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Les jours et les nuits/IV/II

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Société du Mercure de France (p. 141-147).

ii
pataphysique

Sengle s’était cru le droit, de par son influence expérimentée sur l’habitus de petits objets, d’induire l’obéissance probable du monde. S’il n’est pas vrai qu’une vibration d’aile de mouche aille « faire une bosse derrière le monde », parce qu’il n’y a pas de derrière l’infini ou peut-être que les mouvements se transmettent cartésiennement en anneau (il est bien prouvé que les astres décrivent des ellipses ou tout au moins des spirales elliptiques de pas court, et qu’un homme dans un désert croyant aller droit marche vers sa gauche, et il n’y a pas beaucoup de comètes) ; il est évident qu’un petit mouvement rayonne en des déplacements d’extérieurs considérables, et que l’écroulement réciproque du monde n’est pas capable de mouvoir de façon à lui en donner conscience un roseau ; car ledit roseau, emporté dans la retraite, qui n’est jamais un sauve-qui-peut, des ambiances, resterait à sa file et à son rang et constaterait que ses rapports, selon les diverses formes de pensée, à ces ambiances ont permané.

Nosocome avait pendu sous un globe une paille horizontale à une soie de cocon, et vérifié que l’approche d’une chaleur animale ne déplaçait pas assez l’air inclus pour une libration. Sengle distant de plusieurs mètres obtenait des déclinaisons par un regard peu prolongé.

Sengle joua aux dés un jour, dans un bar, contre Severus Altmensch, au premier quinze. Il amena trois fois cinq, cinq et cinq. Et il prit plaisir à annoncer à Severus les points invraisemblables qu’il percevait tournoyer, avant leur sortie de l’opacité du cornet. Et, le second coup, déjà un peu ivre d’absinthes et cocktails, il jeta cinq, quatre… Le bourgeoisisme idiot de Severus ricanait ; et six. Personne ne joua plus aux dés avec lui, car il dépouillait de sommes considérables.

Sa force, expirée vers l’Extérieur, rentrait en lui drainant l’apport de combinaisons mathématiques. Sengle construisait ses littératures, curieusement et précisément équilibrées, par des sommeils d’une quinzaine de bonnes heures, après manger et boire ; et éjaculait en une écriture de quelque méchante demi-heure le résultat. Lequel on pouvait anatomiser et atomiser indéfiniment, chaque molécule étant cristallisée selon le système de la masse, avec des hiérarchies vitalisantes, comme les cellules d’un corps. Des professeurs de philosophie chantent que cette similitude aux productions naturelles est du Chef-d’Œuvre.

Et quant à sa vie pratique, il avait sûre confiance, ayant expérimenté toujours, à moins que le principe de l’induction ne soit faux, mais alors les lois physiques seraient donc toutes fausses aussi, qu’il n’avait qu’à s’en remettre au bienveillant retour des Extérieurs, qui le choqueraient et bloqueraient dans une série d’impasses d’actes, jusqu’à ce qu’il émergeât, par l’escalier intérieur du sel, au sommet de la Pyramide. Et cela ne l’avait jamais trompé.

Il résultait de ces rapports réciproques avec les Choses, qu’il était accoutumé à diriger avec sa pensée (mais nous en sommes tous là, et il n’est pas sûr du tout qu’il y ait une différence, même de temps, entre la pensée, la volition et l’acte, cf. la Sainte Trinité), qu’il ne distinguait pas du tout sa pensée de ses actes ni son rêve de sa veille ; et perfectionnant la leibnizienne définition, que la perception est une hallucination vraie, il ne voyait pas pourquoi ne pas dire : l’hallucination est une perception fausse, ou plus exactement : faible, ou tout à fait mieux : prévue (souvenue quelquefois, ce qui est la même chose). Et il pensait surtout qu’il n’y a que des hallucinations, ou que des perceptions, et qu’il n’y a ni nuits ni jours (malgré le titre de ce livre, ce qui fait qu’on l’a choisi), et que la vie est continue ; mais qu’on ne s’apercevrait pas du tout qu’elle est continue, ni même qu’elle soit, sans ces mouvements de pendule ; et on vérifie d’abord la vie aux battements du cœur. Il est très important que ce soient des battements ; mais que la diastole soit un repos de la systole, et que ces petites morts entretiennent la vie, explication qui n’est qu’une constatation, Sengle s’en foutait comme du savantasse, son quelconque auteur.

Le monde n’était qu’un immense bateau, avec Sengle au gouvernail ; et contrairement au concept hindou de la grande Tortue portant l’univers minime, l’image la moins absurde était celle de la balance romaine, un poids fabuleux reflété (le couteau intermédiaire du fléau étant la lentille, quoique cette supposition soit contraire à toutes les lois optiques) et équilibré par Sengle. Plus philosophiquement, et Sengle ne croyant pas péché l’orgueil imaginait volontiers ce schéma formidable, construit alors en observant les théories de la formation des images, les rayons croisés au même point que ci-dessus, ainsi c’était bien Sengle qui s’identifiait à l’image agrandie, et la figure imaginaire ; et le monde minuscule, culbuté par la projection de son sosie gigantesque sur l’écran de l’autre plateau de la balance, croulait, comme une roue tourne, sous la traction du nouveau macrocosme.


Don Quichottisme un peu que la conception de ce grand moulin à vent, mais il n’y a encore que les imbéciles qui ne les connaissent que par la mouture.

Et Sengle avait dulcinifié ou déifié sa force.