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Les gaités d’un pantalon/02

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 9-15).

II

Voix nocturnes.


Au moment où Léa se mettait au lit, François Fard, l’auteur responsable du quiproquo, annonçait fièrement un manillon gardé et prétendait sans ironie avoir une veine de cocu.

La pendule du café où il se distrayait sonna une demie. Il sursauta et, après avoir juré par le « ventre du pape » et la « tête du président », se leva en annonçant :

— Ma dulcinée m’attend, tandis que je suis ici à faire le galapiat ! Au revoir et merci ; je vous abandonne les consommations à solder, étant généreux par tempérament.

Son feutre bleu enfoncé jusqu’aux oreilles, il se sauva, volant avec liberté, de la dame de pique à la dame de cœur.

Le rendez-vous avait été fixé pour neuf heures ; François arriva d’une traite, trois quarts d’heure en retard.

Le couloir était obscur, mais il connaissait les aîtres. Très vite, il se glissa, la démarche furtive, la tête rentrée dans les épaules, les genoux pliés.

Oh bonheur ! Dans le coin habituel, il distingua une ombre imprécise. Il bondit, les bras tendus, la bouche arrondie pour le baiser de bienvenue.

— C’ toi Lélé ?

— Pfuit !… Pfuit !… Pfuit !

La réponse était confuse ; mais, quand on aime !… Il ne marqua pas d’autre curiosité et ses doigts, s’embrouillant dans l’étoffe lâche d’un peignoir, il fut certain d’être en bonne voie.

Ses bras vigoureux étreignirent un corps, ses lèvres s’appliquèrent sur un visage mou.

Déjà il enlaçait son amoureuse amie, lorsque celle-ci, par extraordinaire, le repoussa, en un geste d’énergique rébellion.

Ce n’était point dans les habitudes de Léa ; au contraire, la charmante enfant était habile à ouvrir les chemins épineux. Il eut donc un accès de juste colère :

— Bouge pas Lélé ; on n’est pas ici pour faire du jiu-jitsu !

Et ses mains énervées fouillèrent le peignoir, le tordant sans scrupules. Soudain il s’arrêta :

— C’est drôle ! On dirait qu’ t’as grandi !

Un soupçon se glissa dans son cœur. La nuit était trop profonde pour lui permettre de voir avec ses yeux ; il se servit donc de ses doigts.

Ceux-ci, souples et fureteurs, atteignirent un chignon sans esthétique, descendirent sur un front étroit et brusquement se butèrent à un nez majestueux. Cette fois il eut une certitude ; ce n’était, certes, pas là le petit bout de nez dont s’ornait le fin visage de Léa.

Il se recula épouvanté :

— Faites excuse, y a erreur !… V’s’êtes p’t’être un homme, les pieds en l’air.

La dame, furieuse, profita de cette liberté provisoire pour décocher à l’audacieux une gifle que celui-ci reçut avec mécontentement. Aussitôt il devint insolent :

— Oh ! là ! là !… Avec un nez comme ça, vous n’avez pas besoin d’un homme !

— Taisez-vous, galopin ! rugit un timbre aigre. Je vous défends de pénétrer dans cette maison, sinon je vous fais arrêter, j’ suis très bien avec l’agent du quartier.

— Pisque j’ vous dis qu’y à erreur.

— Non, il n’y a pas erreur ! Je suis ici pour défendre la pureté de Léa, espèce de charbonnier.

— Charbonnier vous-même !… Vous en êtes un autre !… etc.

Cette scène en apparence incompréhensible est cependant d’une explication fort simple. Après le départ de sa fille, Mme Cayon résolut de se livrer à une rapide enquête.

En bas, elle ne rencontra tout d’abord personne. Mais bientôt elle percevait un bruit furtif, tandis qu’une voix de ténor léger flûtait :

— C’est toi, Lélé ?

La colère rendit Mme Cayon muette ; ce fut la perte de François, qui s’élança avec la fougue du lion affamé.

La situation de la bonne dame qui était austère, fut un moment critique. Mais elle sortit victorieuse de cette lutte héroïque. Sa respiration reconquise, elle devint hautaine.

— Môssieu, cette pénible scène a assez duré. Retirez-vous et gardez-vous, à l’avenir, de toucher à l’innocence de Léa !

Majestueuse, elle remonta l’escalier. François, vexé, cherchait une insulte définitive. Il cracha à ses pieds avec mépris et, le poing sur la hanche, lança d’une voix dure :

— Vieux veau !

C’était insuffisant, il précisa :

— Vieux veau frisé !

Mme Cayon méprisa l’injure ; mais, dans son vestibule, un trouble la hanta :

— Il m’a sans doute barbouillée de charbon ?

En face de son armoire à glace, elle cligna un œil, puis l’autre… Rien ! pas la moindre trace noire ne maculait l’épiderme citrin de son visage.

Elle chercha mieux ; sous son peignoir, sur ses jambes grêles… Rien ! Nulle part la plus minuscule parcelle de charbon !…

Alors ?

Le problème devenait angoissant ; un fait était patent : Léa portait les traces d’un contact intime avec un charbonnier. D’autre part, un quidam, qui n’était point charbonnier, appelait sa fille Lélé.

Elle recula, terrifiée, prenant ses tempes de ses deux poings fermés. Elle pressentait, soudain, un gouffre de turpitudes.

— Mon Dieu ! Comment ai-je pu donner le jour à cette fille insatiable ?

Un regain d’énergie la secoua :

— Je surveillerai cette éhontée ; je ne la quitterai plus du regard !… Entre temps… je la cachoterai !

Cette décision remarquable lui rendit sa sérénité. Doucement elle se dirigea vers l’appartement de Léa et, d’une main prudente, entrebâilla l’huis.

La jeune fille, dans son lit virginal, était étendue sur le dos. Son visage harmonieux souriait aux anges invisibles qui visitent les vierges innocentes ; une respiration régulière soulevait sa naissante poitrine.

La mère s’extasia, fière de son œuvre, malgré tout.

— Est-elle jolie !

Léa frissonna, comme caressée dans son sommeil par un rêve voluptueux, paradisiaque. Sa bouche sanguine s’arrondit et flûta en un gazouillis de fauvette :

— Oh !… Fouchtra !