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Les gaités d’un pantalon/08

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 69-77).

VIII

Salut à la lune.


Dans le W. C., François Fard attendait sans impatience des temps meilleurs.

Parfois, dans l’unique intention de se distraire, il crachait sur les murs et buvait une gorgée de vin.

Ce rite accompli, il s’essuyait les lèvres d’un coin de chemise et reprenait ses méditations.

Mais François n’était pas une nature d’élite ; jamais, à l’instar de Napoléon, il n’aurait pu se livrer à des occupations multiples et simultanées, durant une nuit entière.

Au contraire, cet après-midi mouvementé avait épuisé sa force de résistance.

Et, soudain, il s’endormit sur l’ouverture circulaire et le crâne appuyé au tuyau de l’appareil britannique.

À ses pieds gisait le litre vide, entouré d’un certain nombre de mégots.

Dans leur lit, Mme Cayon et sa fille n’eurent pas un sommeil paisible. La première se rappelait, avec amertume, l’insulte infligée à son arrière-train dénudé. La seconde, nerveuse, un doigt sur les lèvres, cherchait à percer le mystère du pantalon de velours découvert dans sa chambre.

Si Mme Cayon se releva, le lendemain matin, relativement dispose, Léa, par contre, présenta des paupières bleuies et un cerne de bistre descendant presqu’au milieu des joues.

En ce masque décomposé, on reconnaissait le doigt de la Providence, qui sait punir les petites filles peu sages.

La mère eut pitié :

— Pauvre chère enfant, cet affreux charbonnier t’a épuisée. Repose-toi jusqu’à midi, l’ouvrage se passera de tes doigts débiles.

Elle sourit tristement et sa jolie tête, casquée d’une chevelure embrouillée, se pencha sur l’épaule gauche.

À son tour, dans son réduit parfumé, François se réveilla.

Tout d’abord, il fut étonné de se trouver là et, par habitude, prit une feuille de papier hygiénique.

L’inutilité de ce geste ayant été reconnue, il se demanda, avec angoisse, pourquoi les méchants, ses innombrables ennemis personnels, l’avaient privé de sa culotte pour le claustrer en cette loggia discrète.

La vue du litre vide le remplit d’inquiétude.

— Rien à boire !… Et pourtant, ma pauvre gorge est en feu, mon palais est cuivreux comme un bijou de grande mondaine, et Dieu me pardonne, je ne sens plus ma langue.

Rendre à ses muscles leur élasticité coutumière était urgent. Il se leva, jeta, par acquit de conscience, un coup d’œil inquisiteur au fond de la blanche cuvette et referma l’orifice.

Cherchant un chemin vers la liberté, il grimpa sur le siège ciré et glissa une face crispée par l’étroit hublot donnant sur une cour intérieure.

— Pas moyen de fuir par là, conclut-il désespérément.

Derechef il s’assit et se mit à réfléchir. La vue de ses cuisses nues l’émut :

— J’étais un peu vaporeux hier soir… mais j’ai comme une souvenance d’avoir abandonné mon grimpant chez belle-maman.

Une clarté subite envahit son cerveau :

— C’est ça, j’ me suis balladé en voile sur le boulevard, et des agents de la force publique m’ont séquestré pour attentat aux bonnes mœurs.

« Me v’là déshonoré ! »

Un sourire plissa ses lèvres :

— Ont pas dû s’embêter sur mon passage, les p’tites dames.

Cet accès de gaîté s’estompa dans les affres de la frayeur :

— J’ veux pas aller en correctionnelle… m’ faut m’évader !

Dans une fureur subite, il brandit un poing noueux :

— Maudite porte qui me sépare de la liberté et de l’honneur !

Comme il soliloquait ainsi, un murmure confus parvenait aux oreilles de Léa, rêveuse en un fauteuil de la salle à manger.

Sur la pointe de ses petons, elle se g-lissa dans le vestibule et prêta l’oreille.

Non loin, une voix sourde jurait le saint nom du Père éternel.

L’auteur de ce blasphème lui devint aussitôt sympathique et, incontinent, elle chercha à entrer en relations.

Après des efforts d’immobilité ayant duré plusieurs secondes, elle eut une certitude : l’orateur inconnu se cachait derrière la porte des W.-C.

Avec précaution, elle écarta l’huis. À la vue de François, les jambes nues, elle eut un râle de bonheur :

— Çois-Çois sans culotte !… Oh ! chéri !

Elle s’assit sur les genoux tendus et forma, de ses bras graciles, un tiède collier au prisonnier abasourdi.

— T’es venue me réclamer chez l’ commissaire ?

Elle ne répondit pas, le simple accoutrement de son ami lui donnait des pensers sérieux. François la repoussa avec inquiétude :

— Penses-tu… ici ?… Un geôlier pourrait nous surprendre.

Mais ils éclatèrent d’un rire sourd ; puis ce fut le silence des grandes catastrophes. Enfin, Léa battit, d’un geste coquet, sa jupe froissée :

— Na !… Maintenant j’ vas t’aider à t’ trotter… m’man n’y verra rien.

— T’as ma culotte ?

Elle ouvrit de grands yeux humides :

— T’ l’as donc perdue ?

Il fronça le sourcil au vague souvenir de ses déboires.

— L’ai oubliée chez toi !

— En velours ?

— Ben ta culotte… et toute sale encore.

— Tu railles, chère ! mon pantalon est de pur drap anglais et même fort propre. Je n’ai pas des habitudes de nouveau-né.

Elle ne comprit plus ; évidemment une erreur tragique se cachait sous tout ceci. Un souvenir agréable hanta son esprit et elle fixa l’ami avec, dans ses prunelles couleur de topaze, un rire malicieux.

— Mon pauv’ bétail, j’ai pas ta culotte, na !

Il se révolta :

— J’ m’en fiche… m’ la faut !

Elle réfléchit ; cet incident n’était pas d’une gravité excessive. Elle proposa :

— Viens t’ coucher dans mon lit… pendant ce temps j’ me livrerai à une enquête.

— J’ suis bien ici… J’ veux mon grimpant !

— Fais pas l’idiot, mon p’tit Çois-Çois. M’man est très régulière… à dix heures tapant, elle vient sur le siège.

— J’ lui laisserai une place…, ça m’ gêne pas… J’ suis pas dégoûté.

Le temps pressait, l’obstination du jeune homme risquait d’amener l’avortement d’un plan subtilement conçu.

Elle employa les grands moyens et versa trois larmes qui roulèrent et brillèrent comme des diamants du Brésil, sur ses joues fatiguées.

— Oh ! mon Çois-Çois, tu m’ causes bien du chagrin !

Il fut douloureusement frappé et serra convulsivement, entre ses genoux, les menottes de l’adorée :

— Oh ! ma Lélé !

Elle se rebella :

— Allons, parle pas malgache maintenant, et viens. Il eut un hochement de tête désabusé et se résigna. Par le pan de sa chemise, elle l’entraîna, lui montrant le chemin.

Comme ils atteignaient le vestibule, l’organe grêle de Mme Cayon nasilla :

— N’ te fatigues pas, Lélé… laisse l’ouvrage, mon enfant.

François eut un sursaut :

— Elle m’appelle l’ouvrage maintenant ?

L’amie le tranquillisa, pour le pousser ensuite dans la première chambre venue.

Il se trouva ainsi dans l’appartement privé de Mme Cayon, tandis que Léa se sauvait reprendre sa place dans la salle à manger, en face de la fenêtre ouverte sur la rue Popincourt.

François, confiant en la sagacité de sa maîtresse, jugea inutile de se gêner. Il roula une cigarette, chipa une allumette et s’allongea voluptueusement sur le lit fraîchement rétabli en sa belle ordonnance.

Ainsi, il eut un moment de douce béatitude, soufflant vers le plafond de fines colonnes de fumée grise.