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Les jours et les nuits/I/VIII

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Société du Mercure de France (p. 45-52).

viii
selon une trajectoire

Le matin ils eurent ordre d’ôter le pantalon de treillis qui couvrait leur pantalon rouge, d’astiquer les boutons des capotes no 3, retroussées, et dont le pan gauche retenait la baïonnette. Ils agrafèrent deux cartouchières et une giberne aux bretelles de suspension, et les sergents, ayant fait passer des ficelles par deux hommes dans les canons des lebels, vérifièrent l’éclat de la double spire. Puis, on cria : En bas ! l’adjudant les mit sur un rang, baïonnette au canon, face au mur, et « individuellement » ils prirent la ligne de mire devant les petites cibles blanches et noires. Des caporaux, aux chevalets, récitaient aux hommes, un à un, la théorie des corrections de pointage. Une baïonnette plaquait au mur un carton blanc, et le pointeur commandait les déplacements d’une mouche mobile. Un caporal à une fenêtre haussait et baissait une cible que successivement, l’arme approvisionnée de fausses cartouches, visaient les hommes avec le bruit de métier à tisser des mécanismes de répétition. Tout le rang grelottant et glissant sur le verglas regardait l’heure. On avait défendu les gants. Par intervalles, un qui, ayant descendu les deux dernières marches hors des chambres, posait le pied sur la cour, trébuchait vers les baïonnettes.

On commanda rassemblement, à droite alignement, fixe. Et on attendit les ordonnances et tous ceux qui, pour éviter la théorie sur le tir, disaient n’avoir point été prévenus de l’heure du départ. Appel encore, puis enfin par le flanc droit. Deux heures avant étaient partis les pointeurs. Le clairon précédait, l’instrument tenu règlementaire. Empêtrés des fusils descendant de l’épaule, deux malingres à la respiration précipitée se hâtaient derrière sous le poids énorme de la caisse de cartouches.

La grille du quartier, l’allée d’arbres, la ville, l’aise de marcher sans sacs, la boue dérapante où pataugent les bœufs, après la glace du quartier. Puis la côte semi-verticale où le pavé contondant cesse, les ruelles, à gauche et à droite, qui vont vers des couvents et pensions et qui ont des noms très anciens ; et leurs noms se perdent parmi les arbres. Les respirations bruissent, et Sengle involontairement presse le pas, pour en finir. Le terrain plat où le halètement persiste jusqu’à la permission du « pas de route ». Sengle peut tenir son fusil moins selon l’ordonnance, il n’a pas le bras assez long pour atteindre le battant de crosse et serre le milieu de la bretelle. Et il peut s’écarter jusque sur le trottoir des empierrements qui secouent les pieds glacés et les brodequins que presque il croit croyables comme un pneumatique.

Les talus avec les haies rousses et la mousse bleue, où il poursuivait les grillons avec un couteau pour boucher le trou derrière eux, quand il était libre. La rivière où glisse un patineur libre. Par delà les peupliers, une croix ancienne qu’il a cherchée longtemps, comme en rêve, la sachant là avant de la découvrir, où au lieu du Christ sont crucifiés les accessoires de sa passion, et un ciboire de bois semblable à un coquetier se musse près du tronc à la manière des oiseaux de nuit, à la chasse. Le hammerless qu’on tient sous le bras, comme les soldats ne font qu’après qu’un uniforme est mort, et qui porte infaillible, parce qu’épaulé librement. Ce bruit de bateaux-lavoirs, l’école des tambours « papa, maman », derrière les haies, comme on pisse. Le pont et les rails symétriques vers Paris et vers la mer.

La descente sur les rochers qui sont une route où la bicyclette vibrait dans ses fourches, avec la peur d’une charrette obstruant en bas, et la route comme une piste vers les villages et les rivières. La ferme à la girouette extraordinaire, un pal à travers un cœur percé et le dragon chinois tournant après sa queue. La mare squameuse de lentilles, d’où glougloutent les bulles des dytiques bordés et des grands hydrophiles couleur de poix.

Un coup de sifflet, ça veut dire : l’arme sur l’épaule droite, pas accéléré. Portez — arme. C’est le salut à une compagnie qui revient.

La vallée d’eau courante et de rosée, avec des glaçons blancs déchiquetés et un peu de soleil au bord. Les taillis gardés sur les collines où Sengle chassait au furet, où il a poursuivi avec une baguette une longue couleuvre rousse ondulante, qui s’est enfuie en nageant. Le fossé du ruisseau est énorme et froid, la vêture militaire paralysante, il va chercher un passage étroit pour enjamber. Avec ces loques ça ne fait rien de se salir. On a les mains grosses, les mollets fondus, les pieds lourds, la tête qui pèle dans le képi, le dos se voûte en souvenir du ou en attendant le sac. Le fusil reposé à terre a de la boue jusqu’à la sous-garde, la pluie dégouline dans le canon avec dans la bouche les plaques syphilitiques de la rouille. Il y aura revue d’armes, son brosseur sera occupé.

On saute du talus dans l’herbe et la vase enlisante, et on pisse contre la haie. Puis, à chacun un demi-paquet de cartouches, et on attend son tour en file indienne. Défense formelle de mettre en joue sous peine de prison, on n’a pas besoin de s’exercer ; on a pris la ligne de mire assez, avant. Au moins il n’y a pas à craindre d’accident, pense le bétail. De plus, on doit s’avancer jusqu’au point d’où l’on tire au port d’arme, reposer l’arme et reprendre la position de tireur face à la cible. Il y a un sergent auprès de chaque homme, pour l’occuper de ses conseils et soi-disant rectifier son tir ; exiger surtout une position réglementaire, l’empoigner, sans doute, s’il ne vise pas face à la cible. Et aucun officier ne traverse devant les fusils, on envoie vérifier les trous des ricochets ou des balles des soldats de deuxième classe. Et pourtant les officiers n’ont rien à craindre, la troupe est domestiquée à miracle, et « le maladroit ou le fou » serait écharpé par ses camarades, même sans ordre.