillée, couronnant autant de chapelles, indiquaient la pieuse destination de l’édifice. On arrivait à la chapelle principale par une vaste cour dallée, toujours encombrée de curieux, de visiteurs, de fidèles ou de pauvres. Au-delà de cette première cour s’étendait l’enceinte réservée aux moines. D’immenses cloîtres ornés de bassins à vasques de jaspe blanc, des jardins, des cours, la riche bibliothèque, neuf dortoirs, trois cents cellules, un réfectoire où trois cents convives pouvaient trouver place, composaient un ensemble à la fois imposant et magnifique, qui surpassait même l’attente du visiteur qui entre dans le couvent après en avoir admiré l’extérieur.

À mes heures de loisir, les dimanches surtout, j’aimais à me retirer dans la vaste et poudreuse bibliothèque du cloître, et à fouiller des archives ignorées des moines eux-mêmes. Deux livres entre autres, auxquels le milieu dans lequel je lisais prêtait un charme étrange, m’avaient captivé complétement : l’un était un recueil de légendes merveilleuses, l’autre la collection des auto-da-fé ordonnés par l’inquisition mexicaine. J’oubliais souvent les heures en les compulsant. Ces atroces récits, que l’impassible chroniqueur terminait toujours par la formule sacramentelle : Laus Deo, finissaient, lorsque le jour baissait, par exercer sur moi une singulière fascination. Les sons lointains de l’orgue, les chants lugubres des moines, venaient parfois ajouter au prestige, et, dans l’ombre mystérieuse qui déjà envahissait la salle, je voyais apparaître les héros des légendes ou les victimes de l’inquisition. Quand je sortais de la bibliothèque pour me promener sous les cloîtres, les moines que je rencontrais dans les corridors assombris ne ressemblaient nullement à ceux que je voyais compromettre si gaiement la dignité du froc dans les rues de Mexico. La population des couvents est double : il y a des religieux encore assez jeunes pour tenir gaiement leur place à une table de monte ou dans une tertulia : ceux-ci ne sont presque jamais dans leurs cellules ; il y en a d’autres auxquels l’âge et les infirmités interdisent les distractions mondaines : ces derniers forment la population sédentaire, toujours peu nombreuse. Parmi les moines que je rencontrais dans les corridors de San-Francisco, il en était un surtout qui me semblait personnifier la vie claustrale avec tout son cortége de pratiques austères et de secrètes douleurs. C’était un vieillard au crâne luisant et jaune, aux yeux brillants d’un feu sombre sous le capuchon bleu ; une sorte de terreur se mêlait à la curiosité qu’il m’inspirait ; on eût dit en le voyant qu’une des mornes figures multipliées sur les murs du couvent par le pinceau des Rodriguez, des Cabrera et des Villalpando, était descendue de son cadre, animée d’une vie passagère.

Parfois aussi j’aimais à méditer dans le jardin, car la disposition d’esprit où je me trouvais durant mon séjour à Mexico était de celles qui font rechercher la solitude. Depuis mon arrivée au Mexique, les années s’étaient ajoutées aux années, et je commençais à ressentir de sourdes atteintes de nostalgie. La constante sérénité d’un ciel qui n’était pas celui de la France ne faisait que redoubler ma tristesse. J’en étais venu à regretter, au milieu de la riche végétation du Nouveau-Monde, les violettes et les lilas, ces deux odorants symboles de la jeunesse qui s’épanouit et qui espère ; je me demandais tristement pourquoi Dieu avait refusé à ce climat où règne un printemps éternel les brumes mélancoliques de l’automne, cet autre symbole de la maturité grave et recueillie. Je soupirais même après les frimas de nos hivers. L’aspect du jardin, que les hautes murailles du couvent entouraient de tous côtés, était en harmonie parfaite avec les idées sombres que je ne pouvais éloigner. Le soleil avait calciné les parois de briques sur lesquelles s’ouvraient les lucarnes des cellules désertes. L’herbe sauvage poussait partout au hasard sur le terrain ombragé de sycomores, de palma-christi et de manguiers. Une tonnelle ornée de plantes grimpantes était le but ordinaire de mes promenades. Là, sous un dôme fleuri où la passiflore, cette plante favorite des cloîtres, les jasmins et les clématites entrelaçaient leurs jets touffus, je passais de longues heures, rêvaut à mon pays, à mes amis absents. Un charme mystérieux s’attachait pour moi à cette fraîche et rustique retraite. Une devise gravée sur le tronc d’un sycomore qui prêtait son ombrage à la tonnelle, avait souvent attiré mes yeux : In silentio et in spe erit fortutido tua. Cette devise était-elle la dernière pensée du religieux qui avait élevé cette tonnelle et qui l’avait parée avec tant de soin, peut-être en souvenir de beaux jours trop tôt écoutés ? L’homme dont cette brève formule résumait peut-être la vie, avait-il trouvé la force dans le silence et dans l’espoir ? L’âme se sentait en effet fortifiée, calmée surtout, dans cette solitude. Il y avait quelque charme à oublier le monde dans ce jardin inculte et sauvage, où les seuls bruits qui rappelassent la vie étaient le bruissement des colibris sur les rosiers, le tintement des cloches et les murmures affaiblis de l’orgue.

Le jardin était presque toujours désert. Un seul moine semblait partager ma prédilection pour ce paisible enclos et surtout pour la tonnelle, d’où je le voyais presque toujours s’échapper furtivement à mon approche : ce moine était le même que j’avais souvent observé dans les cloîtres avec une curiosité presque craintive. Quelquefois je le surprenais arrosant les plates-bandes, donnant ses soins aux fleurs qui bordaient les allées envahies par les hautes herbes. Mon imagination chercha bientôt à établir quelque lien romanesque entre le triste vieillard et la tonnelle abandonnée. Je résolus de lier conversation avec lui : cette conscience si tourmentée ne pouvait manquer d’avoir quelques curieuses révélations à faire ; mais des tentatives inutiles, bien que réitérées, pour arracher le sombre promeneur à sa taciturnité habituelle me détournèrent de donner suite à ce projet. Les mains croisées sous ses larges manches, la tête baissée, le moine, chaque fois qu’il me rencontrait, pressait le pas, pour se soustraire plus vite à ma vue. Chaque fois aussi je suivais longtemps du regard cet homme, dont la physionomie intelligente et sévère contrastait vivement avec l’air hébété des autres moines. Cette figure, qui trahissait tantôt un douloureux abattement, tantôt une exaltation fanatique, me rappelait à la fois et les légendes merveilleuses et les récits lugubres que je lisais dans la bibliothèque du couvent. Devais-je m’en tenir à des conjectures sur ce singulier personnage ? Désespérant de l’amener jamais à rompre le silence avec moi, je résolus de questionner à son sujet fray Serapio, et c’est avec l’espoir de rencontrer le joyeux franciscain que je me dirigeai, un jour de la semaine sainte, vers une des plus riantes promenades des environs de Mexico, le canal de la Viga. Le désir d’apprendre l’histoire du moine inconnu était le principal motif de cette excursion, mais, chemin faisant, je devais recueillir sur les superstitions religieuses du Mexique plus d’une révélation que je ne cherchais pas.


De tous les points de la campagne de Mexico, nul n’offrait alors un aspect plus différent, selon les saisons de l’année, que le canal de la Viga, nul n’était tour à tour plus solitaire ou plus peuplé, plus bruyant ou plus silencieux. Ce canal, d’environ huit lieues de long, alimenté par les eaux de la lagune de Chalco, sert de voie de transport et de communication entre Mexico et la ville qui a donné son nom à la lagune. Une large et spacieuse chaussée, plantée de trembles et de peupliers, longeait ces eaux dormantes. Si le promeneur suivant cette chaussée n’eut aperçu à quelque distance les bâtiments du cirque des taureaux, et plus loin les tours de la cathédrale qui bordent l’horizon au-dessous des deux volcans, il eut pu se croire à cent lieues de Mexico. Quelques maisons de campagne aux habitants presque toujours invisibles, les allées désertes de la Candelaria, chaussée rivale de celle de la Viga, des lagunes jetées çà et là au milieu d’une verdure humide, des îlots flottant sur ces lagunes comme de vastes corbeilles, quelques cabanes de vaqueros, éparses dans la plaine, puis une enceinte de collines dominée par la Sierra, voilà les principaux détails du paysage. Quant aux scènes qu’offrait ce tableau, elles s’accordaient toutes avec sa placidité : tantôt c’était une pirogue qui glissait sans bruit sur les eaux du canal, tantôt c’étaient des Indiens agenouillés sous quelque berceau de feuillage, devant un Christ qu’ils ornaient de fleurs, et aux pieds duquel ils déposaient pieusement des oranges et des grenadilles. Les battements d’ailes d’une aigrette planant au-dessus des eaux ou se perdant dans l’azur du ciel comme un flocon d’écume, les abois de quelques chiens errants, trouvaient seuls le silence qui régnait sous les frais ombrages de la chaussée.

Mais à l’approche des fêtes de Pâques, l’aspect de cette promenade changeait complétement. Chaque dimanche du carême, la population de Mexico s’y donnait rendez-vous, et une foule bruyante l’envahissait. Le jour où je m’étais dirigé vers le canal était précisément le dernier dimanche du carême. Au moment où j’arrivais sur la chaussée, les promeneurs habituels du Paseo et de l’Alameda se pressaient dans les allées de la Viga mais ce ne fut pas cette brillante cohue qui attira surtout mon attention, ce fut le canal même. Ce jour-là, les roseaux de la ville, d’ordinaire si tranquilles, ondulaient et s’entrechoquaient sous le remous continuel des eaux, que fendait une flottille d’embarcation. Des canots, des pirogues, s’entrecroisaient partout, les unes portant à Mexico, pour la semaine sainte, des monceaux de fleurs qui répandaient, en passant, un délicieux parfum, les autres suivant ces cargaisons embaumées. Sur ces dernières, de joyeux passagers, couronnés de coquelicots et de pois de senteur, exécutaient, en voguant, des danses nationales au son des harpes, des flûtes et des mandolines. Des femmes à l’œil ardent, à peine vêtues, jetaient au vent, avec des gestes animés, les œillets pourpres de leur coiffure et les refrains de leur lascives chansons. Rien ne manquait à cette fête nautique pour rappeler le souvenir des théories de l’ancienne Grèce, ni la limpidité du ciel, ni l’éclat des costumes, ni l’harmonie du langage. Tandis que le canal qui semblait transformé en un tapis de fleurs, n’offrait de tous cotés qu’un mouvement perpétuel de canots se croisant en tous sens, des groupes nonchalamment couchés sur la berge saluaient de la voix chaque embarcation qui passait ; de bruyants défis s’échangeaient mêlés à de joyeuses clameurs. Plus loin, sous les arcades de verdure formées par les trembles, sur la chaussée qui frémissait sous le roulement des voitures et le galop des chevaux, le monde élégant de Mexico étalait tout le luxe de la toilette.

Les spectateurs avaient sous les yeux un contraste frappant sur le canal, c’était l’Amérique du xvie siècle, qui, sous l’influence du beau soleil des tropiques, s’abandonnait sans contrainte au plaisir sur la chaussée, c’était l’Amérique du xixe siècle modelant sa physionomie native sur le type effacé de l’Europe[2].

Le crépuscule commençait à assombrir les objets, et le tableau mouvant que j’avais sous les yeux allait bientôt disparaître, lorsque j’aperçus quatre cavaliers qui semblaient se diriger vers moi. Je ne pus d’abord distinguer leurs traits, leur figure étant à demi cachée sous de grands chapeaux et des mouchoirs flottants mais leur attitude me parut suspecte. Ces hommes, drapés de sarapes, semblaient m’épier avec l’intention de me couper le passage. Je poussai mon cheval dans une contre-allée. Aussitôt ils piquèrent des deux et s’élancèrent vers moi. — Halte-là s’écria une voix menaçante, et au même instant les quatre cavaliers m’entourèrent. Ce n’étaient ni des voleurs ni des alguazils ; c’étaient tous des hommes dont j’avais pu apprécier souvent le caractère aimable et la joyeuse humeur. Dans l’un d’eux je reconnus don Diego Mercado, étudiant en théologie du collége de Saint-Jean-de-Latran ; le deuxième était l’officier don Blas…, le troisième le seigneur don Romulo R… F…, brouillon politique qui ne pouvait voir en face de lui un gouvernement établi sans chercher aussitôt à le renverser, et qui, nonobstant cette faiblesse, se trouvait répandu dans la plus élégante société de Mexico ; le quatrième, en fin, était celui que j’aurais dû certes le moins m’attendre à rencontrer en pareille compagnie et sous un pareil déguisement : c’était le digne fray Serapio.

— Est-ce bien le révérend fray Serapio ? m’écriai-je aussitôt, est-ce bien lui que j’aperçois sous ce costume de bandit !

— Chut ! reprit le franciscain ; je voyage incognito, plus tard je vous dirai pourquoi.

— Bien, dis-je au moine ; j’ai à vous faire d’autres questions qui m’intéressent également.

— Vous êtes des nôtres, s’écria l’officier, et nous vous emmenons en caravane pour achever la semaine sainte ailleurs qu’à Mexico.

— Et où me menez-vous ainsi ?

— Vous le saurez quand vous y serez, me répondit le seigneur Romulo. Je vous connais pour un chercheur d’aventures : eh bien ! je vous en promets, et des plus étranges.

C’était m’attaquer par mon côté faible : j’acceptai sans plus m’inquiéter du but d’une semblable équipée. J’étais d’ailleurs en costume de voyage, et une excursion nocturne me séduisit tout d’abord. Nous fîmes encore un tour, puis, abandonnant la foule des promeneurs qui commençait à s’éclaircir, nous prîmes les allées de la Candelaria en remontant vers le nord. Resté en arrière avec fray Serapio, je renouvelai ma question au sujet de son déguisement. Dans les premiers temps de notre liaison, le franciscain se montrait avec moi plus méfiant, plus mystérieux que je ne l’aurais voulu ; mais j’avais découvert un moyen sûr de mettre cet excès de circonspection en défaut. J’exaltais avec une feinte bonhommie les vertus chrétiennes de mon vénérable ami, et tout aussitôt fray Serapio, qui avait une prétention singulière chez un moine, la prétention du vice, répondait à mes éloges d’une façon fort peu édifiante. Cette fois l’expédient me réussit comme d’ordinaire. Le franciscain m’avait assuré d’un air contrit qu’il ne s’était déguisé que par la volonté de Dieu.

— Comme toujours, vous avez obéi à cette volonté en respectueux serviteur, dis-je gravement.

Le moine s’inclina en mettant son cheval au pas.

– Il a plu à Dieu, reprit-il, que son serviteur se dépouillât de son habit pour sauver un chrétien près de quitter ce monde.

– Saint Martin ne donnait aux pauvres que la moitié de son manteau ; qu’était sa charité près de la vôtre ?

Le franciscain haussa les épaules.

– Hélas ! murmura-t-il, c’est un riche qui a mon froc, et je ne mérite pas d’être comparé à saint Martin.

— Je vous reconnais bien, c’est ainsi que les vertus les plus éminentes cherchent toujours a se rabaisser elles-mêmes.

Accablé de mes éloges, le moine renonça à dissimuler plus longtemps.

— Parbleu ! répondit-il, d’un ton tout à fait cavalier, les gens dévots ont l’habitude de se faire enterrer dans des habits de moine, et plus ces habits sont usés plus ils ont de prix à leurs yeux. Mon froc était, à ce compte, d’une valeur inestimable, je l’ai donc vendu le double de ce qu’il m’avait coûté tout neuf, et, par dessus le marché, j’ai pris dans la garde-robe du moribond l’équipement que vous me voyez aujourd’hui.


Le soleil s’était couché, et la lune, qui se levait, répandait sa clarté devant nous sur la campagne déserte. D’un bond nous rejoignîmes nos compagnons, qui nous précédaient. Arrivé au sommet d’une petite éminence, je jetai un dernier coup d’œil sur le canal et les plaines de la Viga, qui par une nuit tropicale avaient pris un aspect tout nouveau pour moi. La lune éclairait les lagunes, le canal et la chaussée, devenus silencieux. Le calme le plus profond avait remplacé le mouvement et le bruit.

  1. Cabalgando el sol, y estribando la luna. Je n’ai pu traduire qu’en l’affaiblissant ce passage d’un sermon que j’ai entendu prononcer à Mexico.
  2. Ce tableau s’est un peu modifié depuis.