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Les jours et les nuits/III/IV

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Société du Mercure de France (p. 122-127).

iv
les héméralopes

Sengle eut une permission de quinze jours « à titre de convalescence » pour Paris. Et redevenu le pioupiou bleu et rouge, il sortit, par toute la ville, vers la gare.

Il croisa plusieurs officiers qu’il omit de saluer, mais qui ne le rappelèrent pas. Et d’ailleurs, pour se prouver à soi sa bonne volonté d’obséquiosité militaire, six pas avant et six pas après, il leva la main réglementairement sur :

Deux facteurs ;

Sept potaches ;

Un garçon de recettes ;

Un conducteur d’omnibus, qui se promenait, en grande tenue de service, dans un jardin public. Et comme plusieurs cyclistes y flânaient aussi, leurs machines accotées à des massifs, naturellement il chercha le garage d’omnibus.

Il salua un des cyclistes, parce qu’il portait, à gauche, un horrible petit insigne, tout tortillé, de club.

Il entra dans la cathédrale, s’enquérant du Suisse, afin de l’honorer à genoux. Il s’humilia ensuite, au hasard du chemin poursuivi, devant :

Le drapeau en zinc d’un lavoir ;

Un polichinelle enseigne d’un bazar ;

Plusieurs commissionnaires, à cause de leur plaque ;

Un marmiton, ayant réfléchi qu’il était peut-être gradé, quoique le dissimulant sous la similitude de sa tenue de service et de corvée.

Et avec la nuit, où les chances de salutations devenaient moins honorables, il s’approcha des feux mobiles de la gare.


Dans l’avenue, il rencontra un groupe de soldats, tordus de bizarres gestes. Ce n’étaient pas des ivrognes, lesquels, comme on arrose selon des signes d’infini, sont renvoyés d’un ruisseau à l’autre, et suivent très exactement en leurs zig-zags les lois de la réfraction. Ces soldats-là tâtaient en les longeant les murs, jusqu’au heurt douloureux du premier passant, ou le cahot de la chute d’un trottoir. Et ils semblaient des aveugles se guidant mutuellement vers des fosses, Breughel en uniforme.

Sengle entendit des bouts de phrases et reconstitua leurs plaintes :

« Nous ne trouverons jamais l’hôpital. Voilà trois fois que nous avons fait tout le tour de la ville. L’hôpital s’est écroulé. Comme l’année dernière, où le major ne retrouva plus que les murs à la visite du soir, sa négligence n’ayant prévenu le génie. La toiture croula sur les typhoïdiques, qu’on évacua dans les corridors d’un hospice d’accoucheuses. C’est si vrai qu’un malade en recouvra la santé. Les hôpitaux s’écroulent-ils donc tous les ans, dans cette ville, par l’incurie des majors ? »

Et ils repartirent, tâtonnant dans un quatrième circuit.

Sengle comprit leur hallucination au lu de leur matricule. D’une petite garnison voisine, sur une hauteur, se multipliaient les cas de cécité nocturne, à cause de l’altitude. Le major passant sa visite du matin les expédiait à l’hôpital d’urgence, mais on attendait qu’il y eût un convoi, qu’on formait et envoyait sans guide après la soupe du soir. Arrivés dans la ville de l’hôpital le soleil couché, leur amaurose ne comprenant point les lumières artificielles, les pauvres diables trébuchaient dans le noir absolu. On y était habitué. Voilà pourquoi les officiers ne s’étaient point scandalisés du manque de courtoisie militaire de Sengle.


Puisse ce chapitre faire comprendre à la foule, la grande héméralope, qui ne sait voir qu’à des lueurs connues, que d’autres peuvent la considérer comme une exception morbide, et calculer les ascensions droites et déclinaisons d’une nuit pour elle sans astre ; qu’il lui fasse pardonner ce que dans ce livre elle trouvera sacrilège envers ses idoles, car en somme nous affirmons ceci : qu’il n’arrive pas quotidiennement que les hôpitaux militaires s’écroulent par suite de l’incurie des médecins-majors ; qu’il est possible que le fait soit même assez rare ; qu’il y a plusieurs années qu’il ne s’est produit ; que c’était peut-être un fait isolé ; que, malgré son authenticité (voir certains journaux de l’été de 89) nous avons la mansuétude de ne le décrire qu’hallucinatoire…


Sengle soucieux de la parole de l’Évangile pensa d’abord à s’enquérir d’une fosse, ou d’une glace de devanture, afin que les aveugles momentanés culbutassent dedans ; mais de peur de manquer son train il se contenta de leur dire :

« Je suis le Général : tâchez de prendre une attitude militaire. »