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Les jours et les nuits/III/V

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Société du Mercure de France (p. 128-136).

v
… sur mon petit cheval gris

Chez lui, Sengle reçut du lieutenant Vensuet cette prose et une lettre le priant de la présenter à l’Iodure de Navarre :

« L’AMBRE

« Ma sœur Cymodocé, puisque Poséidôn ne veut de sa lance tricuspide arrêter l’île errante où je suis prisonnière, j’insère pour toi ce papyrus dans une amphore scellée qu’enlèvera l’aigle de mer quand il viendra coutumièrement ravir les tortues qui pondent et éclosent leurs œufs au soleil sept fois ardent inclus avec moi dans l’enceinte de verre obscur.

« M’as-tu oubliée, ma sœur, du jour où notre père Nérée, nous ayant surprises enlacées demandant l’une à l’autre ce que seuls peuvent nous donner ces hommes qui fendent le sein violet de la mer avec leurs vaisseaux noirs (et les deux lèvres de la blessure palpitent comme des ailes), suspendent le lait gonflé des voiles à leurs mâts rigides et ensemencent les sillons des flots avec des pelles à vanner le grain — nous menaça d’abord de nous arracher l’une à l’autre avec son trident, comme l’âme des lymnies de leur coquille en spirale, encore que nous ne fussions jointes que par le souffle fluide de la mer, te rejeta aux abîmes et fit surgir sous moi cette île nouvelle qui m’a ramenée comme un filet sur la face du fleuve Océan, qu’encorbellent des remparts de verre, et qui dans sa course pérennelle engendre un remous circulaire plus dangereux que Scylla et Charybde ? Vas-tu recueillir encore dans le lit du fleuve Océan, après les amours des monstrueux physetères, les joyaux qu’ils laissent à la mer comme salaire de son entremise, les lingots d’ambre, plus précieux que l’or, parce qu’il flotte et s’imprègne sans cesse des rayons du jour, jusqu’à ce qu’il soit semblable à une cendre grise ; qui gémit comme le soufre quand nous le saisissons dans nos mains glauques, et les jours de tempête luit sans brûler avec dix mille étincelles en aigrette ?

« Je ne verrai plus mon père Nérée, car sa colère est éternelle, ni toi, Cymodocé ; et si j’ai emporté le bruit des formes de la mer dans une coquille qui est sa bouche immobile, je sais que la mer a changé et ne me parle plus en son murmure grave, car elle glisse sans déferler le long de l’île de verre lubrique, qui tourne comme un vase entre les mains du potier habile, et s’avance un peu en tournant, comme le soleil au-dessus de nous, dont elle est le reflet, roule lentement vers les vagues occidentales où sont les colonnes d’Héraklès.

« L’île roule lentement vers la vague occidentale, sans avoir besoin de pilote, car la plasticité de la mer l’engarde de se heurter contre les écueils et la semence d’îles qu’on appelle Disséminées.

« Cette nuit Phœbe s’est levée avec ses trois cornes, mais je ne l’ai point vue à cause de la hauteur des murailles. Un long rayon s’est enfoncé tout droit dans la mer invisible, et une faible lueur en est remontée sur le bord de l’île. Et comme une danse légère et circulaire autour d’un cratère, j’ai vu des formes nues et des formes drapées de prêtresses d’Hécate qui ont tourné trois fois autour des remparts, dans le sens inverse de la rotation imprimée par le cercle de la mer. L’île s’est arrêtée un instant sous le ciel troué, et une lumière rouge a fumé de ses bords. Une lueur plus rouge a répondu sur une lointaine obeliscolychnie.

« Cette obeliscolychnie a sans aucun doute arrêté notre course, car elle a la forme du geste, du commandement, et elle me rappelle les mâts des navires des hommes, comme coquille qui est la bouche de la mer me rappelle l’empreinte dont la quille ovale des vaisseaux signe le ventre violet de la Rieuse.

« Ce que voyant, j’ai hurlé comme une chienne à Phœbe et couru en errant par toute l’île, jusqu’au tombeau de Micromégas.

« L’homme géant traverse toute l’île couché dans son cercueil de fer, dont la tête est sous la Grande Ourse. Et il s’en va lentement vers l’occident avec toute l’île, formant une croix avec les pôles : il mène toute l’île et moi avec elle vers la double colonne d’Héraklès, et j’aime le géant mort de qui et sur qui est écrit en lettres ioniennes qu’il est étonnant à voir que ce grand corps tienne couché en une petite île.

« Je n’ai pu animer Micromégas ni me joindre à la ronde quotinocte des vierges autour de l’enceinte.

« Toutes les nuits je me tiens nue et debout contre la muraille de verre, et je regarde mon image collée contre moi debout dans la mer liquide.

« Il y a une inscription sur la muraille, comme quoi pour celui qui embrasse passionnément son Double à travers le verre, le verre s’anime en un point et devient sexe, et l’être et l’image s’aiment à travers la muraille, que ce soit par la volonté des immortels ou par l’artifice d’un savant homme qui a construit des machines semblables aux vivants, et qui se meuvent, oscillant aux flots et à la libration de l’île, de l’autre côté du verre.

« Les nuages ont plu tout le jour, et l’eau passe à travers l’île pour rejoindre la mer souterraine. L’île a repris sa course vers la vague occidentale et je ne vois pas le soleil, noyé derrière la double colonne d’Héraklès, mais un arc-en-ciel soutenu à ses deux bouts par les deux chapiteaux distants.

« Nos chants siréniens disaient que qui passe en barque sous l’arc-en-ciel change de sexe : je retournerai ce soir vers la muraille de verre. »

 

« Cymodocé, suspendue comme une épeire marine par ses cheveux de byssus glauque entre les deux colonnes d’Héraklès, regarde s’avancer l’île mouvante d’obscur cristal. Une forme blanche entre-luit au fond, et des ongles grincent contre le tain terrestre de la vitre de l’autre côté de la mer. Puis une étoile blanche s’allume et le verre se fend ovale dans la muraille ; la forme blanche se fait visible avec le sang, né de la dent du verre, qui la drape du ventre à la pourpre des ongles.

« La mer siffle dans la plaie, emplissant le vase de l’île, qui, déjà franchis les deux piliers, bascule en arrière ; et l’eau et l’air mêlés jaillissent jusqu’à l’arc-en-ciel qui grésille, par le trou pareil à l’évent d’un physetère.

« Et Cymodocé recueille, flottant sur l’eau, le corps blanc et pourpre, tel qu’une navette de sperme de baleine.


— Prose d’officier, » dit Sengle en jetant le manuscrit dans la cheminée, muni d’une allumette, car on n’était pas en hiver.