Les jours et les nuits/II/III

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 85-91).

iii
la jatte des culs

Sengle était allé à la visite du major avec cette naïveté — se sentant bien définitivement incapable d’obéir à certains commandements du service, d’espérer qu’on commencerait à l’y reconnaître impropre. D’autant que, mal guéri de l’influenza qu’il croyait avoir suffisamment accrue par la double fatigue, sexuelle et musculaire, des derniers jours libres, à ce moment-là ses poumons étaient vraiment malades. Et il entrevit que cette libération légale serait le plus complet affranchissement, bien préférable à la désertion par chemin de fer.

Il oubliait son mépris des médecins, même civils, quoiqu’il en eût l’expérience atavique : son oncle, encore enfant, le bras cassé d’une chute de cheval, le médecin (un docteur célèbre) ouvrant le troisième jour l’appareil de la fracture, pour la constatation de son œuvre, la gangrène jusqu’à l’épaule, qu’il fallut désarticuler, et précipité par la fenêtre par le père du supplicié. Sa mère suggestionnée par les diagnostics lugubres, devant elle, de l’âne connu, comme est Monsieur Deibler, et mourant à une date d’une maladie bénigne, selon l’ordre de l’idiot prophète. Cette science, en tous cas, insensée, de traiter d’êtres variables et divers, quand une science ne peut être que d’unités semblables, de points mathématiques ou de systèmes de points ; et inapplicable aux intelligents, dont comme les esprits, la structure intérieure des corps vraisemblablement diffère, et qui ont le cœur à droite quand ils ne l’ont pas pendu au lobe d’une oreille : s’ils le portent à gauche, c’est par modestie.

… Le major Busnagoz, tout pareil au professeur de rhétorique de Sengle, blond et jovial, pas assez stupide pour ne pas « faire deux poids et deux mesures », mais seulement afin de n’avoir point l’air trop baderne ; collant quatre jours aux brutes moribondes qui risquaient sa visite, lâchant en ville, traditionnellement, les arrivés de Paris. Incapable de croire qu’un Parisien fût malade, et les traitant paternellement en sympathiques tireurs au c…

Le premier homme lui montra sa main droite, où s’érigeait l’immobilité d’un médius desséché. Busnagoz dit très vite :

« Vous avez réclamé à la révision ? Bon. Voulez-vous qu’on vous le coupe ? Eh bien, gardez-le et faites votre service. »

Le deuxième :

« Monsieur le major, c’est moi qui m’appelle Boudaire ; j’ai une jambe plus courte que l’autre de sept centimètres…

— Je sais, dit Busnagoz. Vas-tu venir m’embêter tous les matins ? Donnez-lui un vomitif. »

Avec Sengle, il fut charmant, mais murmura :

« Dites donc votre conte… Mon ami, j’ai ici au régiment un soldat qui n’a pas la taille, il s’en faut ; un bossu que vous pouvez voir à la queue de sa compagnie, traînant son sac sur sa bosse ; ce boiteux que je suis forcé de ne pas écouter, puisque le Conseil l’a déclaré valide ; un qui est borgne de l’œil droit et à qui je dis simplement d’épauler à gauche ; un sourd, un idiot… qui font tous leur service. Comment voulez-vous qu’on vous lâche ? Je vais trouver un prétexte pour vous avoir une permission de la journée ; sortez en ville, et revenez me trouver — pas tout de suite ! — quand vous vous sentirez trop fatigué… »

Sengle se retrouvait dans la cour des Miracles : l’idiot, le sourd, le borgne, le paralytique, le boiteux, le bossu et le nain, cariatides de leurs sacs pleins de toute l’armée, se tordaient dans les tourments de l’escrime à la baïonnette du peloton de punition. Le peloton des Élèves-Cabos, en face, plus difforme que son vis-à-vis, crachait des imitations de commandements et ses restes d’intelligence hors de ses hydrocéphaliques gueules, sur ses membres estropiés, bandés de courroies anorthopédiques, de chevaux de labour.

Il était bien égal à Sengle que le peuple périt dans l’armée et que les larves qui lui servaient d’âmes passassent du corps des esclaves démoniaques dans celui des pourceaux ; mais comme le vieillard barbier parmi les neuf voleurs condamnés à la tête tranchée, il ne voulait pas être compris dans l’ablation des cervelles ni l’enlaidissement des corps.

Consul romanus ! adorait Quincey ; cerveaux, pourpres et laticlaves ! Valens reste beau comme le debout de la toge imperatoire ; ses boucles déroulent leurs ressorts comme des serpents nocturnes ; et le képi rejeté dans la boue, sa face luit de l’or pâle d’un soleil électrique ou d’une foudre ronde.

Sengle et Valens luttèrent à main plate comme on palpe une statue d’Antinoüs ; et Sengle, pour avoir soutenu le choc de l’ombre du héros, se préparait obscurément, glissant la boucle des cheveux de Valens comme un suffisant levier sous les rochers de leur caverne, à la déconfite des malandrins.