Les jours et les nuits/IV/XI

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Société du Mercure de France (p. 179-194).

xi
jusqu’à une date

Sengle cessa d’être actif, ce qui consistait pour lui à épier si l’Extérieur surnaturel s’occupait de lui construire ses œuvres, et prit conscience du temps par le discontinu des événements, sans lien que successif, qui défilèrent jusqu’à une bienheureuse date. Ainsi Sengle libre, comme un enfant une image d’Épinal, regarda plus tard passer des parades militaires, lui étant agréable, même d’un passé horrible, de se souvenir.

Tel jour, un soir.

Ravachol, ainsi nommé parce qu’il savait lire et exposait par intervalles, d’une seule phrase, quelque idée anarchique très simple et toujours la même. Au bout d’un très grand nombre d’années de service, il avait attrapé au Tonkin la vérole et une fièvre dont il resta hémiplégique. Il était à sa troisième année d’hôpital, attendant les douze cents francs de la pension no 1, pour blessures de guerre. L’Administration tâchait de conclure à une hémiplégie post-syphilitique, et faute de mieux, d’arriver à confisquer ses papiers et l’expulser de l’hôpital.

Cela arriva une fois : Ravachol s’arrêta avec son squelette extérieur de béquilles compliquées contre une borne, ôta son képi et mendia :

« Alsacien, blessé au Tonkin… »

Un député le fit réinstaller.

Philippe donna à Ravachol deux louis. Astiqué en vieux militaire, il sortit avec un infirmier, vers une maison à soldats ; et il promit cinq francs à l’infirmier pour qu’il le posât sur la femme, comme il l’étendait sur son lit dans la chambre des Fiévreux, et mût vigoureusement, à des commandements militaires, ses reins paralysés.

Il rentra très ivre, et joua aux dames, à quoi il était très fort, avec un gros aphasique. L’aphasique perdant lui donna un coup de poing ; Ravachol prit le damier par un angle et frappa ; et, sans béquilles, il s’écroula à la suite du poids, parmi les rires.

Tel jour, un matin.

Les deux majors vinrent au lit de Philippe. Le plus gradé était celui qui avait le moins de titres médicaux.

« Êtes-vous sur que ce ne soit pas un comédien ? dit-il en montrant Philippe. Vous savez qu’on a inventé des appareils très perfectionnés pour transporter les crachats tuberculeux. Au fond d’une éprouvette grosse et courte. Il y a un tube qui va jusqu’au fond. On souffle par un autre tube. On peut dissimuler le tout dans sa main. On l’approche de sa bouche, et le crachat sort.

— Monsieur le Principal, l’avez-vous ausculté ? Il y a une caverne bien soufflante et bruissante ici à gauche.

— Il y a évidemment une caverne, dit le haut gradé après avoir écouté, sans avoir l’air de savoir d’ailleurs à quels signes on reconnaissait une caverne. C’est un vrai nid de bacilles, là-dedans. Je ne m’étonne plus de ses crachats. Il faut le ponctionner, assurément.

— Pardon, Monsieur… Monsieur le Principal, veux-je dire, dit Philippe. J’ai cette caverne depuis l’âge de douze ans et je sais que ce poumon gauche est entièrement perdu ; mais le docteur *** qui me soigne m’a dit de ne jamais me laisser ponctionner ; elle est circonscrite et cette opération l’étendrait. Je prends mon parti qu’on ne me réforme pas, mais je ne veux pas qu’on me tue.

— Là, là, calmez-vous, on ne vous fera rien, dit le second major en lui donnant une petite tape derrière la tête. Laissez-moi aussi vous ausculter.

— Quel soldat ça fait, dit le Principal voyant Philippe subitement évanoui. Enfin, votre canule est placée ?

— Parfaitement, mais j’ai dû toucher la pointe du cœur. Pourquoi a-t-il bougé au lieu de se laisser faire ?

— Cela me tire, j’étouffe, dit Philippe remis sur son séant.

— Mais on ne vous ponctionne pas, dit le Principal. Ce n’est pas une seringue, c’est une sonde. Enfin, puisque le trou est fait, laissez-nous vous débarrasser : aussi bien, la caverne est explorée maintenant…

— J’ai plus confiance en mon médecin qu’en vous, jeta Philippe.

— Prenez garde, vous risquez plus en ne continuant pas.

— Allons, tant pis, dit Philippe en serrant les dents, malgré les signes de Sengle qui lui siffla :

— Jeune daim ! »

Le bruit grinçant de la petite pompe alterne, les stagiaires font cercle, le liquide rouge distille dans le flacon à trois tubulures que tient l’infirmier.

Philippe ne dit plus rien, sa chemise est rabattue sur sa tête.

« Ah ça, il n’avait pas besoin d’être ponctionné, dit le Principal.

— Peut-être la canule est-elle mal placée, dit le Major.

— Enfin, continuez, dit-il à l’infirmier, on verra ce qui sortira enfin.

— Il ne vient que du sang et des fibrilles de chair.

— Ça ne fait rien, ça lui aura valu toujours une bonne saignée, dit en se frottant les mains le Principal. On a tort d’abandonner cette ancienne pratique, ça n’a jamais fait de mal à personne. »

Ils partent, Sengle engueule Philippe de tous les noms, pendant que le caporal infirmier applique sur la piqûre du dos haletant un peu de collodion.

Tel jour, un après-midi.

Sur un banc, ils jouèrent aux dés, jetèrent du pain aux moineaux et organisèrent des courses de feuilles de platane, sous le vent qui roulait devant eux, vers une pièce d’eau. Puis Dricarpe reprit ses histoires — ou la sienne :

« Il y a des mendiants à qui ça ne fait rien d’être pris, parce qu’ils ont des places dans les prisons de la Seine. Ça ne leur fait rien d’être condamnés à six mois ou un an. Ils ont débuté par un mois ou deux et en ont pris le vice ; ils ne veulent plus travailler dehors et chinent en sortant, pour avoir une place de contre-maître aux chaussons (1 fr. 25 par jour), ou aux ballons, sacs, etc. Ou à la cuisine. Ils sont plus libres et n’ont presque rien à faire. On les met là-bas parce qu’ils gagnent (certains) moins d’argent. Il y a cinq dixièmes pour le détenu et cinq pour la maison. Le détenu à cinq dixièmes en a cinq pour la cantine et cinq pour la masse à la sortie. Il y en a qui n’ont que quatre dixièmes ou trois dixièmes, ceux qui ont plus d’un an de prison et ceux qui ont plus de cinq ans.

« On les met contre-maîtres parce qu’ils ont plus d’influence sur les jeunes et savent mieux le métier, et mouchardent aux gardiens, et aussi principalement parce qu’ils ont tant de bénéf sur la marchandise, un sou sur tant de mille de sacs, ou quatre francs par mois, ou deux centimes, ou sur cinq cents lampions de faits. Ils ont le droit de dépenser cette gratification, pour que le travail se fasse mieux et plus vite. S’ils travaillaient, ils gagneraient moins. Et ils n’ont que trois dixièmes. On met la gratification sur la cantine.

« Le travail des estropiés dans les prisons ? Dans le temps ils ne travaillaient pas, un manchot ne travaillait pas. On lui faisait faire la queue de cervelas dans la cour avec les inoccupés. On leur fait coudre des sacs et faire des boîtes de bûches pour allumer le feu. Ou bien plantons pour tirer la cloche, ou au greffe pour appeler les personnes qui sont dans les ateliers pour aller au greffe. Les vieux, à partir de soixante ans, ou qui voient mal clair, on leur trouve toujours du travail pour les occuper, soit à Nanterre. On les met au Sénat, qui consiste à trier des rognures de papier de la maison Hachette les de couleur et les blanches. Ils se font mettre là parce qu’ils sont classés là mais n’y travaillent pas. Il y a juste place pour quatre ou cinq, et il y en a jusqu’à quatre-vingts. Ils peuvent attendre un mois avant de travailler, et sont partis avant.

« L’infirmerie de Nanterre appartient à l’Assistance publique. Il y a des médecins très bons… il y en a. Les malades sont des vieux à moitié fichus. Quand on va à la visite, le médecin donne surtout de l’Hunyadi-Janos ou du bismuth, car il n’y a pas de place pour les grands malades et ce sont les flemmards qui y sont. Pour quatre-vingts, le médecin en a pour dix minutes. Donne à ceux en traitement des pointes de feu ou des ventouses. À une diarrhée :

« Vous lui donnerez une journée de repos, vous le laisserez au réfectoire pour qu’il n’attrape pas froid. »

« Pour les bronchites, donne un verre de tisane froide. Quand ça change de boulanger, le pain est bon mais guère meilleur que dans les prisons et au-dessous du pain de troupe. On fait des bonshommes avec la pâte. La corbeille de l’exposition.

« Je vous parlerai encore des marchandes de fleurs, des jeunes filles qui font semblant de vendre des fleurs le soir à la main et font plutôt le truc, près de l’Olympia, rue de Sèze, au rond-point… »


…… La visite de Nosocome parle du régiment :

Le piquet en bas. Au feu !

Nosocome était rentré depuis six jours de convalescence. On lui avait refusé de se louer un remplaçant afin de pouvoir sortir. Il part avec son peloton en tenue de corvée derrière la pompe.

L’incendie, comme tous les incendies. Il y a une façade en fer qui ne brille pas, mais chauffe seulement, par où l’on peut monter pour porter plus haut la lance et sauver des objets. Nosocome grimpe le premier et après quelques mètres est abattu par une poutre. Les plaies de son bras et de son pied, pour lesquelles il avait été couché deux mois, se rouvrent dans l’effort d’avant la chute. N’importe, il remonte et les officiers le regardent avec beaucoup de soin.

« Il n’y a plus de danger, dit le lieutenant du premier peloton. Menons-les manœuvrer un peu, le Champ de Foire n’est pas loin. Ils n’ont pas d’armes, on leur fera faire de la boxe. L’autre peloton, qui est en tenue de service, fera des feux en marchant.

— On va en laisser pourtant quelques-uns, dit le lieutenant Vensuet, pour garderie feu et puis ça les reposera. Ils en ont besoin. Ou plutôt, on va renvoyer les écloppés à la caserne et les autres pivoteront.

— Et ce grand diable là-bas, qui est pour s’en aller avec eux. Bougre de Savoyard de tireur au cul, voulez-vous rester là et attendre vos camarades pour partir à la manœuvre !

— Il a bien travaillé ce militaire, vint dire le paysan incendié. Il s’est blessé et a saigné partout.

— C’est Nosocome, dit Vensuet, je le reconnais à présent.

— Ah ! c’est Nosocome, dit le premier lieutenant, alors c’est différent, il n’a pas besoin de se reposer, il va rester avec nous. Rassemblement, à droite alignement. Couvrez derrière votre chef de file, Nosocome, bougre d’andouillard. Fixe. Par le flanc droit… »

Telle nuit.

Le planton à tête de betterave fut victime d’une bonne plaisanterie. Tirant sa flemme deux ou trois jours pour « courbature » attrapée, dit paternellement le Major, « en pissant contre un mur ? » il dormait toute la journée ou blaguait en rires sonores près de Philippe, qui ne se levait plus jamais. Sa tuberculose ayant été diagnostiquée « à forme typhoïque », des infirmiers l’empoignaient d’heure en heure, et l’ayant mis nu le précipitaient dans une baignoire glacée, contre son lit. Aux hurlements rythmiques, la nuit, des malades se retournaient, forgerons ou laboureurs colossaux, puis marchaient vers son lit avec menaces de lui casser la gueule. On le mit enfin dans une chambre isolée, au bout de la grande, sans autre voisin qu’un Normand qu’on croyait simulateur parce qu’il restait paralysé depuis deux jours du bras gauche à la suite de la maladroite piqûre d’éther d’un stagiaire. Et les cris habituels de Philippe se devinaient, à des heures, comme des sonneries ou des cloches. Puis il fut mieux et trouva plus gai qu’on lui accordât d’être retransporté dans la grande chambre, où le planton rieur dormait toujours.

La veille de l’aventure, le petit tuberculeux fit signe à l’aumônier passant sa ronde, lequel revint vite avec des ornements sacerdotaux à double face, vêtus prestement, sans qu’on fit attention. Il confessa en parlant tout seul, retourna les couleurs des chasubles discrètes et des étoles clandestines, communia le malade. Après la nuit, celui-ci fut très bien, grâce à quarante grammes d’alcool, don du Major, aigué de la promesse de congés fort longs. Et puis soudain il fut tout pâle, ahannant les mouvements de ses côtes dans un demi-cercle de badauds accourus des jeux des tables. La tête de betterave sommeillait la bouche fendue. Et puis l’administré jaunit tout d’un coup, maquillé d’une grimace, et la betterave sauta en chemise et courut en hurlant par les salles, l’escalier et le jardin. Des militaires vinrent avec une bière passe-partout, et deux jours après la badauderie précédente se renouvela devant les vitres de l’amphithéâtre. Pour la première fois Sengle prit conscience qu’il était dans un hôpital traditionnel.