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Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/XVI

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Administration de librairie (4p. 213-227).

CHAPITRE XVI.

Scipion chez Basquine. — Arrivée de M. Duriveau. — Projets et menaces.

Vers les trois heures, Leporello introduisit le vicomte Scipion Duriveau dans le salon de Basquine.

— Si Monsieur le vicomte veut se donner la peine d’attendre un instant, — lui dit Leporello, — Madame va venir.

Scipion fit un signe de tête, Leporello sortit.

Pendant que le vicomte attendait Basquine, celle-ci terminait sa toilette avec l’aide d’Astarté. Quelques robes de couleurs ou de façons diverses, éparses çà et là sur des fauteuils, annonçaient que Basquine avait essayé plusieurs toilettes avant de s’arrêter à une mise qu’elle voulait sans doute rendre irrésishible ; elle semblait avoir parfaitement réussi.

Basquine, alors dans tout l’éclat de son éblouissante beauté, s’était fait coiffer à la Sévigné ; les mille boucles de ses cheveux, du plus beau blond cendré, s’étageaient, soyeuses, fines, légères, autour de son front charmant et caressaient le contour de ses joues pâles ; mais, malgré cette pâleur, la carnation de Basquine était, à la fois, si veloutée, si transparente, si pure, que cette absence de coloris avait un charme d’autant plus singulier, qu’il contrastait avec le pourpre des lèvres et le feu de ses grands yeux aux sourcils châtains, presque noirs, comparés aux boucles vaporeuses de la chevelure où se jouaient l’air et la lumière ; deux gros nœuds de rubans d’un rose vif glacé de blanc complétaient cette coiffure.

Par-dessus sa jupe de soie rose, Basquine portait une sorte de tunique de satin noir, très-décolletée, échancrée au corsage, descendant à peine aux genoux, et garnie en cet endroit d’une haute broderie de jais noir, d’où s’échappait un grand volant de dentelle noire tombant jusqu’aux pieds, transparent réseau à travers lequel on voyait les reflets glacés de la jupe rose ; deux petites manches bouffantes interrompaient seules le délicieux contour qui joignait à des bras ronds, fins, potelés, des épaules à fossettes et une poitrine éblouissante, L’ouverture du corsage noir, échancré en V, aurait découvert presque la moitié de deux seins d’ivoire, ainsi que le large et blanc méplat qui les séparait, sans un gros nœud de ruban rose, qui, placé à la pointe du corsage, jetait discrètement son ombre rosée sur la neige de cette ferme poitrine.

Basquine, alors debout devant sa glace, donnait aux légers anneaux de sa coiffure, ce dernier tour… ce je ne sais quoi de négligé, de vrai, bien supérieur à l’apprêt et à la symétrie… Puis à l’aide d’une boucle de jais noir, elle serra plus étroitement encore le large ruban qui servait de ceinture à sa taille incroyablement mince et qui, pour ainsi dire, brisée dès l’enfance de Basquine, avait conservé une souplesse, une grâce dont l’incroyable flexibilité des danseuses espagnoles donnerait seule une idée ; Basquine pouvait comme elles faire onduler sa fine taille de couleuvre, à droite, à gauche, en avant, en arrière, se tordre enfin comme un serpent, pendant que ses larges hanches oscillaient à peine sous un voluptueux balancement.

Il était impossible de rencontrer un ensemble plus séduisant que celui de Basquine ainsi vêtue. Jamais Astarté ne l’avait vue attacher un soin si minutieux à sa toilette, et jamais aussi elle n’avait vu sa maîtresse si jolie.

La camériste avant entendu frapper discrètement à la porte de la chambre à coucher, demanda :

— Qui est là ?

La voix de Leporello répondit en dehors :

— M. le vicomte Duriveau attend Madame dans le salon, et voici une lettre que l’on vient d’apporter pour Madame ; il n’y a pas de réponse.

Astarté entr’ouvrit la porte, prit la lettre que Leporello lui tendit, et la remit à sa maîtresse.

À peine celle-ci l’eut-elle ouverte, qu’elle ne put s’empêcher de s’écrier :

— Lui aussi… à Paris !!!

Après avoir attentivement lu cette lettre qui lui était écrite par Martin, Basquine la jeta au feu, et, pensive, la regarda brûler en souriant d’une manière étrange ; puis, après quelques instants de rêverie, elle tressaillit et dit à Astarté :

— N’oubliez pas, je vous en prie, mes recommandations au sujet de la personne qui restera cachée ici… pendant quelques jours… Je reconnaîtrai votre zèle et votre discrétion.

— Madame peut être sûre que le secret sera gardé… et bien gardé.

— Je compte sur vous, Astarté. Songez que la moindre imprudence pourrait causer de grands malheurs…

— Que Madame n’ait aucune crainte, je réponds de Leporello comme de moi-même.

— Je vous crois… prévenez-le aussi que je n’y suis absolument pour personne.

Ce disant, Basquine traversa une pièce qui suivait sa chambre à coucher, et se trouva bientôt en présence du vicomte.

À la vue de Scipion, Basquine fut agitée d’un frémissement imperceptible. Un éclair de joie infernale illumina son regard… Elle croyait toucher… elle touchait à cette vengeance depuis si longtemps méditée… attendue… Et cette vengeance pouvait être épouvantable…

L’expression qui, pendant un instant, donna une effrayante expression de méchanceté à la physionomie de Basquine, fut si rapide, que Scipion ne s’en aperçut pas… Loin de là, car bien qu’il fût habitué à l’éclat de la beauté de Basquine, jamais peut-être cette beauté ne lui avait paru plus merveilleuse et surtout plus voluptueusement agaçante ; aussi, à l’aspect de Basquine, frémissant d’amour, de désirs, il s’écria d’une voix triomphante :

— J’ai gagné !… Mon père viendra demain… Vous dicterez les conditions de mon mariage avec Raphaële.

— Ah ! démon… — dit Basquine, en se jetant au cou de Scipion, et l’enlaçant de ses bras charmants.

— Êtes-vous content, diable rose ? — répondit le vicomte en serrant pour ainsi dire entre ses dix doigts cette taille fine et ronde, tandis que, emporté par son impatiente ardeur, il cherchait de ses lèvres la bouche de Basquine ; mais celle-ci sut échapper à ce baiser, et, quoique toujours retenue par Scipion, elle se rejeta si vivement en arrière et un peu de côté, que, grâce à sa souple cambrure, elle se plia pour ainsi dire en deux sur l’un des bras du jeune homme ; puis, restant renversée à demi dans cette pose, digne du provoquant abandon de l’Erigone antique, elle attacha sur les yeux de Scipion ses grands yeux humides, voilés, mourants… pendant que ses lèvres vermeilles, exhalant un soupir embrasé, laissaient voir, en s’entr’ouvrant, le blanc de ses dents.

Un nuage passa devant la vue de Scipion ; ses joues s’enflammèrent ; enivré, éperdu, se penchant vers Basquine, il lui dit d’une voix palpitante… avide :

— Oh ! tu es belle !… Je t’aime !… Enfin… tu es à moi !

Il avait à peine prononcé ces mots, que, agile et vive comme une couleuvre, Basquine échappait à l’étreinte passionnée du jeune homme, en disant, comme si elle se fût reproché d’avoir failli céder à un entraînement involontaire :

— Non… non… je suis folle !…

Puis, se jetant sur un fauteuil, au coin de sa cheminée, elle cacha sa figure entre ses mains.

Scipion courut à elle en s’écriant :

— Oh ! tu veux en vain t’en défendre… tu m’aimes… tu es à moi… et…

Scipion n’acheva pas. Basquine, relevant la tête, partit d’un éclat de rire sardonique ; ses traits avaient subitement repris leur expression ironique et dédaigneuse.

— Ah… c’est affreux ! toujours la même !… — s’écria le vicomte avec dépit et amertume, quoiqu’il crût à la sincérité de l’amoureuse émotion que Basquine avait paru ressentir ; — tout à l’heure elle écoutait la voix de son cœur… et la voilà qui, pour se jouer de moi, reprend son masque insolent et moqueur… il faut que, jusque dans son amour, elle soit comédienne !

— Et vous, n’êtes-vous pas le plus grand roué, c’est-à-dire le plus admirable comédien que je connaisse ? Et qui me dit que votre père viendra ? qui me dit que vous ne voulez pas, à l’aide d’un mensonge, abuser, comme vous l’avez fait tant d’autres fois, de la candeur d’une pauvre fille ? — et Basquine baissa les yeux d’un air hypocrite.

— Mon père viendra demain ! — s’écria Scipion, — je vous le jure !

— Un serment ? — dit Basquine en riant ; — vous allez me dire quelque insigne fausseté.

— Mais, — reprit Scipion avec une impatience fiévreuse, — ne vous ai-je pas écrit que, le lendemain de cette scène avec mon père, dans laquelle j’avais, je crois, montré quelque vigueur…

— Si votre récit était fidèle, et je le crois, vous avez été charmant, rempli d’insolence et d’audace… Battre le comte avec ses propres armes… à chacun de ses reproches lui répondre : — Ce que j’ai faittu l’as fait !… — C’était du dernier piquant…

— Eh bien ! ne vous ai-je pas écrit que, le lendemain de cette scène, il m’a dit : — « Bah ! j’étais un niais de me révolter hier contre les conditions que tu as posées à ton mariage et conséquemment au mien, mauvais garnement ; je verrai Basquine, c’est la femme la plus à la mode de Paris ; elle est, dit-on, spirituelle comme un démon : nous sommes faits pour nous entendre. »

— Décidément, vous voulez que je raffole de votre père.

— De grâce, écoutez-moi, je parle sérieusement, — dit Scipion, — puis il a ajouté : « — Seulement, pas un mot de cette démarche un peu régence à ta pauvre Raphaële ; tout ce que je te demande, ce sont des égards pour elle jusqu’à ce que nous soyons mariés, toi et moi ; après cela, ma foi tu t’arrangeras… » Voilà ce que m’avait dit mon père au Tremblay, il y a huit ou dix jours.

— Il y a huit ou dix jours, bon, mais depuis ?

— Deux ou trois fois… il a voulu revenir sur cette promesse…

— Ah ! vous le voyez, vous me trompiez…

Mais écoutez-moi donc, et, au lieu de me railler, vous m’admirerez, peut-être…

— J’aime beaucoup vous admirer, mon cher Scipion…

— Vous le savez… mon cher père est le plus grand roué qu’il y ait au monde… Il s’en vante, il a raison ; aussi ayant vu qu’il ne pouvait rien obtenir de moi par la menace, au sujet de la condition que je mettais à son mariage… il y avait donc consenti ; pourtant, malgré cette promesse, comme il est très-fin, il a essayé deux ou trois fois, depuis huit jours, de me reprendre en sous-œuvre… jouant alors, à ma grande surprise, un rôle tout nouveau pour lui, où, du reste, je l’ai trouvé médiocre, je le lui ai… confié.

— Et ce rôle ?

— Il s’était déjà amusé à jouer le père féroce ; il a voulu essayer du père sensible… Et dans une scène à grand effet, il a pleuré… mais… ma foi… très-bien !… très-bien !…

— Le roué !… — dit Basquine, avec un sourire sardonique, — c’était très-fort !

— Pardieu ! vous comprenez bien que je n’ai pas été sa dupe… une seconde. Mais il a eu un beau moment, et moi aussi…

— Voyons cela, démon ?

— Il a pris une voix lamentable, et m’a dit : — Je pleure… pourtant… devant toi… et cela ne te fait rien. — Allons donc, lui ai-je dit, si je croyais à tes larmes… tu rirais trop…

— Scipion, je baiserai tout à l’heure vos beaux grands yeux… pour ce mot-là… Continuez, et tâchez de me gagner un autre baiser… Mais je brûle de savoir comment, avec tout cela, votre père consent à venir ici… subir mes conditions ?

— Le baiser d’abord… oh !… le baiser.

— Non, non, voyons… dites… vite.

— Eh bien ! voyant que je le trouvais médiocre, en père sensible, l’auteur de mes jours a voulu se poser de nouveau en père féroce. À ses anathèmes, j’ai répondu avec le sang-froid que vous me connaissez : « — Rappelle-toi donc cette excellente histoire de cet imbécile de mari que tu as fait pleurer à chaudes larmes en pleurant toi-même, afin de lui persuader que ton amour pour sa femme avait été platonique, tandis que le soir même tu avais un rendez-vous avec elle… Rappelle-toi donc encore qu’à ce propos tu m’as dit : — Il faut t’exercer, ô mon fils ! à avoir la larme facile ; ça sert beaucoup avec les femmes, et quelquefois même, tu vois, avec les maris. »

— Scipion… je t’adore ! — s’écria Basquine ; puis elle reprit avec un sérieux affecté : — Continuez, Monsieur…

— Tu aurais dû ajouter dans ce temps-là, — ai-je dit à mon père : — la larme facile sert aussi pour attendrir les fils qu’on peut avoir ; mais sur moi, ta rouerie lacrymatoire ne prend pas, je suis un fils… imperméable… — Voyant son jeu deviné, il est redevenu lui-même… c’est-à-dire le père roué, et il m’a dit en riant : — « Allons, mauvais sujet… il faut toujours en passer par ce que tu veux ; soit, après-demain… je verrai ta diable de Basquine. » — C’est avant-hier qu’il me disait cela, et…

Scipion ne put continuer.

À ce moment, et malgré la défense expresse de sa maîtresse de ne laisser entrer personne, Leporello parut après avoir frappé ; il tenait à la main un plateau sur lequel était une lettre.

Cette lettre était du comte Duriveau, qui attendait dans la pièce voisine.

Basquine, très-surprise à la vue de Leporello, lui dit :

— J’avais défendu absolument ma porte… que voulez-vous ?

— Je demande bien pardon à Madame, — répondit Leporello, — mais c’est une lettre très-pressée, très-importante, a-t-on dit, et j’ai cru pouvoir… malgré les ordres de Madame…

— Donnez cette lettre, — dit Basquine, et elle la prit.

Une légère rougeur couvrit aussitôt le pâle visage de la jeune fille, qui parut d’abord en proie à une vive inquiétude ; puis, après un moment de réflexion, elle sembla non-seulement rassurée, mais triomphante, et s’adressant à Leporello :

— Vous pouvez laisser entrer la personne qui vous à remis ce billet.

Leporello sortit.

— C’est insupportable, — dit Scipion en frappant du pied, — on que ne peut pas être seul avec vous…

— Vite, vite, — dit Basquine en se levant et allant ouvrir la porte d’un petit boudoir qui communiquait au salon. — Entrez là …

— Moi ? — dit Scipion stupéfait, — et pourquoi ?

— Voulez-vous être présent à mon entretien avec votre père ?

— Mon père ?…

— Cette lettre est de lui ; elle est on ne peut plus pressante, il demande à me voir à l’instant.

— Ah !… tu me crois, à présent, — s’écria Scipion avec une expression d’orgueil et de joie ! et il voulut enlacer Basquine entre ses bras.

— Vous êtes ce qu’il y a de plus diabolique au monde, — dit Basquine, en poussant doucement Scipion dans le boudoir, — Avoir réellement amené votre père à cette démarche… c’est inouï, étourdissant !

— J’ai tenu ma parole, — s’écria Scipion, l’œil et la joue en feu, saisissant les deux mains de Basquine, — maintenant à ton tour.

— Est-ce que je n’ai pas encore plus envie que toi… de la tenir, cette parole… mauvais démon ? — murmura Basquine à l’oreille de Scipion, et si près que ses lèvres effleurèrent la joue et les cheveux du jeune homme ; puis elle ajouta :

— Vite, cache-toi… c’est ton père.

Et elle referma brusquement la porte du boudoir sur le vicomte.

La brusque arrivée du comte Duriveau, quoiqu’elle l’attendît prochainement d’après la promesse de Scipion, avait d’abord alarmé Basquine… en cela que cette rencontre du vicomte et de son père pouvait amener de fâcheux résultats pour les projets qu’elle méditait ; aussi fut-elle un moment sur le point de refuser de recevoir M. Duriveau, chose fort simple et parfaitement possible ; mais, réfléchissant bientôt que quelque issue, ou quelque caractère qu’il dût avoir, cet entretien, auquel Scipion assisterait invisible, pouvait peut-être admirablement servir ses idées de vengeance et de haine, elle s’empressa de recevoir le comte.

Au moment donc où elle venait de renfermer Scipion dans le boudoir, M. Duriveau fut annoncé par Leporello.

À un coup d’œil furtif, investigateur, que le comte jeta autour de lui en entrant, Basquine se dit :

— Il croit que son fils est ici…

Puis, voyant le regard de M. Duriveau s’arrêter une seconde sur la porte du boudoir, elle se dit encore :

— Il se doute que Scipion est là… Tant mieux.

Elle ne se trompait pas. Le père de Scipion était venu ce jour-là et à cette heure-là parce qu’il savait son fils chez Basquine, car, le suivant de loin, il l’avait vu entrer chez elle.

La physionomie du comte avait une expression si sévère, si hautaine, si dure, que Basquine comprit soudain qu’il cachait quelque arrière-pensée sous l’apparente condescendance dont il faisait preuve en subissant pour ainsi dire l’audacieuse volonté de son fils.

Le comte, loin de paraître sensible à l’éblouissante beauté de Basquine, ne put retenir, en la voyant, un tressaillement d’aversion… presque de terreur… car, malgré lui, il se rappela la prophétique menace de Claude Gérard, et la haine infernale dont Basquine était possédée contre Scipion et ceux de sa race, révélations que le comte devait aux Mémoires de Martin ; mais bientôt il se rassura, en songeant qu’il venait dans cette maison avec la certitude de sauver son fils de l’influence de cette femme dangereuse.

Basquine jeta un imperceptible regard sur la porte du boudoir où elle venait d’enfermer Scipion, montra du geste un siège au comte, et lui dit avec une tranquillité parfaite :

— Veuillez vous donner la peine de vous asseoir, Monsieur.

Le comte ne prit pas de siège, s’approcha de la cheminée, où il se tint debout, et, de là, dominant Basquine de toute sa hauteur, il lui dit d’une voix qu’il tâchait de rendre égale et calme :

— Vous vous attendiez sans doute à ma visite, Madame, car j’ai pu arriver jusqu’à vous ?

— En effet, Monsieur… j’espérais avoir le plaisir de vous voir.

— Expliquons-nous clairement, Madame, — dit rudement le comte, — j’ai voulu que mon fils épousât Mademoiselle Wilson… mon fils m’a déclaré hier encore qu’il se refusait positivement à ce mariage, si je ne venais pas… moi… son père… (et le comte appuya sur ces mots avec un courroux amer) m’entendre avec vous

— Mais oui, Monsieur, — dit Basquine, d’un ton sardonique et altier, — j’ai cette prétention-là…

— Ah ! vous avez cette prétention-là… — reprit M. Duriveau, en se contenant à peine, — ainsi ce sont des conditions… que vous comptez m’imposer ?

— Nécessairement, Monsieur, et vous venez vous en informer de si bonne grâce… que j’éprouve un véritable plaisir à vous les faire connaître… les voici… D’abord je…

— Assez, Madame ! — s’écria impétueusement le comte, — assez ! Puisque vous me supposez assez lâche, assez vil pour accepter une telle ignominie… j’ai hâte de vous détromper.

— Alors… Monsieur… — reprit Basquine avec un sang-froid parfait, — tout en appréciant comme je le dois l’honneur de votre visite… puis-je savoir ce qui me vaut cette faveur ? car je ne m’explique plus votre présence chez moi.

Le comte, dominé par l’ironique impassibilité de Basquine, tâcha de conserver du calme et reprit :

— Pour vous expliquer le but véritable de ma visite, Madame, il faut reprendre les choses… d’un peu loin.

— Je vous écoute, Monsieur.

— Madame, j’étais l’ami intime d’un homme que vous avez poussé au désespoir, à la mort… terrible extrémité… où vous voudriez sans doute jeter mon fils…

— Je ne me répète jamais… Monsieur, — répondit Basquine avec un accent d’effrayante raillerie.

— Je crois, en effet, Madame, à l’abondance de votre imagination… Je reprends… j’étais donc l’ami intime d’une de vos victimes ; c’est vous nommer le malheureux marquis d’Henneville…

— Et c’est dire, — reprit Basquine en interrompant le comte, — que vous êtes mon ennemi…

— Implacable… Madame.

— Cette franchise… me plaît…

— Ce qui vous plaira peut-être moins, Madame, c’est d’apprendre que je sais de quelle haine acharnée vous poursuivez mon fils… Cette haine, — ajouta le comte en haussant la voix, afin d’être entendu de Scipion, — cette haine date de bien des années déjà…

— Elle date de l’enfance, n’est-ce pas ? — dit Basquine le plus indifféremment du monde. — L’enfant mendiant de la forêt de Chantilly… la petite chanteuse de Sceaux… la pauvre figurante des Funambules… c’était moi. Est-ce là ce terrible secret ?

Le comte resta déconcerté. Il s’attendait à écraser Basquine sous cette révélation… elle la prévenait, pressentant ce qui allait suivre ces paroles de M. Duriveau, et regardant comme plus adroit d’aller au devant de ce reproche, quoiqu’elle ignorât de quelle manière le comte état instruit de ces particularités.

— Basquine poursuivit donc, profitant du désappointement de M. Duriveau :

— Votre fils ne m’a pas reconnue dans nos diverses rencontres, n’est-ce pas ? Mais moi, qui ai probablement la mémoire… de la haine… je n’ai pas oublié ce méchant petit vicomte… et dès que l’occasion s’est présentée… j’ai traitreusement enlacé dans mes filets ce pauvre cher enfant, qui est l’innocence et la candeur même, comme chacun sait… afin d’en tirer quelque vengeance… féroce… inouïe… Est-ce bien cela, Monsieur ? Ne sont-ce pas là mes détestables projets ?

— C’est parfaitement cela, Madame, — dit M. Duriveau en reprenant son sang-froid.

— Eh bien… Monsieur ?

— Eh bien ! Madame, je ne veux pas que vous exaltiez l’espèce de monomanie de dépravation dont mon fils est possédé, et dont je le guérirai, moi, radicalement et rudement…

Ce disant, le comte haussa la voix afin d’être entendu de Scipion, et poursuivit d’un accent aussi élevé :

— En un mot, Madame, je ne veux pas que mon fils soit votre victime, pas même votre dupe… malgré ses précieuses dispositions pour ce rôle ridicule…

À ces mots de M. Duriveau, un éclair de joie diabolique illumina les yeux de Basquine, qu’elle tourna malgré elle vers le boudoir où était enfermé Scipion.

Puis elle reprit :

— Je crains, Monsieur… que votre fils ne soit pas parfaitement d’accord avec vous sur le rôle… peu flatteur… que, selon vous, il joue auprès de moi…

— C’est probable, Madame ; mon fils est très-dépravé, sans doute : mais il est malheureusement aussi très-crédule, très-aveugle… et très-niais à votre endroit. Mais, je me charge de lui ouvrir les yeux, et de le déniaiser… toujours à votre endroit…

— Scipion crédule ? aveuglé ? niais ? — reprit Basquine en souriant, — mais savez-vous, Monsieur, que vous me rendriez très-fière ? Circé l’enchanteresse ne transformait pas plus complétement ses amoureux… Cependant, malgré les sollicitations de mon amour-propre, je ne puis accepter votre bienveillante accusation et la toute-puissance que vous m’accordez ; je demeurerai persuadée, si vous le permettez… que Scipion est resté malgré moi… ce que je l’ai toujours vu, le plus charmant, le plus hardi, le plus spirituel jeune homme que je connaisse. Peut-être allez-vous prétendre à votre tour, Monsieur, que je m’aveugle sur lui… c’est possible… selon vous… il s’aveugle bien sur moi !

— Vous, aveuglée ?… non, non, Madame, — reprit le comte avec une ironie amère, — vos yeux sont aussi perçants qu’ils sont beaux… Vous saviez parfaitement où vous conduisiez mon fils, en exigeant de ce malheureux fou qu’il eût l’audace de me déclarer que je devais vous considérer comme l’unique arbitre de mon mariage et du sien… Eh bien ! Madame, mon mariage et celui de mon fils auront lieu… ils auront lieu… malgré vous… malgré lui… s’il le faut… en un mot Scipion vous échappera malgré vous… et malgré lui, s’il osait me désobéir.

— Voyons, Monsieur le comte, — dit Basquine avec un accent finement railleur, digne de notre immortelle Célimène, — vous qui êtes un homme de bonne compagnie, un homme d’infiniment de tact et d’esprit…

— Madame…

— Rassurez, de grâce, votre modestie effarouchée, je vais terminer par quelque chose de moins flatteur… peut-être… Comment, vous dirai-je, un homme de bon goût et qui sait son monde comme vous le savez, peut-il venir parler de mariage forcé ? pourquoi, je vous prie, ces airs de Géronte éperdu venant réclamer son fils chez quelque Cidalyse, ou plutôt, pour monter à votre lugubre diapason… dirait-on pas que je veux sacrifier ce candide Scipion sur l’autel de quelque divinité infernale ? Voyez un peu combien je suis vaniteuse, — ajouta Basquine en riant à demi, — il me semble à moi… qu’en me sacrifiant Scipion… je ferais beaucoup de jaloux. Croyez-moi… vous aurez peine à me faire passer pour quelque terrible Barbe-Bleue. Vrai, je n’épouvante pas trop… le monde… Allons, Monsieur le comte, allons, ne dérogez donc pas en faisant ainsi le bourgeois… redevenez ce sceptique et spirituel jeune-père, qui, vraiment grand seigneur, a galamment élevé son fils comme M. le duc de Richelieu avait élevé M. de Fronsac.

— Il ne s’agit ici, Madame, ni de M. de Richelieu, ni de M. de Fronsac… je ne suis pas un grand seigneur… mon père était un aubergiste enrichi, mon fils est le petit-fils d’un aubergiste enrichi.

— Et bien ! Monsieur, qu’à cela ne tienne ; c’est vous qui, par vos grandes manières, faites de M. votre père un grand seigneur. Dans votre famille, au lieu de descendre… la noblesse remonte… comme dans je ne sais quel pays… voilà tout… Mais, de grâce, ne compromettez plus cet esprit moqueur, sceptique et brillant dont vous avez si généreusement donné le secret à votre fils… et surtout plus de ces imaginations bourgeoises, n’est-ce pas ?

— Il me sera difficile, Madame, d’accéder à votre désir, — reprit le comte, presque mis hors de lui par la doucereuse insolence de Basquine. — Mon fils a pu rêver qu’il était le fils d’un grand seigneur… Moi, aussi… j’ai pu faire ce sot rêve… Mais, depuis quelques jours, — ajouta gravement le comte, — je me suis éveillé… et je me charge de réveiller aussi mon fils un peu en sursaut… sans doute ; mais, du moins, je charmerai son réveil par un-bon et honnête mariage.

— Et Scipion consentira ?

— Oui, Madame…

— J’en doute.

— Moi, j’en suis certain.

— Vous possédez, Monsieur, quelque miraculeux talisman, quelque philtre prodigieux ?

— En effet… et ce talisman, ce philtre… le voici, — dit le comte en tirant un papier de sa poche, qu’il montra à Basquine avec un sourire de dédain et de triomphe.

— Et cet inestimable talisman, quel bon génie, quelle fée tutélaire est descendue de son empyrée pour vous faire ce don, Monsieur ?

— Ce génie tutélaire, Madame, est tout simplement un magistrat.

— Un magistrat !

— Mon Dieu ! oui… vous voyez que je deviens bourgeois effréné, J’ai donc… bourgeoisement avoué à ce magistrat les craintes sérieuses que m’inspirait l’avenir de mon fils, et les actions indignes qu’il avait déjà commises, à l’instigation d’une femme exécrable… Usant alors de mon droit de père, j’ai obtenu de ce magistrat qui a conféré de ma demande avec le procureur du roi, j’ai obtenu l’autorisation nécessaire pour faire enfermer mon fils… Cette autorisation est ce talisman que je viens de vous montrer. Si mon fils ose se refuser d’obéir aveuglément à tout ce que j’exigerai de lui… aujourd’hui… tout à l’heure… demain… quand je voudrai… il sera conduit dans une maison de correction.

À ce coup imprévu, Basquine tressaillit ; puis reprenant bientôt son sang-froid sardonique, elle dit :

— C’est fort bien joué… j’en conviens, Monsieur ; Scipion n’est pas de force à lutter contre vous… le trait est piquant.

— Vous le voyez, Madame, — reprit le comte triomphant, — j’avais raison de vous dire que je vous arracherais mon fils malgré vous… et, s’il le fallait, malgré lui.

— Vous m’aviez dit aussi que son mariage et le vôtre…

— Seraient assurés en même temps. Certainement… et toujours par la grâce de mon talisman… car je dirai à mon fils : Ou vous épouserez Mademoiselle Wilson sans condition… ou demain vous irez en prison… et vous concevez, Madame, que de sa part l’hésitation ne sera guère possible. En tous cas, d’ailleurs, mes précautions sont prises… parfaitement prises… Qu’il se marie ou non… moi, Madame, je me marie, et puisque vous avez cité M. de Richelieu, je ferai une dernière fois le grand seigneur, pour dire à mon fils ce que le père de M. de Fronsac disait à ce mauvais sujet.

— Et que disait M. de Richelieu à son fils, Monsieur ?

« — Monsieur de Fronsac, — lui disait-il, — je me marie dans l’espérance d’avoir un fils qui ne vous ressemblera pas du tout. »

— De mieux en mieux… Encore une fois, Monsieur, ce pauvre Scipion trouve en vous un rude jouteur… vous l’écrasez… Mais maintenant pourrai-je savoir… quel est le but de votre visite ? Vous avez des sentiments trop élevés, vous êtes trop généreux… pour venir seulement ici afin de triompher à mes yeux, et de vous manifester à une humble fille comme moi dans l’éclat olympien de votre toute-puissance paternelle… dont un des plus beaux privilèges me paraît être celui de faire emprisonner les gens… ou de les marier de force. Cela sent bien un peu son cadi… Mais enfin le tour est cruel et bien joué… Cependant, Monsieur, si bien joué qu’il soit, ce n’est pas, je pense, pour me le voir applaudir que vous me faites l’honneur de venir chez moi.

— En effet, Madame… il m’a fallu un motif grave pour m’amener chez vous… pour m’abaisser jusqu’à vous donner, même pendant un instant, la pensée que j’étais assez misérable pour venir écouter vos insolentes prétentions…

— Ce motif, Monsieur ?

— Madame… — reprit le comte sans répondre à cette question, — mon fils est ici.

— Monsieur… — répondit Basquine en feignant la surprise et l’embarras.

— Je vous dis que mon fils est ici…

— Mais, Monsieur…

— Il est là, — dit M. Duriveau, en faisant un pas vers la porte du boudoir, — il est là… j’en suis certain.

— Oui… il est là, — dit Basquine à voix basse et simulant une grande frayeur — mais silence… je vous en conjure… je tremble qu’il ne vous ait entendu…

— J’ai parlé haut… afin qu’il m’entendit, — ajouta le comte en faisant un nouveau pas vers la porte, — je le savais là depuis le commencement de cet entretien.

— Monsieur ! — s’écria Basquine en paraissant de plus en plus épouvantée, et se jetant au devant du comte, — Scipion… doit être… dans une irritation profonde…

— Vraiment ?…

— Oh !… prenez garde… Monsieur…

— Que je prenne garde à l’irritation de M. Scipion ? — dit M. Duriveau en souriant avec dédain.

— Je vous dis, Monsieur… qu’à votre vue, il ne se possédera plus…

— Madame, laissez-moi ouvrir cette porte…

— Ah ! Monsieur… arrêtez !  ! — dit Basquine en joignant ses mains tremblantes et paraissant éperdue. — Scipion serait déjà là s’il ne redoutait pas la violence de son premier mouvement.

— J’aurai, si vous le permettez, Madame, le courage de braver ce terrible premier mouvement.


Le Boudoir de Basquine.

— Monsieur, de grâce !

— Madame… une dernière fois…

À ce moment, la porte du boudoir s’ouvrit brusquement.

Scipion y parut.

Il resta un instant sur le seuil, comme s’il eût voulu vaincre et refouler les terribles ressentiments qu’il éprouvait à la vue de son père.

— Les voilà en présence, — se dit Basquine, en jetant un regard de joie féroce sur le comte et sur son fils ; — Scipion, la révolte et la haine au cœur… son père, la menace à la bouche… Ils sont à moi !