Aller au contenu

Les jours et les nuits/IV/IV

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 152-158).

iv
le tain des mares

Le clocher est semblable à un peuplier.
À la cime perche la Sainte dorée
Dans l’ombre, rose des vents mélancolique
Avec sa Fille, et sous leurs pieds les Reliques.

Sengle avait été conduit tout petit enfant à ce pèlerinage de Sainte-Anne, et en gardait des souvenirs qui étaient plusieurs.

D’abord, c’était le plus long voyage en chemin de fer qu’il eût fait, d’autant plus long qu’il avait toujours le mal de mer en chemin de fer.

Ensuite, on arrivait dans des cercles sacrés de pierre grise, et tout le monde montait à genoux des marches douloureuses, jusqu’au sommet d’un triangle de granit ; et il jouait debout parmi, parce qu’il était tout petit enfant.

Et il y avait au pied de l’escalier, sur une route droite, des fossés avec des mares et des grenouilles bleues, et Sengle aimait beaucoup les mares, parce qu’on ne sait jamais les bêtes qu’on y trouvera, ni même, avec le tarissement solaire, si l’on retrouvera des mares ou les mêmes mares, et on croit toujours les avoir rêvées.

La première impression d’amour de Sengle fut de vagues fuyantes devant sa course.

Il y avait de l’eau aussi, mais sans herbes ni bêtes, dans les trois bassins de pierre de la fontaine. Des vieilles offraient et vantaient des bolées de l’eau miraculeuse et vous les jetaient aux talons quand on passait outre, et maugréaient. L’une, à qui il refusait l’aumône, lui dit :

« Que le bon Dieu vous bénisse… que le bon Dieu vous bénisse, la paille au cul et le feu dedans. »

On acheta pour Sengle, à l’une de ces vieilles, une petite bague d’argent qui s’usa tout doucement, jusqu’à disparaître, sur son doigt.

Il connut la basilique illuminée toute la nuit comme un brasero du parvis, et fut la communion de la bouche rouge du grand portail.

Il s’extasia devant les costumes et la beauté grecque des filles, et rit un peu que les fils des fermiers les plus riches fussent signifiés par un pantalon plus sous les bras et la raideur plus courte de leurs blouses.

Il conçut Sainte Anne comme un astre double, soleil et lune, faisant les cordages secs des baves filamenteuses des grains, et nette la mer de ses mobiles verrues visqueuses ; et glaçant d’un tel froid les moulins incendiés, qu’elle congèle même la flamme.

Il ne vit jamais les pierres de Carnac ; mais que les piles du pont d’Auray étaient de granit triangulaire ; et il fit voir à des muettes ses paroles, et elles lui répondirent, quoique sourdes, avec une voix mathématique ; et un sourd-muet qui ne regarda ni ne répondit secoua la pendaison d’une lanterne sur trente squelettes en-dessous d’une trappe.

Parmi les bruyères, penil des menhirs,

Selon un pourboire, le sourd-muet qui rôde
Autour du trou du champ des os des martyrs

Tâte avec sa lanterne au bout d’une corde.


Sur les flots de carmin, le vent souffle en cor.

La licorne de mer par la lande oscille.

L’ombre des spectres d’os, que la lune apporte,

Chasse de leur acier la martre et l’hermine.

Contre le chêne à forme humaine, elle a ri,

En mangeant le bruit des hannetons, C’havann,

Et s’ébouriffe, oursin, loin sur un rocher.

Le voyageur marchant sur son ombre écrit.

Sans attendre que le ciel marque minuit
Sous le batail de plumes la pierre sonne.

Et on le remmena à pied jusqu’à des gares, par une route matinale de genêts, ocellée des croissants de petits scorpions noirs.

Il ne revint jamais à Sainte-Anne, mais passa, en wagon, plusieurs fois devant la pancarte blanche et bleue indiquant le bourg. La nuit, une distance avant et une distance après, le bourg l’appela par le bruit de mer d’un pérennel trinqueballement de cloches ; le jour, levaient les doigts vers lui une multitude de petits ifs de Noël, tout pareils par leurs vergues retroussées à une forêt de chandeliers à sept branches du temple de Jérusalem.

Et il se souvenait d’une foule de choses qu’il avait vues à Sainte-Anne et qui n’y avaient jamais été, comme d’une Mort-Saint-Innocent, la tête en forme de massue de sauvage, avec qui il avait de longs pugilats en rêve, dans un inexistant caveau de la basilique.

Et Sainte Anne était tout l’aimable, aux sens et à l’âme, du plus ancien passé de Sengle.


Sengle élut donc Sainte Anne comme truchement de soi avec l’Extérieur et synthèse de toute sa force éparpillée en saxifrage dans les interstices des pierres militaires. Et il forma cette synthèse par une invocation perpétuelle selon soi et selon les rites.

Quand il la crut suffisante, il résolut une épreuve probante, afin de savoir si l’arme était prête.