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Les gaités d’un pantalon/03

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 17-29).

III

Tristes méprises.


Quand Léa vint déjeuner, le lendemain matin, elle avait une petite mine contrite, les cils mouillés de larmes et les cheveux massés en tampon sur l’oreille gauche.

Mme Cayon, désarmée, n’osa gronder la pauvrette, victime sans doute d’odieux satyres.

La matinée s’écoula dans le calme ; la gente amoureuse étant d’une nature poétique, négligea de s’occuper du ménage et la mère indulgente monopolisa la besogne.

Vers onze heures, cependant, Léa bondit vers sa chambre : sa toilette réclamait ses soins scrupuleux. Elle sortit de là, frisée, poudrée, nantie d’une robe bleue bordée de rouge vif.

Mme Cayon, comme d’habitude, haussa les épaules ; néanmoins, son indulgence n’était point usée. Après tout, Léa était son œuvre et il lui semblait désagréable d’avouer qu’elle ne réussissait pas tout ce qu’elle entreprenait.

Si sa fille avait des défauts, elle les imputait à feu Cayon, mort depuis nombre d’années d’un excès de tempérament.

Léa, discrète lorsqu’il s’agissait de ses affaires, ne parla pas de ses projets. Aux questions de sa mère, elle souriait languissamment. Mais elle rêvait au charbonnier qui, durant treize secondes, l’avait poussée sans faiblir jusqu’au septième ciel, étage élevé sur l’échelle du bonheur.

En rêver, toutefois, ne lui suffisait point ; elle avait juré de le revoir ce jour même et, dans ce but, se voyait prête aux pires extrémités.

Mme Cayon était bien loin de se douter de l’orage qui s’amassait sous la chevelure châtaine de sa fille. Elle la voyait paisible, mangeant avec une grâce digne du grand siècle, c’est-à-dire le plus souvent au moyen de ses doigts roses.

Le café brûlant dégusté, Léa se leva :

— J’ m’en vas !

C’était péremptoire ; la mère ne répondit pas, mais pensa :

— À ton aise… seulement je te suivrai partout, petite débauchée !

Et, à la même seconde, l’image du charbonnier leur traversa l’esprit à toutes deux.

Devant sa glace, un bout de langue dépassant ses lèvres, Léa s’ingéniait à ajuster, sur sa chevelure ondée, un chapeau sombrero, couleur de terre. Elle y parvint et, après un dernier :

— R’voir m’man !
dégringola les escaliers.

Dehors, elle huma le vent ; mais aussitôt son regard s’arrêta sur une plaque verticale qui s’agitait avec un fracas de tôle. Le cœur étreint par une douce angoisse, elle lut :

BOIS ET CHARBONS
GROS ET DÉTAIL

Candide, elle balbutia :

— Ça doit être le gros !

Cette réflexion n’étant qu’un prélude, elle franchit le seuil de l’échoppe.

Deux hommes noirs et une grosse dame également noire, assis autour d’une table branlante, buvaient du marc. Ils jetèrent à l’intruse un coup d’œil dépourvu de bienveillance.

Cet accueil frigide aurait dérouté un orateur habitué à la tribune ; il laissa paisible Léa Cayon. D’un timbre flûté, elle réclama :

— J’ voudrais un p’tit ligot !

La grosse dame fit « ah » et envoya son coude dans les côtes de son époux afin de l’inviter à servir la cliente. L’homme se refusa à comprendre ; il cracha par terre et articula :

— Un p’tit ligot !

Et il fixa son compagnon.

Celui-ci, depuis un instant, reniflait avec persistance. Il eut bien vite une certitude :

— Bougre !… ça sent la violette et la jacinthe ! Il osa regarder Léa qui souriait.

— Un p’tit ligot ? interrogea-t-il… Ben oui… J’en ai p’t’être…

Prenant courage, il précisa :

— J’ l’ai rangé par là… derrière les gros fagots !

En cette seconde, Léa fut héroïque ; elle oublia sa robe bleue, ses souliers blancs, jusqu’à ses chouchettes qui bouclaient harmonieusement sur ses oreilles. Elle proposa :

— Allons le chercher !

L’homme et la femme s’étaient remis à boire, occupation qui, d’ordinaire, laisse peu de loisirs. Ils négligèrent la disparition de la cliente et de leur garçon.

Ceux-ci avaient passé dans la pièce voisine. Se comprenant par une sorte de télégraphie avec fil spécial, ils choisirent le coin le plus sombre, près d’une colline de coke, derrière le cardiff.

D’une voix émue, le traître assura :

— J’ l’ai ben là… le p’tit ligot… sûr j’ l’ai ben là !

Un rire nerveux de Léa suivit ; puis ce fut le bruissement du silence.

Cependant un témoin avait assisté à l’entrée de la jeune fille. C’était François Fard, en promenade de ce côté.

L’incident de la veille donnait plus d’attrait à la gente Léa, et, puisqu’il avait l’occasion de la rencontrer, force lui était d’agir en galant homme.

Il pénétra dans l’échoppe, et n’apercevant pas son amie, demanda de ses nouvelles :

— Où qu’est ma sœur ?… la demoiselle en bleu ?

La charbonnière haussa un sourcil et, de son pouce noir tendu au-dessus de son épaule, indiqua la direction à suivre. L’homme ajouta :

— S’occupe du p’tit ligot !

Ces mots étaient de trop, François Fard sentit la jalousie lui glacer le cœur. Il tonitrua :

— Lélé ! Lélé ! me v’là ! T’inquiète pas du p’tit ligot !

Léa sursauta ; la voix tremblante, elle prévint le charbonnier :

— Ciel, mon mari !

Troublés, ils se réfugièrent en un coin ; Léa choisit le tas de poussier.

Au milieu de la pièce, environné par la traîtresse obscurité, François hésitait. Il tendait l’oreille ; mais rien, pas un bruit n’arrivait jusqu’à lui.

Il se hasarda, contourna une pile de sacs ; dès lors il fut perdu.

Cependant, Mme Cayon s’était élancée sur les traces de sa fille et lorsqu’elle la vit rentrer chez le charbonnier, son cœur se serra d’amertume. Ainsi, sa malheureuse enfant se livrait à ses débordements, presque sous ses yeux, ce qui était une aggravation.

Sa douleur s’accrut quand elle aperçut un élégant jeune homme se précipiter à son tour dans l’étroite buvette.

— C’est donc un bouge ! gémit-elle… Oh Paris ! moderne Babylone !

Elle courut, la jupe collée à l’arrière-train, pressée d’arriver avant la chute fatale. Aux deux buveurs attablés, elle demanda, le front sévère :

— Où est ma fille ?

Comme précédemment, la femme leva un pouce, l’homme cracha entre ses jambes. Mme Cayon n’attendit pas de plus complètes explications ; héroïque, elle pénétra dans l’antre maudite.

Autour d’elle, c’était le silence qui précède les grandes catastrophes. Mais cette ruse ne pouvait la duper ; elle saurait dénicher les coupables. Hardiment, elle contourna le tas d’anthracite.

L’ombre était épaisse, propice aux crimes.

Soudain, elle défaillit, malgré son courage ; sous la pression d’un bras robuste, elle plia comme un souple roseau, tandis qu’une voix prometteuse lui soufflait à l’oreille :

— V’là le p’tit ligot !

Une bouche mouillée se promena sur son visage ascétique, une odeur de chaudière en combustion s’infiltra dans ses narines. Ses cheveux se dénouèrent et pendirent sur son épaule maigre. La même voix répéta :

— Vou… ggrri !..........

La charbonnière, malgré son apathie, trouva suspect cet afflux de clients silencieux. La démarche lourde, le tablier gras, gonflé par le ventre en citrouille, elle s’en fut vers l’arrière-boutique.

Ses craintes se transformèrent en ébahissement, en constatant la disparition totale des visiteurs.

Au hasard elle avança, dépassant ingénument le tas de briquettes.

Une main douce se crispa sur son opulente poitrine ; une voix harmonieuse susurra :

— Viens, Lélé… profitons de l’occase !

Jamais son époux ne lui avait parlé avec autant d’aménité ; elle fut émue et languissamment s’abandonna sur les briquettes.

Mais un cri strida :

— Cochon !

Le qualificatif était osé, même adressé à l’employé charbonnier par Mme Cayon, convulsée au milieu du cardiff.

Pourtant, il ne se fâcha pas :

— Chut !… Occupe-toi du p’tit ligot !

Puis ce fut un murmure confus accompagné d’un éboulis tragique.

À ce cri, Léa s’effondra dans le poussier :

— Mon Dieu ! c’est m’man !… Si j’ pouvais au moins rejoindre François…

En tapinois, elle se mit à quatre pattes, et, souple comme la panthère africaine, elle partit, l’arrière-train plus haut que la tête, le chapeau sombrero glissé sur l’accroche-cœur droit.

Après cinq pas, elle écouta : un bruit précis arrivait jusqu’à elle. Sans plus tergiverser, elle s’aventura de ce côté :

Le son devenait de plus en plus distinct ; bientôt, du bout des doigts, elle toucha un soulier.

Elle eut un soupir de soulagement et s’enhardit. Sa menotte remonta… longtemps… longtemps…

La pauvrette frémit : ses doigts caressaient un bas muni d’une jarretière.

Elle eut un frémissement d’épouvante :

— Zut ! c’est ’core m’man !

Pourtant, sa menotte curieuse poursuivait son exploration. Au-dessus de sa tête bruissait un rire étouffé. Et, brusquement, un appel désespéré déchira l’air :

— Au secours ! au secours ! C’t’un homme à trois mains !

La charbonnière, en effet, perdait la tête, en face de cette abondance inattendue.

Léa comprit son erreur et s’enfuit, toujours à quatre pattes, le dos en pente. Ainsi elle traversa la pièce.

Près de l’anthracite un autre drame se jouait. Aux cris de la patronne, l’employé avait lâché Mme Cayon.

— Bougre !… y a du monde… on s’ reverra une aut’ fois… oublie pas l’ p’tit ligot… j’ l’ai toujours…

La force de son adversaire lui enlevant toute idée de représailles, la bonne dame battit en retraite.

Léa l’évita en s’enfonçant dans le poussier ; mais derrière, François, à qui avait échappé la patronne, veillait.

Distinguant une ombre floue, il ouvrit ses bras amoureux, en gazouillant :

— C’est moi, mon ange !

Ils roulèrent dans l’anthracite, pour goûter au doux baiser.

Mais le charbonnier accourait, une lanterne à la main.

Ce fut un spectacle pitoyable que celui auquel il assista. La vénérable dame, le cotillon désemparé, les cheveux épars, le visage noir, repoussait mollement un diable aussi noir qu’elle, et dont la frénésie était manifeste.

À cette vue on se récria, même Léa, jalouse de la préférence accordée à sa mère par son ami de la première heure.

Le jeune homme s’enfuit, apeuré ; Léa le poursuivit et Mme Cayon, la rougeur de son front cachée par ses courts cheveux, partit à son tour.

Tous trois débouchèrent dans la rue et là n’osèrent plus se regarder ; une amertume indescriptible leur montait aux lèvres.

Certes leur tenue se compliquait de traces bizarres, les robes, les chapeaux, tout avait baigné dans l’anthracite. Mme Cayon avait du charbon, même sur ses cuisses maigres.

François, le premier, reprit son sang-froid.

— Si on suçait un p’tit verre de bière ?… i’ m’a asséché c’t’immeuble.

Mme Cayon lui jeta un regard méprisant, mais elle accepta ; un verre de bière est toujours bon à prendre. Léa battit des mains en signe d’allégresse et sauta des deux pieds à la fois.

La terrasse d’un bar voisin les reçut et François, après réflexion, commanda une bouteille de vin blanc. La mère, dont les goûts étaient distingués, aurait préféré un petit sirop. Le jeune homme lui expliqua :

— Faut qu’ ça râpe pour décoller le charbon.