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Les jours et les nuits/I/IX

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Société du Mercure de France (p. 53-57).

ix
de l’abrutissement militaire

Ce mot n’est pas une insulte à l’armée.

« La discipline, qui est la force principale des armées », dit la théorie, demande au soldat une obéissance irréfléchie et une soumission de tous les instants. Elle doit d’abord supprimer l’intelligence, ensuite y substituer un petit nombre d’instincts animaux dérivés de l’instinct de conservation, volontés moindres développées dans le sens de la volonté du chef.

Il y a deux instincts de conservation, le noble et l’ignoble. L’instinct noble est l’instinct de conserver son moi et de maintenir son individualité impénétrable aux forces extérieures. Les intelligences ne peuvent se combattre jusqu’à la mort, parce qu’elles ne sont point exactement adverses les unes aux autres, ayant ceci de commun qu’elles sont intelligence. Pour une raison autre, les corps ne se mangent point entre eux, craignant, en frappant autrui, de lui apprendre à faire des blessures. Et, d’ailleurs, il n’est pas très sûr que la perception d’ « autrui » soit bien nette chez eux. Un bourgeois, un paysan, un soldat reconnaîtra que tous les corps ont un même instinct, l’instinct de la foule, et se scandalisera de qui ne fait point « comme les autres ». Les corps (ou la foule) sont le discontinu. Les corps sont séparés dans l’espace et se sentent solidaires. Car le discontinu périrait s’il ne tendait au continu. Mais le continu est le parfait, l’absolu, l’infini, car ces qualités sont équipollentes ; donc, de même qu’il ne peut y avoir deux infinis, qui se limiteraient, il ne peut y avoir qu’un continu. La matière, les corps, ou la foule, qui sont le discontinu, ne pourront prendre la place du continu, qui est l’Esprit, qu’après l’avoir anéanti. Cet anéantissement s’obtient par des procédés connus, et des machines aux engrenages plus ou moins stricts, selon qu’est plus ou moins fort l’instinct de conserver son moi.

Les ermites domptaient leur chair par la fatigue corporelle, par le jeûne et par la prière, qui détournait leur esprit vers Dieu. Les soldats sont soumis au labeur assidu, à la gamelle (l’eau est la boisson habituelle du soldat) et à l’astiquage. En dehors de l’exercice, les occupations sont ce que doivent être des occupations : elles peuvent indéfiniment occuper. Les brodequins, en pivotant sur le talon, creusent des trous ventouses dans les boues du champ de manœuvre, et doivent être curieusement graissés. Ne jamais les cirer, dit-on : le cirage brûle le cuir. Mais il faut qu’ils soient noirs. Comment alors ? Je m’en f…, dirait un caporal. Et ils sont noirs en effet. Or, le dedans des jambes du pantalon est doublé de toile blanche qui doit rester immaculée, malgré le contact des cirages et dégras. Il faut donc noircir toujours le brodequin qui blanchit toujours et blanchir sans cesse les bandes du pantalon tachées de noir indéfiniment. De plus, il est capital que les godillots soient cirés et bien luisants sous les semelles.


La vraie position du soldat est la rigidité cataleptique, l’auto-hypnotisme par la ligne noire du fusil sur le mur auquel il présente les armes. Un général intelligent serait un grand mage, mais il faudrait qu’il n’eût pas été entraîné par une plus rigoureuse ascèse, à la soumission au magnétisme en retour.