Aller au contenu

Les gaités d’un pantalon/09

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 79-90).

IX

Heures savoureuses.


Si François était paisible, Léa pleine d’espoir, Joseph, le charbonnier, par contre, éprouvait un désir violent de revoir la demoiselle qui sentait la violette et la jacinthe.

On était à l’époque de la canicule, mais de cela on ne pouvait déduire que chez les Cayon, le charbon fût inutile.

Joseph chargea donc un sac sur ses épaules et bravement monta au second.

Le cœur battant, les lèvres humides, il sonna :

— Vou…grri ! si c’est la demoiselle, j’ lui expliquerai la chose sur le palier… Si c’est la maman, j’ l’engueulerai, parce que j’ veux pas être grimpé ici pour rien.

Mme Cayon, la chevelure cachée par une draperie chinoise, secouait par la fenêtre des chiffons lourds de poussière. Les narines tordues, les yeux papillotants, elle cria :

— Va ouvrir, chérie. Si c’est un mendiant, d’mande-lui la monnaie d’ cent francs.

Curieuse, Léa s’empressa.

À sa vue, Joseph eut un bon sourire de contentement. D’un coup d’épaule, il envoya le sac sur le paillasson et un nuage noir s’étira par l’antichambre.

De ses belles mains de travailleur conscient, il saisit Léa par les joues et attira la tête blonde contre ses lèvres gourmandes.

— Bougra !… c’te bonne surprise.

Léa, à demi suffoquée, cherchait un point d’appui.

— Comme tu dis ! balbutia-t-elle.

Cynique, il offrit le point d’appui réclamé. Elle eut peur, un palier n’ayant jamais été destiné aux ébats voluptueux des locataires.

— Non… pas là… pis vous allez encore tout m’ noircir !

— Ça n’empêche pas les sentiments, vougrri… et des sentiments, j’en ai ma pleine réserve.

Timide, il proposa :

— Voulez-vous que j’ m’assoie sur l’ sac d’ charbon ?

Après un coup d’œil furtif, Léa prit une détermination audacieuse.

— Venez !

Et elle l’empoigna au hasard, l’entraînant d’une menotte vigoureuse.

Cependant, Mme Cayon, entendant le murmure d’une conversation, s’inquiéta.

— C’est une visite, je vais m’essuyer la figure pour avoir l’air d’être débarbouillée.

D’un pas feutré, elle s’en alla vers sa chambre. François n’eut que le temps de s’enfouir sous l’édredon.

— V’là belle-maman et j’ai toujours pas de culotte !

Par un interstice, il surveilla les gestes de la dame. Il la vit coller une oreille indiscrète contre une porte ; puis, soudain, elle repartit vers une destination inconnue.

En réalité, Mme Cayon était intriguée par la conduite mystérieuse de sa fille. Le sentiment du devoir maternel l’incitait à se renseigner au plus tôt.

Exécutant un mouvement tournant par la salle à manger, elle s’apprêtait à tomber sur les derrières du couple criminel.

Mais déjà celui-ci s’était engouffré dans le logis particulier de la jeune fille.

La mère se buta à une porte fermée à clé.

— Ouvre ! Je l’ordonne ! hurla-t-elle, sûre de ses droits.

Joseph avait retiré son pantalon et affirmait à la fille retrouvée qu’elle fleurait la violette et la jacinthe.

Le verbe tonitruant de Mme Cayon glaça leur juvénile ardeur.

Léa frissonna et, poussant son noir amant :

— Va, sauve-toi dans la pièce à côté…

François aussi avait tremblé ; il crut devoir s’enfuir vers la salle à manger pour gagner le buen-retiro, qu’il n’aurait jamais dû quitter.

Ainsi Joseph ne se trouva point en face du rival ; quand il pénétra dans la chambre de Mme Cayon, celui-ci avait tiré au large.

La rencontre entre la mère et la fille fut tumultueuse. Si Léa avait eu le temps de repousser le pantalon révélateur, elle conservait sur ses joues claires des traces charbonneuses indéniables, sa jolie bouche rouge elle-même était cerclée d’anthracite.

— Oh ! Infamie !… Tu me répugnes, fille sans pudeur !

Léa esquissa une moue fâchée :

— Pourquoi tu m’insultes ?

La digne mère fut atterrée par tant de cynisme :

— Elle le demande ?… Oh ! la malheureuse !… Et si M. Soiffard te voyait ?

La jeune fille eut un petit rire désinvolte :

— Peuh !… Il est moderne lui, au moins… il ne dirait rien.

Mme Cayon se refusa à en entendre davantage ; elle recula vers sa chambre, suivie par Léa tremblante.

Mais Joseph, en apercevant la porte de la salle à manger ouverte, avait filé de ce côté.

Pendant ce temps, François, toujours le précédant, atteignait le vestibule.

Piqué par le démon de la curiosité, il rampa dans la direction des voix.

Il ne comprit rien à la dispute, mais acquit la conviction que les deux femmes s’éloignaient. Il eut une idée de génie :

— C’est la chambre à Lélé… J’y s’rai mieux qu’ dans le réduit odorant.

Il poussa la porte et s’écroula dans le fauteuil avec un soupir de soulagement. Enfin il se sentait en sûreté.

Par contre, Joseph, sur ses traces, s’était arrêté au milieu de l’antichambre.

— Si j’avais ma culotte, j’ me trotterais… c’est sûr. Mais voilà, j’ l’ai pas, faut attendre la demoiselle.

N’ayant pas d’autre alternative, il se cacha derrière le porte-parapluie.

La salle à manger fut l’ultime refuge de Mme Cayon et de sa fille ; aucun obstacle n’avait entravé leur course.

Épuisées par une angoisse égale, mais de causes différentes, elles se laissèrent tomber sur une chaise et se turent.

La mère maudissait en pensée la légèreté de la jeunesse du siècle.

Léa, troublée, se demandait :

— Où sont-ils passés ?… On a fait le tour de l’appartement et pas plus d’amoureux que sous les draps de maman.

Le problème l’ahurissait : ses deux amants, également sans culottes, ne pouvaient en cette minute se promener sur les trottoirs de la rue Popincourt.

Léa se trompait : François, d’un regard aigu, avait inventorié le mobilier de la pièce.

Et sous un fauteuil, il distinguait soudain l’indispensable abandonné par Joseph.

— Tiens, mon grimpant ! exulta-t-il. Est-elle heureuse cette Lélé !

François avait raison, c’était là son bien, grâce à la substitution ayant eu lieu la nuit précédente.

Il compléta sa toilette et se jugea convenable.

— On va pouvoir serrer la pince à belle-maman. J’ai raté le bureau, m’ faut une compensation. J’ déjeunerai ici.

Dans le vestibule, il croisa Joseph qui grelottait les jambes à l’air, mais il ne le vit point, trop occupé de sa propre importance.

Son apparition dans l’encadrement de la pièce fit sursauter Mme Cayon et sa fille.

Cette dernière se renfrogna :

— Zut, il a sa culotte !

Les pensées de Mme Cayon étaient plus sérieuses.

— V’là l’ mossieu… faut dérober à sa vue la turpitude de mon enfant.

Aussi sourit-elle à Léa :

— Ma chérie, tu ne sautes pas dans les bras de ton charmant fiancé ?

La jeune fille rougit pudiquement, mais ne s’en laissa pas moins aller avec un candide abandon sur la poitrine de François.

Touché de tant de bienveillance, il s’expliqua :

— Je quitte à l’instant mon ami, le marquis de Tipalas, un grand d’Espagne. Comme je passais, je suis venu déjeuner en votre harmonieuse compagnie.

La mère s’extasia :

— Comme il cause bien… on voit qu’il gagne vingt mille francs par an.

Cependant elle eut un regret :

— Ces riches sont très sans-gêne… me voilà obligée à la dépense… Hier soir il m’a déjà coûté vingt-neuf sous.

Une idée lumineuse traversa son esprit :

— Je regrette beaucoup que votre délicieux vin soit fini !

François salua :

— Ça ne fait rien, j’ me contenterai de vot’ petit blanc.

Mme Cayon grimaça de désespoir. Elle se remit toutefois, pour assurer avec aménité :

— Je vous laisse, mes enfants… Je vais m’occuper du déjeuner.

François ne perdit pas un temps précieux en vains palabres ; il entra aussitôt dans le vif de la question :

— C’est pas tout ça ; j’ai retrouvé mon grimpant, mais pas mon porte-monnaie… Il a dû rouler à terre, tu le dénicheras… il contenait cinquante francs. Prête-moi cent sous, tu garderas le reste…

Léa admira sans restriction :

— Est-il ficelle !

Cependant, à la réflexion, elle fut une seconde étourdie ; on réclamait cinq francs de sa générosité, tandis qu’elle ne possédait pas cinq sous.

Devinant son hésitation, il employa les moyens extrêmes. Des mains, des lèvres, il se montra convaincant.

Palpitante, elle se dégagea :

— ’tends chéri… j’ vas chiper ça à maman… toujours dans l’ buffet…

Ce fut la tirelire de Mme Cayon qu’elle dévalisa sans vergogne. À l’amant, elle remit cinq francs en pièces de deux sous.

Il reçut cette obole d’un air souverain :

— Merci, enfant, le bon Dieu te le rendra. Maintenant je trotte chercher du bordeaux pour ton agréable mère.

Naturellement, il dégusta au bar un petit apéritif et parla politique avec un plombier qui n’avait pas d’opinion. Puis il revint nanti de deux flacons poudreux, dont la vue réjouit la vieille avarice de Mme Cayon.

— Il est tout de même charmant ! pensa-belle. À son tour, elle servit le déjeuner et François manifesta de la sympathie à tous les plats.

— Ah ! comme il fait bon manger en famille ! Cette nourriture épicée des restaurants vous délabre l’estomac.

Avec le café, il réclama de ces excellentes cerises arrosées de cognac, dont il avait pu apprécier les mérites.

Mme Cayon, boudeuse, maugréa :

— Quand ils seront mariés, je réclamerai chez eux la chartreuse.

Enfin après le dîner, voyant ses enfants sagement assis côte à côte, elle ne crut pas devoir lutter contre les invites d’une digestion difficile. Elle s’endormit, le menton entre ses deux seins plats.

Léa attendait cette minute bienheureuse. D’un geste preste, elle pinça l’ami au gras de la cuisse :

— Trottons !

Ils filèrent à pas feutrés, ricanant en sourdine.