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Les gaités d’un pantalon/10

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 91-107).

X

Voix mystérieuses.


Si nous avons laissé Joseph en pan de chemise dans le vestibule, il serait juste de ne pas l’oublier. Revenons donc à lui.

Certes, il patienta une demi-heure ; mais à partir de ce moment, il commença à trouver la situation désagréable.

— Vou… grri !… Si j’avais seulement un caleçon ! gémissait-il douloureusement.

Cette lamentation ne servit qu’à accroître son chagrin.

Cependant quand il vit ses hôtes involontaires s’installer à table, il prit une décision définitive.

— Ils boulottent ! Je puis donc retourner à la chambre de la demoiselle, ramasser mon pantalon et me cavaler.

Hélas, le charbonnier propose et Dieu dispose ; Joseph allait se rendre compte de la justesse de cet aphorisme inventé par la sagesse des nations.

Ce projet paraissait praticable, l’Arverne se disposa à l’exécuter en hâte.

Méfiant, l’oreille tendue, les poings crispés, il se dirigea vers la chambrette virginale.

Aussitôt entré, il chercha des yeux son bien. La netteté de la pièce lui enleva rapidement ses illusions.

Une main sur le crâne, l’autre grattant le bas des reins, il se lamenta :

— Bougre ! … où me l’a-t-elle fourré ?

Avec l’idée que l’indispensable avait glissé sous un meuble, il rampa, le ventre à terre, le nez fureteur.

Rien ! la culotte était invisible.

Assis au milieu du tapis, il s’abandonna au désespoir.

— Vou… grrri ! me v’là propre !

Il brandit un poing noir.

— J’ai jamais eu d’ chance avec c’ falzar ! Déjà c’ matin une cliente m’a r’filé dix sous grecs.

Au découragement fit suite la plus atroce des craintes :

Et si la maman l’avait chipé ?… M’ le garderait p’t’être pour protéger ses d’sous ?

N’ayant plus d’espérance qu’en un hasard miraculeux, il s’abandonna à sa destinée, changeant seulement de position.

Installé dans un fauteuil, il s’occupa à sucer avec mélancolie le tuyau de sa pipe, en prêtant une oreille attentive aux bruits extérieurs.

Longtemps il resta là, les pans de chemise pudiquement tirés sur les genoux.

Malgré la finesse de son ouïe, il ne remarqua pas l’arrivée de Léa et de son complice dans la pièce voisine.

La jeune fille, après avoir repoussé l’huis, s’était ingéniée à tuer le temps de la façon la plus agréable.

François, toujours soigneux, posa avec délicatesse, sur les bras d’un fauteuil, ses culottes miraculeusement retrouvées.

Hélas, Mme Cayon dormait à la façon des gendarmes, c’est-à-dire d’une seule paupière.

Aussitôt après le départ des jouvenceaux, elle ouvrit les deux yeux et constata son isolement.

— Ah ! les petits pervertis !… Je dois protéger mon enfant candide !…

La figure plissée par un rire sournois autant que sadique, elle s’en fut doucement jusqu’au vestibule.

Devant la porte de sa fille elle s’arrêta et tendit sa plate oreille.

Cette curiosité fut sa perte. Joseph perçut un bruit vague et, prudent, glissa vers l’autre huis.

Sous son poids le parquet craqua avec malice.

Léa sursauta et repoussa François :

— ’tention, v’là la vieille !

Affolés, ils s’enfuirent vers la liberté, en l’occurrence vers la salle à manger solitaire.

Trompé par ces chuchotements imprécis, Joseph activa le pas et déboucha dans la chambre de Mme Cayon, à la seconde précise où la bonne dame pénétrait dans celle de Léa.

Son premier regard fut pour la bienheureuse culotte étalée sur un fauteuil.

Il eut un soupir satisfait, enleva au passage le vêtement convoité et regagna sa première cachette, derrière le porte-parapluie, dans le but honnête de se vêtir enfin décemment.

S’il n’avait pas mis autant de célérité dans sa course, Mme Cayon l’aurait infailliblement surpris. Elle arrivait sur ses talons, fort étonnée de ne rencontrer que le vide devant elle.

— Où sont-ils passés, les petits misérables ? grondait-elle.

Son inquiétude la poussa jusqu’au vestibule, mais elle ne s’y arrêta pas, un soupçon venait de lui traverser l’esprit.

— Ils sont descendus ! Je vais les rattraper chez le charbonnier… En voilà une passion !… Quand il y a de si bons sommiers chez nous.

Au moment où elle franchissait le seuil d’un pied allègre, la porte du buen-retiro s’ouvrit légèrement et le petit bout de nez, propriété exclusive de Mlle Léa, parut.

— J’ crois qu’elle se trotte, pensa la tendre enfant.

Afin de mieux s’en assurer, elle avança de quelques pas, ayant au préalable enfermé son ami dans l’asile inviolable.

La venue subite de la demoiselle qui sentait la violette et la jacinthe interrompit Joseph dans sa tâche.

Déjà il avait enfilé une jambe de pantalon ; mais il la laissa retomber incontinent.

Tendant les bras, il attrapa au passage un coin de jupe et chuchota :

— Vou… grrri ! C’est moi, ne criez pas.

Comme elle avait de la présence d’esprit elle se tut et, empoignant le charbonnier par une aspérité, l’attira précipitamment dans son appartement.

Déjà, des opérations importantes allaient avoir lieu, quand on entendit soudain Mme Cayon qui donnait de la voix.

— Oh ! les impudiques ! ils sont invisibles !

Joseph, pris à l’improviste, gémit :

— Et moi qui ai encore laissé ma culotte dans le couloir.

— T’inquiète pas… cache-toi, intima Léa.

Pourtant elle commençait à se désoler sincèrement ; ses deux amants semblaient avoir la malencontreuse manie d’abandonner leur indispensable à tous les hasards.

Mme Cayon trouva sa fille installée avec sérénité dans un bon fauteuil et paraissant rêver au printemps.

À peine l’eut-elle vue qu’elle poussa un hurlement de désespoir.

— Malheureuse ! Tu es encore toute noire !

C’était vrai, Joseph avait laissé inconsidérément sur Léa des traces visibles de ses caresses enfantines.

Sous le lit, le charbonnier entendit ces reproches et se lamenta d’en être la cause.

— Vou…grrri ! c’t’ encore ce sacré charbon… y en a donc toujours !

— Qui parle ici ? éclata Mme Cayon, la tête penchée, l’oreille tendue.

Apeuré, le préposé au combustible se tut, faisant la planche sous le sommier, l’arrière-train glacé au contact du parquet.

Léa tremblait, une catastrophe menaçait, jamais elle ne sortirait indemne de cette avalanche d’amours illicites.

Pendant ce temps, François s’impatientait.

— Si c’est pour être seul, j’ai pas besoin d’ rester ici, maugréa-t-il.

Mais il se souvint en tâtant ses cuisses nues :

— Zut, m’ faudrait mon grimpant… J’ peux plus sortir maintenant que belle-maman est là.

Maussade, il se réinstalla sur le siège ; mais bientôt impatienté, il collait son oreille à la serrure :

— Bah ! on n’entend plus rien… J’ pourrais p’t’être courir jusqu’à la chambre de Lélé.

Impulsif comme toujours, il tourna le loquet et avança un genou poli dans l’entre-bâillement.

L’antichambre était silencieuse ; il s’enhardit, osant plusieurs pas consécutifs.

Puis, les épaules rentrées, le corps plié en deux, il bondit.

Dans l’appartement de Léa, il eut un sourire d’orgueil :

— Hein ! c’est opérer en douce, ça !

D’un œil rieur, il examina les fauteuils. Un voile de stupeur s’épandit sur son visage candide :

— Et mon grimpant ?…

Il réfléchit :

— Il a p’t’être chu à terre ; un pantalon, c’est pas toujours intelligent.

À quatre pattes, le pan de chemise voletant, il partit en exploration.

Ce fut en vain, partout il se buta au néant des vastes espoirs.

L’organe nasillard de Mme Cayon retentit soudain. L’oreille levée, François écouta, avec au fond du cœur un morne découragement.

— Je me retire dans ma chambre. Toi, tu ne quitteras la tienne que munie de mon autorisation verbale et maternelle. J’ai dit !

François s’aplatit et roula sous le lit.

Mme Cayon, irritée, arriva d’un pas saccadé, heurtant le plancher d’une pantoufle autoritaire. Elle s’installa dans un fauteuil et feignit de raccommoder des bas, besogne ingrate entre toutes. Mais du coin de l’œil, par l’huis entre-bâillé, elle surveillait sa fille avec perspicacité.

Celle-ci tremblait, sous son jeune sein son cœur bondissait. Le souvenir de François abandonné aux W.-C. la torturait de remords. La crainte de voir le charbonnier surgir, noir et mécontent, la tenaillait.

Elle pencha la tête à gauche et aperçut, tout contre, au pied du lit, dans la chambre de sa mère, la face même de François.

Elle tressaillit et tourna le nez vers la droite. Les traits charbonneux de Joseph émergeaient de dessous la courte-pointe :

— Vou…grrri !… Passe-moi ma culotte !

Presque épouvantée, elle se rejeta en arrière, mais la tête de François avait jailli un peu plus :

— Mon grimpant, nom de Dieu !

Mme Cayon, le front sévère, reprisait un peu plus loin. Il lui semblait qu’un murmure confus montait jusqu’à elle, mais ingénument elle l’attribuait à l’animation de la rue Popincourt.

Léa était vexée ; aucun de ses amoureux n’avait eu assez de confiance en sa probité pour lui confier son pantalon. Pourquoi donc le lui réclamaient-ils, elle n’en était point comptable.

Désinvolte et narquoise, elle ricana :

— J’ suis pas marchand d’habits !

François se montra peu satisfait. Cinq minutes suffirent à le convaincre de la nécessité d’une solution.

Le nez contre le parquet, l’arrière-train gratté inlassablement par la toile du sommier, il maugréa :

— Si j’avais un revolver, j’ tirerais un coup !

Il sourit à cette métaphore, mais ce fut tout, le revolver lui manquait.

— P’t’être que si j’imitais l’ chien enragé… j’ réussis toujours c’ p’tit jeu d’ société.

Un silence lourd plana vingt secondes ; puis soudain résonnèrent trois jappements furieux suivis d’un grognement irrité.

Mme Cayon sursauta et, comme elle était brave, s’en fut à la porte de communication.

Sa fille, frissonnante de peur, se jeta dans ses bras. Elles restèrent haletantes, les traits crispés, sentant le malheur qui rôdait.

François jugea le résultat insuffisant :

— Faudrait r’commencer, mais plus fort !

Joseph avait entendu ; il eut aussitôt une pensée égoïste :

— Si c’ sale chien boulottait la maman, m’ resterait la fille.

Son espoir fut déçu ; bien mieux, il apercevait la figure austère de la dame tournée de son côté.

— Elles ont peur de c’ sale chien… moi j’ va faire l’ chien enragé…

Résolu, il ouvrit la bouche et lança vers le sommier un aboiement formidable qui se répercuta à travers les ressorts.

Les deux femmes tressaillirent ; poitrine contre poitrine, elles s’étreignirent fébrilement, sentant déjà aux mollets la morsure aiguë d’un caniche irrité.

François, terrifié, s’aplatit davantage :

— Mince, v’là qu’il y a un cabot dans l’appartement, pourvu qu’il vienne pas fourrer son sale nez par ici.

Il attendit, se faisant minuscule au ras du sol, le ventre au frais contre le parquet.

Joseph avait espéré mieux de son subtil stratragème :

— C’est pas assez fort… J’ vas faire le lion du jardin des plantes.

Se pinçant les narines de deux doigts, les lèvres largement écartées, il émit un grognement d’abord très doux, mais qui s’enfla au point d’en secouer le sommier lui-même.

Mme Cayon s’enfuit jusqu’au placard de l’antichambre, considérant que la maison était maudite depuis que Léa se livrait à la débauche.

Cependant Joseph, tout à sa distraction, multipliait les hurlements.

François avait roulé contre le mur, où, en boule, il frissonnait de terreur.

— La sale bête… l’est enragée… et c’est d’ ma faute, j’avais pas besoin de m’ moquer d’ sa façon d’ parler.

Léa, les mains au ventre, les yeux exorbités, tremblait comme une frêle feuille au vent d’automne.

Mais le bruit se tut et la face souriante et noire de Joseph surgit au ras du plancher.

— Ma culotte… Bougre !

Elle recula et tourna la tête à droite. Une autre tête, celle-ci blafarde d’une juste frayeur, émergea :

— Mon grimpant, nom de d’là !

Elle eut un petit hochement de tête narquois :

— V’ s’êtes bien, comme ça !

Joseph redisparut dans l’obscurité du lit ; tant d’indifférence l’outrait.

— J’ vas ’core imiter le lion !

François se montra tout aussi mortifié :

— E’ rigole, mais j’ vas faire l’ chien enragé…

Et à la même seconde partirent, de deux points éloignés, des hurlements de fauve en chasse et des aboiements de caniche en fureur.

Dans son placard, Mme Cayon fut secouée de terreur et inonda le plancher.

Par contre Léa, doucement, laissa fuser de ses lèvres sanguines un rire moqueur, marquant par cette hilarité qu’elle n’était plus dupe de la ruse.

L’écho de cette gaîté parvint jusqu’aux oreilles de la mère. Un instant, elle douta de l’équilibre mental de sa progéniture.

Évidemment, en des circonstances aussi critiques, il semblait peu naturel de se livrer à la joie.

À la réflexion cependant, elle se dit que ses propres craintes étaient peut-être superflues.

Poussant la porte, elle hasarda au dehors, d’abord le nez, ensuite une pantoufle.

Émue, elle renifla très fort ; mais aucune odeur de fauve ne flottait dans l’air ambiant. Le danger ne paraissait donc pas immédiat.

Avec un tremblement, elle avança d’un pas.

Mais alors, ses pieds s’embarrassèrent en un fouillis d’étoffe imprévu.

Une minute, elle fut sur le point de reculer ; un examen rapide lui suffit à se convaincre du caractère inoffensif de ces malencontreux chiffons.

— Peuh !… Ça doit être du linge sale que j’ai sorti du placard.

Et de l’extrémité de sa pantoufle, elle repoussa en lieu sûr ces étoffes gênantes.

Hélas, c’était la culotte abandonnée par Joseph, près du porte-parapluie.

Désormais, les deux amants étaient privés de l’indispensable, que réclament les habitudes surannées de notre civilisation trop vieille.

Les jeunes gens, il est vrai, ne se doutaient nullement de cette nouvelle catastrophe. La tête dépassant le bord du lit, ils fixaient des regards implorants sur Léa impavide. De leurs lèvres mouillées par le chagrin fusait un même mot : — Mon falzar !

Léa hésitait : deux hommes sans pantalon valent mieux que quatre avec une culotte.