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Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/XV

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Administration de librairie (4p. 200-212).

CHAPITRE XV.

L’hôtel de Basquine. — Leporello et Astarté. — La Mère-Radis. — Un suicide par amour. — Un ami d’enfance.

La scène suivante se passe dans un charmant petit hôtel, situé entre cour et jardin, rue Saint-Lazare, habité par Basquine. Une partie du jardin donne sur un terrain vague, occupé par des matériaux de construction.

Il est dix heures du matin ; deux personnages qui ont figuré dans les Mémoires de Martin, Leporello et mademoiselle Astarté s’occupent de réparer le désordre qu’une réception prolongée assez avant dans la nuit laisse toujours dans un appartement.

Astarté, quoique âgée de quelques années de plus que lorsqu’elle était au service de sa ministresse, à qui elle rendait, disait-elle, la vie si dure, a conservé sa taille élégante, ses magnifiques cheveux noirs, et son air impertinent et moqueur.

Leporello, l’ancien valet de chambre du baron de Saint Maurice, a gagné en importance ce qu’il a perdu en jeunesse cavalière ; il a pris de l’embonpoint, sa figure est pleine, vermeille ; il paraît être dans une complète familiarité avec Astarté.

— Ah çà ! ma chère, — lui dit Leporello en interrompant ses soins domestiques pour s’étendre nonchalamment dans un excellent fauteuil, et tenant toujours son plumeau à la main, — causons un peu, que je prenne langue… Arrivé avant-hier de Normandie à ton appel, entré ici hier à ta recommandation, occupé une partie de la nuit à annoncer dans ce salon plus de ducs, de princes, d’ambassadeurs, de marquis, de comtes… et autres gens du plus grand monde, que je n’en ai annoncé dans les meilleures maisons où j’ai servi, je n’ai pas encore eu le temps de causer un peu à fond avec toi.

— C’est vrai, mon pauvre Leporello, — dit mademoiselle Astarté, en s’étendant à son tour paresseusement sur une causeuse, — les dernières voitures sont parties à quatre heures du matin, Madame m’a gardée jusqu’à cinq heures, et je me lève.

— Je suis parbleu bien sûr, — reprit Leporello, — que tu ne m’aurais pas écrit de quitter la maison de la marquise de Mainval pour me faire perdre au change. D’abord ici mes gages sont presque doublés, et tu m’as présenté la bourgeoise comme généreuse et peu regardante

— C’est-à-dire que ça en devient gênant… car, avec des personnes si confiantes… malgré soi, on a scrupule… tandis qu’avec les autres, ma foi !… c’est de bonne guerre !…

— Une actrice généreuse… — dit Leporello, — ce n’est pas étonnant ; elle dépense l’argent comme elle le gagne… et il paraît que Madame… en gagne gros…

— Plus de cent mille francs par an !…

— C’est gentil… Sans compter les accessoires ?

— Comment ?

— Est-ce que parmi ces ducs, ces princes, ces ambassadeurs… il n’y a pas… quelqu’un ? qui ? hein ? — dit Leporello en regardant sa compagne d’un air significatif.

Nix… — fit gravement Astarté.

— Ah bah !… — et après un moment de réflexion, Leporello ajouta : — Je comprends… elle s’encanaille… c’est souvent comme ça… quelque croc ?… qui la gruge…

Nix… — fit Astarté avec un redoublement de gravité.

— Un acteur alors ?…

Nix.

Nix…nix… nix… Enfin la fameuse Mademoiselle Basquine a au moins un amant, quand le diable y serait ?

— Le diable y est… car elle n’a pas un amant.

— Alors elle en a deux ?… trois ?… onze ?

— Pas un.

— Astarté, ma fille, vous devenez bien invraisemblable dans vos propos.

— Tu sais pourtant bien qu’entre nous, nous ne nous mentons pas.

— Quand c’est inutile.

— Bien entendu… et je n’ai aucun intérêt à te cacher si Madame a des amants ou non.

— Allons, — dit Leporello en soupirant, — il faut te croire.

— Je vais d’ailleurs te mettre au courant de tout. Tu sais que j’ai quitté ma bêtasse de ministresse après l’histoire des radis ?

— Des radis ?

— Comment ! tu ne sais pas ?

— Que je n’en mette jamais un sous ma dent… de radis (et je les adore !) si je comprends ce que tu veux dire.

— J’étais donc excédée, fatiguée de ma ministresse ; car non contente d’être sotte et crassement bourgeoise, elle était méchante comme un âne rouge, non pas pour moi, un instant ! j’ai bec et ongles ; mais elle était impitoyable pour une jeune nièce qu’elle avait, laide comme un monstre, il est vrai, la pauvre créature ! mais si bonne, si douce, que les larmes me venaient aux yeux en voyant les humiliations que, sans jamais se plaindre, elle endurait tous les jours de sa méchante bête de tante ; ça m’a tellement exaspérée, que je me suis dit : Je ne resterai pas ici, mais Je vengerai cette pauvre fille avant de partir, et je me ferai renvoyer pour quelque chose de très-drôle. Un jour donc j’avais à coiffer ma ministresse pour un bal des Tuileries ; je prends à l’office une demi-douzaine de jolis petits radis roses avec leurs feuilles, je les traverse de grandes épingles noires, et tout en coiffant ma ministresse, je vous lui plante, sans qu’elle s’en doute, les petits radis derrière la natte du chignon.

— Astarté, tu es brave comme Cambronne !

— La ministresse avait avec ça deux touffes de marabouts blancs par-devant, — Ah ! ma chère petite, — me dit-elle en faisant son gros dos et se mirant dans sa glace, — je suis joliment bien coiffée ce soir, vous vous êtes surpassée.

— Le fait est que Madame, avec cette coiffure, me rappelle tout à fait Madame la duchesse… — Parole d’honneur, ma petite ? — Foi d’Astarté, Madame, lui dis-je ; — mais ce n’est qu’au bal que vous jugerez de l’effet de votre coiffure. — Là-dessus elle part dare-dare, et toute seule ; le ministre était malade, j’avais compté là-dessus. Elle arrive au bal des Tuileries au bout d’un quart d’heure : on faisait queue pour venir la voir, empressement qu’elle attribuait à l’effet de ses marabouts ; aussi, elle se rengorgeait… et d’une force !! j’ai tout su par une de mes amies à qui sa maîtresse a raconté la scène. — Mon Dieu ! Madame, — disait l’un à la ministresse, — que vous avez là une coiffure printanière ! jardinière !… je me permettrai même de dire maraîchère ! — Ah ! Monsieur ! — Madame, — disait un autre, — votre coiffure ne sera jamais hors-d’œuvre. — Ah ! Monsieur ! — Mais c’est-à-dire qu’elle est à croquer, votre coiffure, — ripostait un troisième. — Ah ! Monsieur, ah ! Monsieur ! — disait la ministresse, en se pâmant de l’effet de ses marabouts. À la fin, l’amie en question, après l’avoir laissée pendant une demi-heure poser ainsi en ravière, l’a avertie qu’on commençait à l’appeler un peu trop la Mère-Radis, et, par ma foi ! le nom lui est resté.

— Astarté, je t’adorais, — dit Leporello avec enthousiasme, — aujourd’hui je te vénère… mais, malheureuse, c’était un jeu à ne jamais trouver à te replacer.

— Au contraire ! ça m’a remis en vogue dans le faubourg Saint-Germain, où l’on me reprochait de m’être ralliée en servant chez un ministre de Juillet ; aussi je n’ai eu qu’à choisir ; je suis entrée chez la comtesse de Cerisy, excellente maison, mais la comtesse est morte… Il y a de cela dix-huit mois ; alors le marquis d’Henneville, qui coquettait déjà autour de Mademoiselle Basquine, et qui était tout fier de se faire comme qui dirait son intendant, afin de se rendre nécessaire, a appris, par une de mes amies, femme de chambre de sa femme, que j’étais sans place ; il m’avait vue chez Madame de Cerisy, il m’a présentée ici… Depuis ce temps-là j’y suis restée.

— Je vois son affaire, à ce fin marquis, — reprit Leporello, — il se sera dit : Astarté sera dans mes intérêts, et c’est beaucoup d’avoir la femme de chambre… quand on fait la cour à la maîtresse.

— Ordinairement, oui ; mais ça ne lui a servi de rien… et pourtant Dieu sait que de mal il s’est donné autour de Madame, les folies d’argent qu’il a faites pour des choses dont elle n’avait pas l’air de s’apercevoir ; enfin il a quitté sa femme, croyant que Madame lui en saurait gré ; non content de ça, il a acheté, et Dieu sait quel prix, car il a voulu habiter tout de suite, une maison mitoyenne de celle-ci.

— Et pourquoi faire ?

Pour être là… tout près de Madame.

— Et il n’y avait rien entre eux ?

— Rien.

— Mais c’était un fou !

— Parbleu !! et voilà comme Madame les arrange, mon pauvre Leporello ; note bien encore que le marquis était un homme à la mode, comme ton ancien maître, et, comme lui, jeune, d’une très-jolie figure, brave, aimable… mais son amour pour Madame l’abrutissait. « Enfin, Astarté, — me disait ce pauvre marquis, car j’étais sa confidente, — j’ai fait et je fais pour votre maîtresse ce que, sur cent hommes, dix ne feraient pas pour une maîtresse qui les adorerait : j’ai quitté ma femme, je me suis mis sa famille et la mienne contre moi, tout cela pour prouver à Mademoiselle Basquine que, malgré son indifférence, j’ai rompu avec le monde afin de ne vivre que pour elle… Et cela ne la touche pas. Si elle aimait quelqu’un, je renoncerais à tout espoir, mais elle n’aime personne, j’en suis sûr. J’ai dépensé beaucoup d’argent pour la faire suivre, ou espionner, à l’Opéra, ici, enfin, partout où elle va… et rien… pas l’ombre d’une intrigue… » — C’est ce que je vous ai toujours répété, Monsieur le marquis, — lui disais-je, — et vous ne vouliez pas me croire, — « Mais maintenant je vous crois, — reprenait-il ; — je suis sûr qu’elle n’aime personne. Cela m’empêche de me désespérer, car il faudra bien qu’elle finisse par m’aimer… Il est impossible qu’elle résiste aux sacrifices de toutes sortes que j’ai faits et que je ferai, sans qu’elle ait même besoin de me les imposer, et cela seulement dans l’espoir d’être aimé. » Enfin, je te jure, Leporello, que ce pauvre marquis me déchira l’âme ; tantôt c’étaient des colères à faire frémir, tantôt des pleurs comme un enfant.

— Et ta maîtresse ?

— Un marbre… pis qu’un marbre… car un marbre ne rit pas…

— Elle riait !…

— Comme elle rit… quelquefois… et alors c’est à vous donner le frisson.

— Ah çà ! mais c’est donc le diable incarné que notre chère maîtresse ?

— J’en ai peur…

— Et ce pauvre marquis ?

— Mort…

— Mort… d’amour ?… allons donc ?

— D’amour… et d’un coup de pistolet qu’il s’est tiré dans le cœur.

— Astarté, pas de plaisanteries.

— La chose a été étouffée ; on a parlé d’une attaque d’apoplexie foudroyante ; mais le marquis s’est bel et bien tué, à telle enseigne que c’est le comte Duriveau… tu sais ?

— Oui, oui, le maître de Balard et de Madame Gabrielle.

— Justement… Eh bien ! c’est le comte Duriveau, un de ses amis intimes, qui l’a trouvé étendu par terre en allant le voir un matin. Aussi, on dit que le comte Duriveau exècre Madame depuis ce temps-là, et qu’il n’y a pas d’horreurs qu’il n’en dise… ce qui n’empêche pas son fils…

— Le fils du comte Duriveau ?…

— Oui, le vicomte Scipion… Le malheureux est aussi amoureux de Madame que l’a été ce pauvre marquis… et tant d’autres.

— Mais j’ai entendu dire hier ici que le vicomte Scipion devait épouser la fille de Madame Wilson… et que le père et le fils devaient se marier le même jour ?

— C’est vrai ; le vicomte Scipion épouse Mademoiselle Raphaële.

— Et il est amoureux fou ?

— De notre maîtresse  !

— Et l’exemple de ce pauvre marquis ne l’arrête point ?

— Au contraire… tous ces malheureux hommes sont à se dire : — Quel triomphe… de triompher… là où ce pauvre marquis s’est tué de désespoir, et où tant d’autres ont été dédaignés !

— Et le vicomte Scipion n’a pas plus de chance que les autres ?

— Hum ! — fit Astarté d’un air de doute.

— Enfin !… je respire !

— Ne respire pas trop vite, mon pauvre Leporello. Sans doute, Madame soigne le vicomte, elle a même pour lui des attentions que je ne lui ai vues pour personne… Ainsi, depuis qu’il est parti en Sologne pour la terre de son père, Madame lui a écrit trois ou quatre fois par semaine… D’ailleurs, je crois qu’elle l’attend d’un moment à l’autre, puisqu’on dit que le double mariage du père et du fils doit avoir lieu à Paris.

— Et qu’est-ce qu’elle en dit, du vicomte ?

— Rien… et c’est encore à remarquer… car, lorsqu’il s’agit des autres… tiens, mon pauvre Leporello… je te défierais d’entendre Madame parler pendant dix minutes d’un de ses patients comme elle les appelle… sans…

— Se moquer… d’eux ?

— Non, sans les mépriser… Elle vous a des railleries si dures, si sanglantes, qu’elle vous les marque comme d’un fer rouge…

— Et ces imbéciles d’hommes en raffolent malgré ça ?

— Dis donc à cause de ça… et jusqu’aux rois qui s’en mêlent ou s’en sont mêlés.

— Des rois ?

— Oui… dans le Nord, Madame est restée là pendant près de deux ans, comme première chanteuse de l’Opéra de la cour… et ma foi, le roi…

— En est devenu amoureux ?

— Amoureux fou… comme les autres ; mais un beau jour, je ne sais ce qui est arrivé, on a dit que lors d’un rendez-vous avec Madame, le roi a couru un grand danger… dont un inconnu l’a sauvé comme par miracle.

— Un danger, dans un rendez-vous ? Ce roi avait donc un rival, alors ?

— Je n’ai jamais bien su la chose, ce n’était pas de mon temps ; le peu que j’ai appris, je le tiens de Juliette… Tu te rappelles bien Juliette, de chez la princesse de Montbar.

— Pardieu… où était Martin… bon garçon, mais taciturne en diable.

— Justement ; Martin avait accompagné la princesse… qui de princesse était devenue simple bourgeoise, vu que, depuis la mort du prince son mari, elle avait tout bourgeoisement épousé M. Just Clément son amant… Eh bien ! Juliette, qui, ainsi que Martin, était restée au service de la princesse ou de Madame Clément, si tu l’aimes mieux, l’avait accompagnée dans cette ville du Nord ; c’est pendant leur séjour que s’est passée cette aventure du roi et de Mademoiselle Basquine. Du reste, Monsieur et Madame Clément allaient très-souvent à la cour ; le roi les aimait, dit-on, beaucoup ; toujours est-il qu’après l’aventure dont je te parle, Mademoiselle Basquine, au lieu de finir son engagement, qui était encore de six à huit mois, est revenue en France, et c’est peu de temps après son retour que je suis entrée chez elle… Je te parle de cette histoire de roi pour te faire comprendre que notre maîtresse doit trouver tout simple qu’un marquis se tue pour elle… quand un roi a manqué d’y passer…

— C’est juste… et Martin ?

— Je n’en ai pas entendu parler. Je crois qu’il est resté dans ce pays-là… je n’ai pas su pourquoi il avait quitté ses maîtres.

(Il est inutile de faire remarquer au lecteur qu’Astarté ignorait que Martin, de retour de voyage depuis peu de temps, était entré au service du comte Duriveau.)

— Mais, pour en revenir à notre maîtresse, sais-tu que ça m’a l’air d’une drôle de femme ! Et pourtant, à la voir hier faire les honneurs de sa soirée… on aurait dit d’une duchesse pour les excellentes manières… et puis belle… oh ! belle à éblouir… Pourtant…

— Voyons, quoi ?

— Est-ce que Madame est toujours pâle comme ça ?

— Toujours.

— Elle n’a pas l’air de s’en plus mal porter… elle n’en est pas moins belle ; mais c’est singulier… cette pâleur.

— Entre nous, Leporello, — dit Astarté d’un air mystérieux, — moi je crois que c’est ce qu’elle fume qui lui donne cette pâleur-là.

— Comment ! elle fume ?… elle aussi ?… Ah çà ! il paraît que c’est décidément la mode… quoique l’odeur du cigare pour une femme… me semble horrible. Enfin, puisque c’est la mode…

— Tu te trompes, Madame ne fume pas de tabac…

— Mais quoi donc ?

— Je n’en sais rien… elle met cela sur une espèce de petite coquille de porcelaine… c’est comme une résine… elle y met le feu et elle aspire la vapeur au moyen d’un long tuyau entouré de fil de soie et d’or.

— Ah çà !… et quel diable de plaisir trouve-t-elle à cela ?

— Ça l’endort…

— Ça l’endort ! et pourquoi cherche-t-elle à s’endormir ?

— Pour se désennuyer.

— Elle s’ennuie ?

— Comme une morte, mon pauvre Leporello, comme une morte !

— Elle… riche, belle, fêtée… entourée… elle s’ennuie !

— À mourir, te dis-je, et quand elle a fumé sa résine, elle reste six ou sept heures étendue sur son canapé, les veux à demi ouverts, ne bougeant pas plus qu’une statue.

— Qu’est-ce que tu me dis là ? c’est à n’y pas croire !…

— Depuis six mois surtout son ennui empire ; autrefois elle chantait quelquefois des heures entières, et toute seule ; ça paraissait l’amuser, quoique souvent elle s’interrompît pour fondre en larmes… un air surtout… Une fois qu’elle se mettait à chanter cet air-là, c’était fini, elle pleurait comme une vraie Madeleine… Mais voilà plus de trois mois qu’elle n’a ouvert son piano, et au lieu de profiter d’un congé de quatre mois qu’elle a afin d’aller gagner cinquante ou soixante mille francs qu’on lui offre en Angleterre… elle aime mieux rester ici… fumer et dormir.

— Mais enfin, quand elle chante au théâtre… qu’on lui jette des fleurs, des couronnes et qu’on l’appelle à grands cris !

— Écoute, Leporello, tout le monde dit que les cinq dernières fois qu’elle a joué, jamais elle n’avait été ni plus applaudie ni plus belle… Eh bien ! au moment de jouer, elle avait l’air encore un peu animée… mais, après son triomphe, en revenant ici, elle serait revenue d’un enterrement qu’elle n’aurait pas été plus sombre et plus morne.

— En vérité, c’est effrayant.

— La dernière fois, l’on a dételé ses chevaux. Tout l’orchestre et je ne sais combien de voitures remplies d’hommes et de femmes du plus grand monde l’ont accompagnée jusqu’ici…

— Elle n’a pas dû être triste au moins, cette fois-là ?

— Il est vrai, c’est la seule fois où je l’ai vue rentrer l’air joyeux.

— À la bonne heure, au moins !

Enfin, — m’a-telle dit, — c’est pour la dernière fois

— Comment ! la dernière fois ? elle ne veut plus jouer ?

— Il paraît que non…

— Cette année ?

— Non… plus jamais…

— Mais les applaudissements, la gloire ?

— Il faut qu’elle en ait par-dessus les yeux ; ou plutôt, je crois qu’elle a un ver rongeur dans le cœur.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que tout ce que tu me dis là m’étonne !

— Elle avait même depuis assez longtemps renoncé à voir du monde ; mais voilà un mois qu’elle s’est mise à recevoir.

— Et si elle est amoureuse du vicomte Scipion, comment arranges-tu cela ?

— Je ne l’arrange pas du tout, je m’y perds, je n’y comprends rien. Depuis qu’elle lui écrit si souvent, depuis qu’elle le soigne, enfin, elle s’endort et paraît plus triste que jamais. Avant-hier, elle m’a effrayée… depuis onze heures du matin jusqu’à près de minuit, elle est restée dans son sommeil les yeux demi-ouverts ; seulement, chose que je n’avais jamais vue encore, pendant presque tout le temps de cette espèce d’assoupissement, de grosses larmes lui ont coulé des veux.

— Pauvre femme !

— Il y a bien eu quelque chose qui m’a très-intriguée… Madame a fait louer depuis peu de temps une vieille vilaine maison où personne ne demeure, et située rue du Marché-Vieux… du côté de la barrière d’Enfer. Connais-tu cela ?

— Non ; mais qu’est-ce que Madame fait de cette maison où personne ne demeure ?

— Tu m’en demandes plus que je n’en sais…

Un violent coup de sonnette, retentissant dans l’antichambre, interrompit l’entretien de Leporello et d’Astarté.

Leporello alla ouvrir ; le portier de la maison, la figure bouleversée, dit au valet de chambre :

— Mademoiselle Astarté est-elle là ?

— Pourquoi ?

— Il faut que je lui parle absolument, et tout de suite… — dit le portier. Puis il ajouta, pendant que Leporello allait chercher Astarté :

— Ah ! mon Dieu… j’en suis encore tout saisi.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, monsieur Durand ? — dit Astarté, en arrivant précipitamment.

— Ah ! Mademoiselle… figurez-vous que tout à l’heure on frappe, je tire le cordon, et je vois entrer dans la loge un grand gaillard à barbe brune et à cheveux presque gris, quoiqu’il eût l’air jeune : du reste pas mal vêtu, si vous voulez, mais une drôle de mine, et avec ça un large bandeau noir sur l’œil gauche. Enfin… une figure… une figure…

— Après, — dit impatiemment Astarté, — après ?

Basquine demeure ici ? — me dit-il d’un ton brusque. — Oui, Mademoiselle Basquine demeure ici, Monsieur, — ai-je dit à ce malotru, pour lui faire comprendre sa malhonnêteté. — Bon, — qu’il me fait, et le voilà à arpenter la cour. Je m’élance après lui. — Monsieur… un moment, on n’entre pas ainsi ; Madame n’est pas visible. — La preuve qu’elle est visible, c’est que je vais la voir, — me répond-il. Et il va toujours. Alors, ma foi, je l’arrête par le bras, et je m’écrie : — Si vous voulez entrer de force dans la maison… d’abord, je crie à la garde… Voilà mon caractère ! — À cette menace, ce diable d’homme a pâli, je l’ai bien remarqué, il s’est arrêté court, et m’a dit : Allons, ne criez pas si haut, rentrons dans votre loge, vous me donnerez de quoi écrire un mot, vous le porterez tout de suite à votre maîtresse, et vous verrez de quelle manière on vous traitera… pour m’avoir refusé sa porte… — Ma foi ! cet homme m’a dit cela d’un tel air, que, malgré sa mauvaise mine, j’ai craint d’avoir eu tort de ne pas le recevoir. Je lui ai donné de quoi écrire ; il attend dans ma loge… et voilà le billet qu’il demande que l’on remette à Madame.

Ce disant, le portier donna à Astarté une lettre fraîchement cachetée.

— C’est impossible, — dit la femme de chambre, — je ne peux pas éveiller Madame, elle s’est couchée à cinq heures du matin… elle ne m’a pas encore sonnée…

— Parbleu… envoyez-le promener, votre homme à barbe, — dit Leporello ; — voulez-vous que j’aille lui parler, moi ?

— Non… — reprit Astarté après quelques instants de réflexion, M. Durand a peut-être bien fait, et au risque d’éveiller Madame, je vais lui porter cette lettre.

 

Dix minutes après, Astarté revenait en courant.

— Ah ! mon Dieu… quelle bonne idée j’ai eue, — dit-elle à Leporello, — de porter la lettre à Madame !

Puis, s’adressant au portier :

— Vite, vite, Monsieur Durand, priez ce Monsieur d’entrer, et amenez-le ici.

Le portier s’empressa d’obéir, et revint bientôt précédant Bamboche.

On se souvient peut-être que le bandit, accusé de deux meurtres, et traqué de forêt en forêt après son évasion des prisons de Bourges, avait failli être arrêté par Beaucadet et ses gendarmes, dans un bois appartenant au comte Duriveau ; mais rencontrant d’abord Bête-Puante, qui lui avait donné asile dans son repaire, puis, plus tard, M. Dumolard, qu’il avait dépouillé de ses habits, de son cheval et de cette bourse de cinquante-cinq louis que le gros homme regrettait si amèrement, Bamboche, à l’aide de cette somme, était parvenu, après des peines infinies, à dépister les gens de police mis à sa recherche, et enfin à gagner Paris, où il espérait, non sans quelque raison, être mieux caché. Songeant enfin à Basquine, dont il connaissait la brillante position, il avait espéré que la compagne de son enfance lui serait secourable.

Bamboche, dont l’épaisse barbe brane couvrait à moitié le visage, et qu’un large bandeau noir placé sur l’œil gauche déguisait encore, était proprement vêtu ; mais ses traits rudes, sa pâleur, sa physionomie farouche expliquaient et de reste l’hésitation que le portier avait eue à introduire sans observations un pareil personnage chez sa maîtresse.

— Voulez-vous, Monsieur, vous donner la peine de venir par ici ? — dit Astarté à Bamboche en le regardant en dessous avec un mélange de curiosité, de crainte et de surprise, ne concevant pas l’empressement de sa maîtresse à recevoir un pareil visiteur.

 

Une heure après l’entrée de Bamboche chez Basquine, Astarté venait trouver Leporello, et lui disait avec stupeur :

— Ah mon Dieu !… en voilà bien d’une autre !

— Quoi donc, ma chère ?

— Cet homme, à bandeau noir, déjeunera ici.

— Ah bah !

— Dînera ici…

— Ah bah !

— Couchera ici.

— Diable !…

— Logera ici…

— C’est donc un frère… au moins ?

— Chut ! — fit Astarté d’un air mystérieux et en parlant à voix basse.

— Quoi donc ?

— C’est un condamné politique… qui s’est échappé de prison où il avait été mis lors des émeutes.

— Ah ! alors, je comprends… pauvre garçon… Condamné politique… ça me rappelle M. Lebouffi… le majestueux député de l’opposition dont nous avons tant ri… celui qui se savonnait le crâne à fond quand il devait parler à la tribune… afin de faire des effets de crâne comme mon ancien maître faisait des effets de linge.

— Ce malheureux Monsieur, — reprit Astarté, — est, à ce qu’il paraît, las de faire des effets de prison, lui !  ! Aussi Madame nous recommande le plus grand secret… Nous deux, seuls dans la maison, saurons que le prisonnier est ici… Il couchera dans la pièce qui est de l’autre côté de la lingerie, et qui donne sur le jardin ; seule, j’en ai la clef ; pour sa nourriture… tu prendras ce qu’il faut, en desservant, avant de reporter les plats à l’office…

— Très-bien. Mais le portier qui l’a vu entrer, ce Monsieur ?

— Madame y a songé. Tu vas dire au portier de porter cette lettre tout de suite chez le vicomte Scipion… Pendant que M. Durand fera cette commission, tu garderas la loge, et, à son retour, tu seras censé avoir ouvert la porte à l’homme au bandeau noir et l’avoir vu sortir.

— Ça va tout seul… Mais le vicomte Scipion est donc de retour à Paris ?

— Sans doute, j’ai reconnu son écriture parmi les lettres de ce matin que j’ai portées à Madame tout à l’heure, quand elle m’a sonnée pour me dire que l’homme à bandeau noir logerait ici. Enfin le vicomte est si bien à Paris que Madame te fait dire qu’elle n’y est absolument que pour lui… et qu’il doit venir sur les trois heures.

— Bon, je donnerai la consigne au portier en lui remettant sa loge, et je ne recevrai ici que le vicomte Scipion… Mais j’y songe, je ne l’ai jamais vu.

— Peu importe, le portier le connaît. Il ne laissera monter que lui, tu pourras donc ouvrir au vicomte en toute confiance.

— C’est égal, pour plus de sûreté, avant de l’introduire, je lui demanderai son nom.

— Du reste, — dit Astarté, — voilà son signalement : la plus jolie figure qu’on puisse voir, cheveux châtains, petites moustaches blondes frisées, yeux bruns, grands comme ça, et des dents de perles.

— Diable, Mademoiselle, il me paraît que vous l’avez joliment dévisagé, ce joli vicomte.

— Et pour achever, — dit Astarté en haussant les épaules à l’observation de Leporello, — ni trop grand ni trop petit, une taille charmante et une tournure aussi élégante que celle de ton ancien maître, don Juan.

— Avec tant de perfections, — dit Leporello, — je comprends que Madame le soigne, comme tu dis, aussi, à la place de notre maîtresse, j’aimerais mieux un joli garçon comme ça pour m’endormir, que… sa pipe de porcelaine.

— Veux-tu te taire, homme peu vertueux. Allons, va vite… chez le portier, moi je cours m’occuper de la cachette de l’homme à bandeau noir.