Les trois cocus/Chapitre VI

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Librairie populaire (p. 32-43).


CHAPITRE VI

LES PARFUMS DE LA MUSE


Tandis que nous sommes à Marseille, demeurons-y encore un peu. — L’année dans laquelle le colonel Campistron épousa mademoiselle Pauline de Bellonnet, fut marquée par un autre mariage, dont l’historique est nécessaire pour que nos lecteurs comprennent Lieu la suite de ce récit.

Le chef-lieu des Bouches-du-Rhône est renommé, chacun sait ça, pour sa quantité phénoménale de water-closets. On ne peut pas faire un pas à Marseille sans se heurter à un de ces établissements, dont il faut bien reconnaître la nécessité, mais qui toutefois dans la cité phocéenne sont en trop grande abondance. Partout on aperçoit de belles boutiques à devanture en couleur tendre avec cette inscription au sommet : Lieux d’aisance, 5 centimes. À Marseille, cela ne coûte que cinq centimes. C’est la loi générale de l’offre et de la demande : plus grande est la concurrence, plus le commerce est obligé de baisser ses prix. Allez à la place du Grand-Théâtre, à Marseille, votre regard sera frappé par l’innombrable multitude de cabinets inodores qui s’offrent aux clients pressés. Le long des quais qui entourent les ports, c’est une succession d’établissements du même genre ; là, les enseignes portent des inscriptions dans toutes les langues du globe ; touchante attention pour les marins de nationalités si diverses qu’amènent chaque jour mille et mille vaisseaux. Aux Allées, sur la Canebiére, à la Plaine, derrière la Bourse, partout enfin, même multiplicité de reposoirs hygiéniques, chacun vantant en grosses lettres la supériorité de son système. Mais c’est surtout sur le Cours que les lieux d’aisance marseillais se font une concurrence acharnée ; en ce point de la ville, ils sont du reste plus luxueux que partout ailleurs : lavabo à la sortie, petits becs de gaz pour rallumer les cigares, salon de décrottage, papier à discrétion, bref, toutes les commodités.

En 1874, deux de ces maisons du Cours étaient en guerre. Elles étaient situées vis-à-vis l’une de l’autre. La première, Aux Délices de l’Orient, avait la clientèle du général commandant l’état de siège ; la vieille dame du comptoir, légitimiste fanatique, avait, dans une journée mémorable, déposé une couronne de fleurs sur la tête du général Sesquivan, vainqueur de l’insurrection et restaurateur de la procession annuelle du Sacré-Cœur. L’autre maison, Aux Méditations de Lamartine, était également en vogue, mais pour des motifs d’un ordre tout différent. Tandis que les Délices de l’Orient devaient leur succès à la politique, les Méditations de Lamartine devaient le leur à la jeunesse de la demoiselle de magasin. D’un côté, clientèle aristocratique, de l’autre clientèle d’adorateurs. En allant aux Délices de l’Orient, les conservateurs de la ville accomplissaient un devoir sacré, ils manifestaient en quelque sorte en faveur de la royauté et de la religion ; par contre, les jeunes galantins qui se pressaient et souvent même se forçaient aux Méditations de Lamartine rendaient hommage à la beauté de mademoiselle Paméla Dujasmin.

Georges Lapaix qui, à cette époque, était célibataire et n’avait que vingt-trois ans, ne manquait jamais, quand il venait voir à Marseille son oncle Campistron, de faire un pèlerinage sentimental chez Paméla.

Un autre adorateur de la demoiselle, — mais celui-ci tenace et habitant la ville, — c’était le jeune poète Pharamond Le Crêpu, Pharamond Le Crêpu avait deux ans de plus que le neveu du colonel. Il était cordonnier de son état, et, tout en ressemelant ses bottes, il versifiait. Mais quels vers ! Ses amis affirmaient qu’après Victor Hugo il était le premier poète de France ; et lui, qui considérait son talent comme bien au-dessus de celui de l’auteur des Châtiments, disait :

— Quel dommage pour Hugo que ce siècle ait encore vingt-six ans à vivre ! Dans vingt-six ans ma gloire aura effacé la sienne, et c’est moi qui laisserai mon nom au siècle !

Le mot est authentique. Notre cordonnier ne s’en croyait pas moins que cela. Dans l’histoire du monde, le dix-neuvième siècle, prétendait-il, s’appellerait le siècle de Pharamond Le Crêpu. Le jeune Pharamond, brun, grêlé, barbu à la diable, chevelu en crinière mérovingienne, ne faisait pas seulement que des vers et des souliers ; il fricotait encore de la politique. À ce point de vue, il s’était juré d’être toujours plus avancé que n’importe qui ; les radicaux étant au sommet du pinacle du suffrage universel, il s’intitulait alors collectiviste et considérait Louis Blanc comme un vil réactionnaire. L’aiguille de sa boussole politique se tournait toujours vers une exagération ; sa muse littéraire était Paméla.

Que de stations fréquentes et prolongées il faisait chaque soir aux Méditations de Lamartine ! Les jours où la cordonnerie avait bien donné, il arrivait muni d’un superbe bouquet. Son cœur battait fort quand il approchait de la maison où trônait la belle ; il pensait défaillir lorsqu’il apercevait la devanture rose tendre de la boutique et cet écriteau supplémentaire en saillie sur la rue : « Arrêtez-vous ici ! n’allez pas en face ! » Il offrait son bouquet et engageait la conversation :

— Comment cela va-t-il, depuis hier ?

— Pas mal, Monsieur Pharamond. La santé est bonne et les affaires sont en pleine prospérité. Nous avons aujourd’hui, sur la recette d’hier, une augmentation de huit francs, ce qui représente une plus-value de cent soixante têtes. Les Délices de l’Orient sont dans une rage folle. Papa tient de Vitalis, le liquoriste, que notre concurrente va faire peindre sur son enseigne une inscription en sous-titre : « Ici c’est le Paradis ; en face, c’est l’Enfer. » Quand nous nous sommes établis, elle comptait que nous ferions de mauvaises affaires ; mais, jusqu’à présent, elle en est pour ses frais de jalousie… Et, à part ça, êtes-vous satisfait, vous ?

— Je n’ai pas à me plaindre sous le rapport matériel. J’ai reçu aujourd’hui une commande importante de babouches turques pour un bazar de Paris. C’est votre beau-frère le chapelier, M. Suprême, qui m’a valu ça. Malheureusement, je ne suis pas outillé en conséquence ; je ne fais pas le gros. Je vais passer la commande à un confrère et je gagnerai ainsi sans peine une bonne commission.

— Il y a longtemps que ma sœur aînée ne m’a plus écrit.

— M. Suprême, son mari, me dit dans sa lettre que tout le monde se porte à merveille.

— Ah ! tant mieux !

— En politique, je gagne tous les jours du terrain. Ce matin, j’ai eu la visite d’une délégation du Cercle Collectiviste de Gratte-Semelle, qui me demande une conférence sur la Liquidation sociale. Je crois qu’aux prochaines élections je pourrai poser ma candidature avec des chances de succès.

— Monsieur Pharamond, je suis bien aise de constater que tout vous réussit à souhait.

— Tout ?… Hélas !… non !…

— Que manque-t-il à votre bonheur ?

— Oh ! vous le savez bien, cruelle… Il me manque ce mot que j’attends depuis des siècles, il me manque ce consentement que j’implore à vos genoux, il me manque ce « oui » que vous me refusez, bien que ma flamme soit pure ; car, vous le savez, ce n’est pas à la honte que je veux vous mener, comme vos autres adorateurs ; non, c’est par les liens les plus légitimes, chère Paméla, que je voudrais que nous fussions liés…

— Plus bas, monsieur Pharamond, je vous en prie… Il y a, derrière ces cloisons à jour, des clients qui peuvent nous entendre.

En effet, pendant ce dialogue, les clients entraient et sortaient. Le service ordinaire était effectué par une bonne : il n’y avait que dans les cas de grande presse que Mlle Paméla donnait un coup de collier. C’était du reste une justice à lui rendre, elle n’était pas fainéante et mettait volontiers la main à la pâte.

Mais Pharamond Le Crêpu se souciait peu d’être entendu ou non par la clientèle de l’établissement. Il tira de sa poche un rouleau de papier.

— Tenez, cruelle, écoutez, dit-il, les vers que vous m’inspirez. Voici la poésie que j’ai faite hier soir en vous quittant et sous les rayons de la pâle lune.

Et il se mit en devoir de déclamer :

Le front dans la nuée et les pieds dans l’a…

— Plus bas, monsieur Pharamond, plus bas ! reprit Mlle Dujasmin,

Le poète recommença en baissant un peu le ton :

Le front dans la nuée et les pieds dans l’abîme,
Clairon de l’Idéal, je sonne le réveil ;
Mais, brûlé par l’Amour, l’Amour qui me décime,
Je sens mon cœur sécher comme un linge au soleil.

À ce vers, le poète fut interrompu par une explosion de sanglots qui partaient d’un compartiment à droite du comptoir. On se précipite, on frappe à la porte,

— Qu’avez-vous, monsieur ? Est-ce que vous vous trouvez mal ?

— Non, madame, répond à travers la cloison une voix larmoyante, c’est que je suis une nature sensible ; je ne puis pas entendre une poésie sans que cela me fasse pleurer.

Cette nature sensible, c’était M. Garoutte, l’oncle de la colonelle, vieux bonhomme de soixante-quinze ans. En sortant du buen-retiro, il essuya ses yeux et adressa une profonde révérence à Pharamond Le Crêpu. Le poète voulait reprendre sa lecture. À ce moment, un flot de clients se précipita dans l’établissement. La bonne étant insuffisante pour le service, Paméla quitta son siège. Le cordonnier lyrique, alors, de poser son manuscrit sur le comptoir.

— Mademoiselle, fit-il avec un regard suppliant ; je vous en conjure, lisez mes vers, puisque vous ne voulez pas les écouter.

— Monsieur Pharamond, je ne demande pas mieux ; mais vous voyez vous-même que le devoir m’appelle.

— Soit, mais quand le coup de feu sera passé !…

Il allait mettre le pied sur le seuil de la boutique, lorsqu’il se ravisa. Il rebroussa chemin, et, comme un vulgaire client, il demanda un cabinet.

— Au numéro 13, monsieur Pharamond, répondit la voix claire de Mlle Dujasmin.

L’établissement avait repris sa physionomie habituelle. On entendait seulement les bruits que l’on sait, au milieu desquels le cabinet numéro 13 se faisait particulièrement remarquer ; mais ce n’étaient pas là des sons ordinaires. Le poète amoureux, qui n’était resté que pour la frime, poussait des soupirs à fendre l’âme d’un rocher. La belle Paméla, pour le coup, en fut vraiment attendrie.

— Comme il m’aime ! pensait-elle.

Les clients défilaient toujours, se succédant sans interruption ; le public se renouvelait constamment. Seul, le numéro 13 restait fermé, et les soupirs qui s’en exhalaient étaient de plus cri plus attendrissants.

Un des clients se présenta, la bouche en cœur et serra la main à la belle Paméla. Il prononça quelques mots tout bas. Mlle Dujasmin y répondit tout haut par cette phrase impérative :

— Finissez, monsieur Georges !

À quoi le client répondit par :

— Oh ! rien que ce mignon bouquet de violettes qui est à votre corsage !…

Les soupirs du numéro 13 cessèrent brusquement ; le cabinet s’ouvrit aussitôt et Pharamond parut. Il fit quatre pas, raide, sec, plissant la lèvre, posa ses cinq centimes sur le comptoir d’un air vexé, et sortit en faisant claquer la porte de la rue.

Le client qui avait réclamé un bouquet de violettes se mettait à rire ; mais Paméla lui coupa sa gaieté.

— Tenez, dit-elle, avec vos manières ridicules, voilà que vous êtes cause que M. Pharamond s’en va fâché !

Et, d’un geste péremptoire, elle ajouta :

— Puisque vous n’avez rien à l’aire, puisque vous n’êtes venu ici que pour me couler fleurette, quittez ces lieux, monsieur, et ne remettez plus les pieds chez moi !

Ah ! c’est qu’au fond elle aimait son cordonnier lyrique, la demoiselle du lieu d’aisance

Georges Lapais s’en alla, méditant un projet de vengeance.

Il se rendit incontinent au Cercle Phocéen, dont son oncle était un des habitués. Justement, le colonel venait de terminer une partie de whist.

— Qu’as-tu, mon neveu ? interrogea Campistron. Tu as le visage tout bouleversé.

— Je viens de recevoir un affront sanglant.

— Tant mieux !… un duel… il le faut un duel… Je ne connais que ça, nom de Dieu !

— Mais, mon oncle, c’est une femme qui m’a…

— Une femme ?… Fichtre !… cela change les choses…

— C’est la demoiselle de comptoir des Méditations de Lamartine.

— La maison du Cours ?

— Oui, mon oncle.

— C’est bien fait, alors… Cela t’apprendras à ne pas écouler mes conseils… Que t’ai-je dit, quand tu es arrivé a Marseille ?… Je l’ai dit : « Attention, Georges ! C’est aux Délices de l’Orient que tout le parti conservateur va ; ne le commets jamais dans d’autres lieux »… T’ai-je prévenu, oui ou non, saperlotte ?

— Certainement, mon oncle… mais…

— Il n’y a pas de mais… Le Lamartine, c’est une boîte de nom de Dieu de conspirateurs, c’est un foyer d’insurrection, mille tonnerres !… Si le général m’écoutait, il prendrait un arrêté pour en ordonner la fermeture.

— La demoiselle de comptoir a pour amoureux un certain Pharamond.

— Je sais ça… Pharamond Le Crêpu, un cordonnier collectiviste, qui est grêlé et qui fait des vers, avec des grands cheveux…

— Précisément, mon oncle.

— Très mal noté, nom de Dieu ! signalé à la police… Je sais ça… Il a organisé une Société sous le nom de Société des Dames Marseillaises pour la réhabilitation de la violette.

— Vous y êtes, mon oncle… Il prétend que la violette est un emblème bonapartiste, et que, si les dames en portent toutes un bouquet à leur corsage, nous n’oserons plus en orner nos boutonnières… Cela n’a pas le sens commun !… Or, voici ; c’est la demoiselle des Méditations de Lamartine qui est présidente de la Société.

— Parfaitement… Demain soir, les dames de la Violette donnent un bal à l’Eldorado…

— Mon oncle, vous êtes admirablement renseigné…

— Parbleu !… Eh bien, écoule ce que tu vas faire, et cette fois obéis-moi, mille millions de mille millions !… Voici ma carte… Tu iras de ce pas chez le général… Tu diras que c’est pressé… Avec ma carte, les portes te seront grandes ouvertes… Tu expliqueras la chose au général, comme quoi les Méditations de Lamartine sont un foyer d’insurrection… le poète Pharamond Le Crêpu un socialiste dangereux… et cætera… Bref, qu’il ferme la boutique et qu’il coffre le cordonnier.

— Merci, mon oncle,

Là-dessus, Georges Lapaix court à la division. Il montre la carte du colonel.

On l’introduit. Le général sortait de table.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il. Encore une conspiration ? Faites entrer ce jeune homme.

Georges La paix entre.

— Surveillez les issues, commande le général au planton de service… Maintenant, jeune homme, racontez-moi votre histoire.

— Je viens, général, envoyé à vous par le colonel Campistron.

— C’est compris… Il y a urgence, avez-vous dit ?

— Voici, général… Il s’agit d’un cordonnier qui fait des vers…

— Qu’est-ce que vous me chantez là ?… Les cordonniers ne font pas des vers…

— Pardon, général, quand ils sont poètes…

— Poète, poète… Vous voulez dire un cordonnier qui chante des complaintes… Oui, je connais eu… J’en ai lu, des complaintes… Après ?

— Ce cordonnier a organisé une Société dont le signe de ralliement est un bouquet de violettes que les dames portent au corsage et les hommes à la boutonnière…

— Très bien, c’est très bien, cela !… La violette, excellent emblème…

— C’est, dit-il, pour réhabiliter cette fleur… La présidente de la Société est une demoiselle Paméla Du jasmin…

— Attendez, jeune homme, je vais prendre des notes.

Et le général se met à écrire :

— Paméla Dujasmin… Qu’est-ce qu’elle fait, cette Paméla Dujasmin ?

— Elle tient un lieu d’aisance sur le Cours…

— Sur le Cours… lieu d’aisance…

— En face les Délices de l’Orient

Délices de l’Orient… Continuez… Où est la conspiration dans tout ça ?

— J’y arrive, général… Le cordonnier, le poète aux violettes, voudrait épouser la demoiselle du lieu d’aisance…

— Très bien, je comprends… Seulement, le père s’y oppose ?…

— Mais non, général, je ne dis pas cela…

— Ça ne fait rien… Les pères s’opposent toujours quand on leur demande leurs filles en mariage… Je sais ce que je dis… Comment l’appelez-vous, ce cordonnier qui veut épouser le lieu d’aisance ?

— Pharamond Le Crêpu…

— Bon… J’écris… Pharamond… Pourquoi s’appelle-t-il Pharamond ?

— Dame, général… sans doute parce que son père…

— Ah !… il a donc aussi un père, ce Pharamond Le Cornu ?

— Certainement, général…

— Pourquoi ne le disiez-vous pas ?

— Mais, général, ce détail n’a pas d’importance…

— Comment ! cela n’a pas d’importance ?… C’est l’essentiel… Et le père Le Cornu, est-ce qu’il autorise le mariage de son fils Pharamond avec le lieu d’aisance ?

— Je n’en sais rien, général…

— Il aurait fallu s’en informer.

— Je vous répète, général, que cela ne fait rien à l’affaire… Et puis, ce n’est pas Le Cornu, c’est Le Crêpu…

— Qu’est-ce que vous me chantez, à présent ?… Alors, ce n’est pas son père ?

— Plaît-il ?

— Si le fils s’appelle Pharamond Le Cornu et si le père s’appelle Le Crêpu, c’est que votre cordonnier n’est pus le fils de son père…

— Mais, général, je ne vous ai pas dit que le fils s’appelait Le Cornu… Je vous ai dit : Pharamond Le Crêpu…

— Cela ne change rien à mon raisonnement ; la chose est renversée, mais c’est la même chose… Nous disons donc que c’est le fils qui se nomme Le Crêpu… Le Crêpu Pharamond… C’est bien cela, cette fois ?

— Oui, général…

— Où est la conspiration ?

— C’est au sujet du bal…

— Quel bal ?

— Un bal que donnent demain les dames de la Violette…

— La demoiselle du lieu d’aisance ?

— Oui, général… Elle est présidente…

— Comment l’appelez-vous, m’avez-vous dit ?

— Paméla Dujasmin…

— C’est cela, j’avais bien écrit… Elle porte un bouquet de violettes et elle chante des complaintes…

— Mais non, général… Les complaintes, c’est le cordonnier…

— Cela ne fait rien, c’est la même chose ; ils chanteront bien tous les deux des complaintes, puisqu’il est entendu que votre cordonnier épousera le lieu d’aisance…

— Pardon, général, il n’a pas encore épousé…

— Oui, c’est vrai ; vous m’avez dit que le père s’y oppose…

— Mais non, général, je vous ai dit que…

— Parfaitement, vous avez parlé d’un bal…

— C’est cela, général…

— Alors, le père ne s’oppose plus, puisqu’il donne un bal ?…

— Je vous prie de m’excuser, général, si j’insiste… Ce n’est pas le père qui donne le bal…

— Allons donc ! vous ne me ferez pas croire que c’est la fille… Quand un père a une fille à marier, c’est lui qui invite ses amis et connaissances à ses soirées.

— D’accord, général ; mais ce n’est pas le cas. Dans le cas dont il s’agit, le bal est organisé par la Société…

— Quelle société ?

— Je vous l’ai dit : la Société des Violettes.

— C’était mon idée, la demoiselle du lieu d’aisance… Cependant, il me paraît difficile à avaler que l’on donnera un bal dans un lieu d’aisance.

— Vous avez raison, général, cette soirée sera donnée à l’Eldorado.

— J’aime mieux ça… Récapitulons… Nous disons donc que votre demoiselle des Délices de l’Orient, d’une part…

— Général, la demoiselle tient les Méditations de Lamartine.

— Vous m’avez dit les Délices de l’Orient… Je le sais bien, sacrebleu ! puisque je l’ai écrit.

— Je vous demande pardon, général, je me suis sans doute mal expliqué. Les Délices de l’Orient, c’est l’établissement légitimiste…

— Fichtre ! vous ne m’apprenez rien de neuf. C’est là que je vais.

— Au contraire, les Méditations de Lamartine, la maison tenue par ta demoiselle Paméla Dujasmin, c’est…

— C’est le centre de ralliement des violettes.

— Précisément, général… Et le bal de l’Eldorado, voilà la conspiration…

— Une minute !… Nous disons qu’il y a une conspiration… que le père Dujasmin s’oppose à ce que sa fille Paméla épouse une Société de Violettes… je veux dire un marchand de complaintes, nommé Le Crêpu Pharamond, dont le père, qui n’est pas son père à celui-là, est cordonnier…

— Permettez, général…

— Laissez-moi suivre le fil de la chose… Nous disons encore que les Méditations de Lamartine sont invitées par la Société des Violettes à un bal organisé à l’Eldorado, mais que là éclatera la conspiration… Ah çà, quels sont les adversaires de la Société des Violettes qui iront au bal en question ?

— Moi, d’abord, général. Il faut à tout prix que j’empêche ce mariage.

— Comment ! vous ?… Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Je suis le rival de Pharamond Le Crêpu.

— Pristi ! voilà qui change tout !…

— Certainement, général.

— Alors, vous êtes le rival du marchand de complaintes ?

— Oui, général.

— Vous êtes un adversaire de la Société des Violettes ?

— Naturellement.

— Et vous voulez, grâce au bal de l’Eldorado, empêcher le mariage du lieu d’aisance.

— C’est cela même… J’irai exprès pour cela à ce bal.

— Parfaitement !… Je comprends maintenant pourquoi le colonel Campistron vous a envoyé ici.

Le général sonne. Le planton paraît.

— Faites monter de suite le lieutenant Biquet, mon secrétaire, avec un caporal et une escouade.

Quand le lieutenant est arrivé, le général le fait asseoir.

— Biquet, je vais, dit-il, vous charger d’une mission délicate. Il y a une conspiration contre un jeune homme auquel s’intéresse le colonel Campistron, mon ami… Campistron est bonapartiste, c’est son affaire ; moi, je suis pour le roi, ça me regarde… À part ça, nous sommes d’accord… Vous connaissez les Délices de l’Orient, Biquet ?

— Oui, mon général.

— Et les Méditations de Lamartine ?

— C’est en face.

— Eh bien, le Lamartine, qui est l’établissement bonapartiste…

À ce mot, Georges Lapais de se récrier :

— Mais, général…

— Assez, monsieur, vous n’avez plus la parole…

Et se tournant vers Biquet :

— La demoiselle du Lamartine, dis-je, est à la tête d’une Société pour la propagation de la violette, qui est, comme vous le savez, l’emblème des bonapartistes. Elle s’appelle Paméla Dujasmin, et son père ne veut pas qu’elle se marie avec un jeune homme nommé Pharamond Le Crêpu, sous prétexte qu’il chante des complaintes, ce qui n’est pas une raison, et encore sous prétexte que le fiancé Le Crêpu n’est pas un enfant légitime, vu que son père, à lui, s’appelle Le Cornu…

— Pardon, général, interrompt Georges Lapaix.

— Silence, sacré nom ! Je répète vos propres paroles… Écoutez-moi, Biquet… Vous comprenez que le second prétexte ne vaut pas mieux que le premier. Ce n’est pas sa faute, à ce garçon, si son père ne l’a pas légitimé… Vous allez donc, dès demain matin à la première heure, trouver M. Dujasmin, le père du lieu d’aisance… Vous lui direz que le colonel Campistron, mon ami, s’intéresse au mariage de sa fille avec le jeune Le Crêpu, qui a organisé la Société des Violettes…

Georges Lapaix trépignait.

— Ah ! çà, crie le général, avez-vous fini de vous démener sur votre chaise ?… Je continue, Biquet… Vous direz encore au père Dujasmin que, bien que les opinions du colonel et celles du jeune Pharamond ne soient pas les miennes, je verrais avec plaisir se conclure ce mariage… Maintenant, il y a une autre affaire… Cet autre jeune homme, celui-ci, qui est le rival de Le Crêpu, a organisé, à l’Eldorado, un bal pour s’opposer aux épanchements légitimes de nos deux amoureux…

Le neveu de Campistron ne pouvait y tenir.

— Oh ! général, je ne puis laisser ainsi interpréter mes…

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! allez-vous me ficher la paix, mille tonnerres !… C’est vous-même qui avez déclaré, il y a deux minutes, que vous iriez à ce bal pour faire de l’opposition au mariage de votre rival, et que c’était là la conspiration dénoncée par le colonel…

— Oui, général ; mais…

— Assez !

Le caporal et son escouade entraient.

— Caporal, ordonna le général, empoignez-moi ce freluquet, et fourrez-le au fort Saint-Nicolas.

Georges eut beau dire, l’escouade entraîna le neveu du colonel.

— Est-ce tout, mon général ? demanda alors le lieutenant Biquet.

— Non. Vous irez porter aussi demain ce billet à Campistron.

Et le commandant de l’état de siège griffonna ces quelques lignes :

« — Mon cher, j’ai compris l’affaire. Le rival de votre protégé est au clou. Demain, je le fais mettre au secret, afin qu’il ne puisse communiquer avec personne. On n’instruira son affaire que dans un mois. Vous avez bien fait de me livrer ce gaillard-là. À part cette question de mariage, il m’a paru très dangereux. »

Quinze jours après la démarche du lieutenant Biquet auprès du père Dujasmin, démarche à laquelle personne ne comprit jamais goutte, le cordonnier lyrique épousait sa muse. — Quant au colonel, il trouva que son neveu aurait bien pu venir le remercier, et il ne s’étonna pas autrement de son absence. Ce ne fut qu’au bout d’un mois, lorsque le secret fut levé, qu’il apprit, par une lettre datée du fort Saint-Nicolas, la boulette du général.

Il alla voir la vieille brisque.

L’explication fut un peu embrouillée ; mais enfin Campistron finit par se faire comprendre, et son neveu fut relâché.

Le jeune ménage passa, aux Méditations de Lamartine, une vraie lune de miel.

Et le général, profondément furieux de sa méprise, se vengea sur le premier journal républicain venu, auquel il infligea, à propos de bottes, une interdiction de vente sur la voie publique.