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Les gaités d’un pantalon/01

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 1-7).

Les Gaîtés d’un Pantalon



I

Les mystères d’un couloir.


Les bras tendus, Mme Cayon apporta le potage. Lorsqu’elle l’eut déposé sur la table, elle renifla bruyamment et son nez, qui était long, palpita. À n’en point douter, des effluves odorants s’échappaient de la pièce voisine.

Mme Cayon trembla de colère :

— Léa ! Léa ! tu es encore en train de te poudrer !

À cette exclamation répondit une suite d’onomatopées indistinctes et nasillardes. En vérité, Mlle Léa, à cette minute, couvrait d’amidon parfumé un visage déjà rendu blême par l’abus des stupéfiants ; stupéfiants qu’en l’occurrence nous appellerons discrètement : le doigt de Dieu.

Cette tâche menée à bien, elle passa prestement un index mouillé de salive sur les sourcils châtains, mordit ses lèvres afin de leur donner une belle teinte rutilante, puis se sourit, orgueilleuse et satisfaite.

D’une allure de jeune panthère, elle se glissa dans la salle à manger et apparut aux regards courroucés de sa vénérée mère.

La toilette, en effet, était délicate ; confectionnée de tissu éponge, elle était rose, bordée à toutes les extrémités possibles, d’un bleu si tendre qu’on sentait, à le contempler, son cœur s’amollir.

Mme Cayon pinça sa bouche exsangue :

— Crois-tu dîner à l’ambassade de Russie ?

Léa esquissa un sourire angélique, pencha la tête sur l’épaule gauche et ne répliqua pas.

En présence de tant de douceur, la mère ne pouvait se fâcher et, quoique née austère, elle n’avait pas une âme de bourreau.

Le dîner fut dépêché, mais ensuite ce fut la dégustation lente et sérieuse d’une tasse de camomille.

Léa, qui depuis un instant guignait la pendule, se sauva dans sa chambrette virginale.

Sa mère s’inquiéta :

— Où tu vas ?

— M’ gratter mon cor qui m’ chatouille…

L’explication était plausible, la bonne dame n’insista pas et la jeune fille put gagner sans bruit le vestibule.

Le propriétaire était un homme avare ou un sénateur protecteur des mauvaises mœurs : son immeuble manquait ingénument d’éclairage.

En bas, contre le mur, juste dans le coin le plus obscur, Léa distingua une forme vague. Elle allongea le bout de son nez :

— C’est toi… Çois-Çois ?

Un grognement de fauve lui parut une affirmation et, joyeuse, elle se précipita dans les bras puissants d’un mâle qui ne fit aucune difficulté.

Les mains hardies de ce dernier manièrent sans douceur la robe rose bordée de bleu. Cette opération dura quelques secondes, puis Mlle Léa eut un petit rire aigrelet.

Dans la rue, les voitures s’entre-croisaient, des passants, à la recherche d’émotions fortes, jetaient un coup d’œil indifférent à cette porte mi-fermée, derrière laquelle se jouait un drame dont les conséquences menaçaient de devenir un danger social.

Enfin Léa Cayon fit :

— La !… na !

Elle esquissa un pas en arrière, battit sa jupe d’un geste coquet, claqua ses lèvres en un baiser sonore et se sauva en promettant :

— À d’main Çois-Çois, pis à dimanche, on f’ra la bamboula, j’aurai quarante sous…

Ce furent ses dernières paroles, frappées comme on le voit au bon coin de la sagesse des nations. Au deuxième, avant de pousser la porte du toit maternel, elle écouta, circonspecte et craintive.

Au rez-de-chaussée, le bienheureux compère s’essuyait la bouche avec extase :

— Vougri !… é fleure la violette et la jacinthe c’t’enfant !… sûr… é m’a pris pour un autre !

Sur cette réflexion modeste, il s’éloigna et franchit le seuil.

Léa, de son côté, ne percevant aucun bruit dangereux, entra d’un pas vif, traversa la chambre à coucher et se présenta, candide, souriante, dans la salle à manger.

Mme Cayon leva la tête, un pli d’étonnement barra son front poli, ses mains maigres churent le long de ses jambes. Visiblement, elle ne reconnaissait plus son enfant.

Hélas, ce n’était plus la tendre jeune fille, à la douce figure blanchie d’amidon. Mais une chose innommable, au masque étrange où le blanc se tachait de larges flaques noires. La jolie robe rose bordée de bleu s’ombrait de longues traînées charbonneuses. Bien mieux, derrière, juste au-dessous de la taille, deux mains puissantes avaient laissé leur empreinte avec une netteté désobligeante ; tout y était, les cinq doigts et le pouce.

Mme Cayon eut un frémissement de honte ; les bras haussés vers le ciel, elle maudit l’Éternel de lui avoir donné une fille. Le doute était impossible, l’histoire du drame était écrite en hiérogliphes charbonneux, sur la robe de Léa ; on y lisait tous les mouvements du séducteur.

La mère, outrée, se précipita et souleva la jupe rose. Encore hélas ! le pauvre petit pantalon, jadis blanc, paraissait remonter de la cave.

Léa n’avait jamais cru à la Providence ; mais en cette occasion elle fut contrainte d’admettre l’existence d’une justice supérieure qui se chargeait de dévoiler à sa mère les turpitudes de sa conduite désordonnée.

Elle voulut s’enfuir, mais, avant d’opérer cette retraite stratégique, deux soufflets retentirent en fanfare dans le silence de la nuit.

— Va ! hurla Mme Cayon, tu n’es plus ma fille, Je te renie !… Je te savais évaporée, mais je ne t’aurais jamais crue capable de te rouler dans l’ordure en compagnie d’un charbonnier !

Un éclair de compréhension traversa l’esprit de Léa. Devant sa glace, elle oublia les gifles et se sourit :

— C’est l’ garçon charbonnier d’à côté !… I’ m’semblait bien aussi… François est plus exigu !

Et après une minute de réflexion :

— Çui-là sera mon époux ! c’t’un mâle !… Dans trois ans j’ serai majeure… Alors on verra !…

Le souvenir de François l’attendrit.

— C’ pauv’ petit !… il était gentil… Enfin, de temps en temps, on s’ reverra, histoire de pas l’ désobliger.

Tranquillisée, elle se dévêtit, contempla une dernière fois sa petite chemise noircie et se glissa dans les draps pour répéter, en rêve, la scène du corridor.

Ainsi elle se figura un grand, grand charbonnier, qui lui causa la plus atroce des douleurs, en voulant lui apprendre l’auvergnat.