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Les trois cocus/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Librairie populaire (p. 44-53).


CHAPITRE VII

PÉLAGIE


Quand le concierge, après avoir dit aux invités du colonel que Pélagie lui avait avalé ses lunettes, leur eut expliqué ce qu’était la susdite Pélagie ; quand Mme Paincuit, revenue à elle, eut reçu l’assurance qu’elle n’avait plus rien à craindre pour le moment, vu que M. Robert Laripette s’était enfermé avec Pélagie dans son entresol ; quand Campistron eut congédié tout son monde, il dit à sa femme, avec qui il était demeuré seul :

— Eh bien, vu les explications, ce n’est pas moi qui irai chercher noise au nouveau locataire à cause de sa compagne… Je trouve que ce garçon est dans son droit… Et dire que j’avais cru à une association de deux êtres menant une vie de débauches !…

— Comment l’appelles-tu, déjà, Bonaventure, ce nouveau locataire ? demanda la colonelle, feignant d’avoir oublié le nom dit par Placide…

— Il se nomme M. Robert Laripette… Ce doit être un parent d’un lieutenant de spahis que j’ai connu à Constantine et qui s’appelait Bernard Latripette… Il n’y a qu’une lettre de différence dans leurs deux noms ; leur parenté ne doit pas être trop éloignée… Des petits-cousins, sans doute… C’est égal, il faudra que je fasse sa connaissance… Après tout ce que nous avons appris, j’ai la conviction que c’est un joyeux pékin, et moi, j’aime les gens gais, nom de Dieu !

Le colonel était tout heureux.

Il se versa un verre de cognac, alluma un cigare et s’étendit sur un canapé.

— Tu ne songes pas à te mettre au lit, Bonaventure ? interrogea la colonelle.

— Ma foi, non… Je fume encore un cigare…

— Il est cependant dix heures.

— Que je ne te gêne pas, Pauline… Si tu as sommeil, tu peux te retirer dans ta chambre… J’irai dans la mienne tantôt.

— Oh ! ce n’est pas que j’aie sommeil… Je te tiendrai encore compagnie pendant ton cigare, si ma présence t’est agréable…

— Comment donc !

Le colonel fumait à petites bouffées, regardant les frêles rubans de fumée bleue qui s’échappaient du tabac ; plongé dans une sorte de rêverie, il se remémorait les divers incidents de la soirée. Sa main retrouva le numéro du Figaro, et, machinalement, il jeta encore une fois les yeux sur la correspondance qu’il essayait de déchiffrer au moment de l’arrivée tumultueuse des Paincuit.

— Tambour-major, demi-lune, forteresse, répétait-il, voilà qui est militaire… Il n’y a que ce sacré oursin que je ne m’explique pas… Que diable veulent-ils dire avec leur oursin ?… Qu’en penses-tu, Pauline ?

Mme Campistron rougit légèrement.

— Oursin, oursin, répondit-elle, c’est un coquillage hérissé d’épines que l’on trouve en abondance dans les environs de Marseille.

— Oui, je sais bien… Seulement, cela ne s’accorde pas du tout avec demi-lune… Veux-tu me faire le plaisir de lire ça, Pauline ?

Il lui passa le journal.

La colonelle lut à son tour le passage indiqué :

— Correspondance… TAMBOUR-MAJOR. Je suis dans la forteresse. L’oursin retiré de la demi-lune. »

— Eh bien ? fit Campistron.

— Je ne comprends pas.

— Une demi-lune, c’est une petite fortification, une défense de courtine, quoi !… Mais voilà, il n’y a pas de raison pour qu’il y ait des oursins ou toute autre espèce de coquillage dans une demi-lune !…

— Cependant, Bonaventure, mon avis est qu’il s’agit bien ici d’un de ces coquillages qui…

— Jamais de la vie !… Cela n’aurait aucun sens…

Il réfléchit quelques secondes, puis, brusquement :

— J’y suis ! j’y suis !… J’ai trouvé la clef de cette correspondance militaire… C’est un sapeur…

— Un sapeur ?

— Parfaitement… Un sapeur qui écrit à un de ses amis, lequel est tambour-major…

— Ah ! bah !

— C’est clair, très clair même, je suis un imbécile de ne pas avoir trouvé plus tôt. Un oursin, c’est un bonnet à poil, le bonnet que portent les sapeurs…

— Tu crois ?

— Quelle question ! Avec ça que je ne connais pas tout ce qui a rapport à l’armée, jusqu’au moindre bouton de guêtre !…

— Alors ?

— C’est un sapeur qui informe un camarade qu’il permute. Il était dans une demi-lune, il passe à une forteresse… « Je suis dans la forteresse »… Ça y est en toutes lettres… Et il a mis dans le journal qu’on le retirait de la demi-lune, afin que son ami le tambour-major le sache…

Pauline ne put retenir un joyeux éclat de rire.

— Tu as l’air de te ficher de moi, nom de Dieu !… Parions que j’ai deviné l’énigme…

— Je ne parie rien du tout… Je crois qu’il est question d’un coquillage ; toi, tu penses que c’est d’un bonnet de sapeur… Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ?

— Ça doit te faire… Ça doit te faire… Nom d’un petit bonhomme, parions vingt francs… Tu ne réponds rien ?… Qui ne dit mot consent… Voyons, qui sera le juge du pari ?… Prenons-nous Placide pour arbitre ?… Non, il dira comme moi ; je n’aurai pas de mérite à gagner… M. Mortier ?… M. Paincuit ?… Ils ne voudront pas se déranger, maintenant qu’ils sont rentrés chez eux… Ah ! faisons appel au nouveau locataire…

— Bonaventure, tu es toujours le même avec tes paris… Quelle manie !… Si tu crois que les gens sont aises d’être dérangés par toi pour de pareilles vétilles ?… Laisse donc le nouveau locataire tranquille…

— Non, non… C’est une bonne idée que j’ai eue là… Ce Laripette est un garçon jovial ; j’ai hâte de le connaître, car il me plaît déjà… Je suis certain d’avance que nous nous comprendrons tous deux…

Là-dessus, Campistron sonne Placide.

— Placide, regarde à l’entresol par la fenêtre qui donne sur la cour.

— Voilà, mon colonel, je regarde.

Y a-t-il de la lumière à l’entresol ?

— Oui, mon colonel.

— Très bien, c’est qu’il n’est pas encore couché… Placide, tu vas descendre chez le nouveau locataire… Tu lui diras que le colonel Campistron de Bellonnet l’invite à monter chez lui si cela ne le dérange pas… Tu ajouteras que je serais très flatté de faire sa connaissance dès ce soir, et de le consulter sur quelque chose de fort intéressant.

Pour le coup, Pauline changea de couleur.

— Ah ! mon Dieu ! pensa-t-elle, que va-t-il arriver ? Une invitation faite en de pareils termes !… Il va s’imaginer que mon mari sait tout… Il avouera peut-être… Ou plutôt, non ; il parlera de notre rencontre et s’efforcera de l’innocenter… Mon mari se méfiera… Un mot maladroit peut faire saisir le sens de cette maudite correspondance… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur !

Voyant sa femme se troubler, le colonel se leva et vint à elle.

— Fichtre ! dit-il, tu es joliment impressionnable… C’est cette Pélagie qui t’effraie ?…

— Mais, mon ami, je ne suis pas effrayée…

— Pardon, je le vois bien… Tu es toute bouleversée…

— Tu te trompes, Bonaventure, je n’ai rien. Campistron se tourna vers Placide :

— Allez chez M. Laripette, fit-il ; seulement, priez-le de monter sans sa Pélagie… à cause de madame. Placide sortit. Cinq minutes après, M. Robert Laripette faisait son entrée ; il paraissait vivement intrigué.

— Je vous prie mille fois de m’excuser, cher monsieur, commença le colonel, de la liberté que j’ai prise de vous déranger à cette heure…

En disant cela, il saluait Robert et lui présentait Pauline.

Mme Campistron de Bellonnet, ma femme, qu’est aussi désireuse que moi de faire votre connaissance…

— Madame et monsieur, je suis vraiment confondu…

— Permettez… Après la scène impayable de tout à l’heure, nous ne nous sommes pas senti le courage d’attendre jusqu’à demain pour vous faire savoir combien nous sommes enchantes de vous avoir comme co-locataire…

Robert était assez embarrassé.

— Asseyez-vous donc, je vous en plie, reprit le colonel… Accepterez-vous un verre de line champagne ?… J’en ai qui m’est expédiée directement de Cognac… Un nectar… Tenez, goûtez moi ça.

Et il versait à boire au jeune homme, de plus en plus surpris.

— Je vous étonne, hein ?… Dame, je suis comme ça… Un peu brusque… Je vais droit au but, moi… Ancien militaire, vous comprenez… Nous sommes très ronds, nous autres… Très ronds en affaires, très ronds en tout… Non. pardon, e voulais dire très carres… Au fait, carré ou rond, c’est a même chose…

Le colonel barbotait. Pauline était au supplice.

— Monsieur le colonel, dit Robert, j’ai déjà connu beaucoup de militaires, et leur brusquerie, puisque vous appelez brusquerie ce qui est une noble impétuosité, m’a toujours particulièrement charmé.

— Merci, vous êtes bien bon… Permettez que je vous la serre.

Ils se donnèrent une poignée de main.

— Voici donc, continua Campistron, pourquoi j’ai pris la liberté de vous déranger… Vous m’excuserez, n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire que votre amabilité me comble.

— D’abord, le plaisir, la hâte de faire votre connaissance… Ensuite, il y a un pari…

— Je ne saisis pas bien.

— Ma femme et moi, nous venons de faire un pari au sujet d’une correspondance intitulée « Tambour-Major » qui figure dans le Figaro d’aujourd’hui.

Laripette ne sourcilla pas.

— Lisez vous-même, ajouta le colonel en passant le journal à Robert, et en désignant du doigt le passage en litige.

Laripette lut.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Pauline soutient… Pauline, c’est le petit nom de ma femme…

— Pardon, mon ami, interrompit la colonelle, je ne soutiens rien du tout.. Je t’ai dit simplement que mon avis était qu’il s’agissait…

— D’un coquillage… C’est ce que j’allais expliquer à monsieur… Oui, monsieur, ma femme prétend que l’oursin de cette correspondance est un coquillage !… Vous savez, ces espèces d’animaux pleins de piquants… que l’on trouve au bord de la mer… dans la Méditerranée surtout…

— En effet, je vois cela d’ici.

— Moi, je me tue à expliquer à Mme Campistron…

— À expliquer quoi ?

— Que cette correspondance, qui est essentiellement militaire, cela ne fait pas l’ombre d’un doute… Forteresse, tambour-major, demi-lune… Que cette correspondance, dis-je, est le fait d’un sapeur… un sapeur dont la signature est dissimulée sous cet oursin… Oursin, bonnet de sapeur… Qu’en pensez-vous ?

Laripette était ahuri.

— Moi, je pense… Au fait, je ne sais pas ce que je pense…

— Je vais vous mettre sur la voie… C’est un sapeur qui permute ; d’une demi-lune dont il se retire, il passe à une forteresse, et il en informe un de ses amis, tambour-major, qui est abonné au Figaro… Y êtes-vous maint Est-ce ça ?

Le jeune homme tendit la main à Campistron.

— Mes compliments, colonel, vous êtes le génie de la perspicacité… Je n’aurais pas trouvé la clef de l’énigme ; mais, saperlotte, c’est bien cela…

Campistron triomphait.

— Un coquillage, ça ne signifierait rien…

Et, s’adressant à sa femme, il ajouta :

— Pauline, je n’ai pas influencé monsieur… Conviens que tu as perdu le dîner…

— Quel dîner ?… Tu as parié vingt francs…

— Cela ne fait rien… En ma qualité de gagnant, je change l’enjeu… Tu as donc perdu un dîner, et nous l’offrirons à monsieur en l’honneur de Pélagie, le jour où tu n’en auras plus peur.

— Comment ! objecta Robert qui n’était pas au bout de ses surprises, madame a peur de Pélagie ?

— Oh ! monsieur, je vous en prie, ne croyez pas un mot de ce que dit M. Campistron.

— Ta, ta, ta… Quand j’ai envoyé Placide prier monsieur de vouloir bien nous permettre de le déranger, tu as été toute bouleversée… Ne dis pas non !… Ta figure a passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel… C’est comme Mme Paincuit… Était-elle épouvantée tantôt, la malheureuse !… Et le père Orifice donc !… Ah ! monsieur Laripette, vous pouvez vous vanter d’avoir mis la maison sens dessus dessous avec votre culotteuse de pipes !…

— Que voulez-vous ? Il est de ces amitiés bizarres, mais fidèles, dont on ne peut se séparer.

Le colonel rapprocha sa chaise de celle de Robert et lui dit :

— Vous la garderez avec vous ?

— Oui.

— Je vous préviens que le président, le locataire du second, doit se plaindre demain au propriétaire… Il disait tantôt que c’était indécent et qu’une maison qui se respectait…

— Il pourra dire tout ce qu’il voudra… Pélagie est chez moi ; le bail, que j’ai signé, est bel et bien signé aussi par le propriétaire ; il n’y a pas de président qui tienne, Pélagie restera.

— Est-ce depuis longtemps que vous l’avez ?

— Depuis trois ans.

— Et, s’il n’y a pas d’indiscrétion, est-elle jeune ?

— Pour ça, vous comprenez, je n’ai jamais vu son acte de naissance…

— Cela va sans dire ; mais enfin vous pouvez mieux que moi évaluer son âge…

— Elle doit avoir de quinze à dix-huit ans… Je l’ai emmenée du Cap…

— Du Cap de Bonne-Espérance ?

— Précisément. Je devais la laisser à Londres. Pendant la traversée, elle s’est attachée à mai, à cause des soins que je lui donnais, et elle n’a pas voulu me quitter.

— Tiens, liens, elle est originaire du pays des Zoulous ?

— C’est une Zoulou te pur-sang.

— Intelligente ?

— Merveilleusement intelligente… Ce qui prouve que cette race est bien calomniée… Le matin, elle me demande son café au lait… Par exemple, c’est effrayant ce qu’elle avale de pain !…

— Boit-elle de la bière, des liqueurs fortes, comme nous autres ?

— Elle mange et boit de tout…

— C’est extraordinaire.

— Elle dort très bien la nuit,

— À propos, est-il vrai quelles dorment les yeux ouverts ?

— Qui vous a raconté cette bonne histoire ?… Je vous la ferai voir quand elle dormira ; vous constaterez qu’elle a les paupières fermées.

— Elle a donc des yeux avec des paupières ?

— Mais oui… Et même des paupières avec des cils ?

— Je n’en reviens pas… Autre chose : le culottage de pipes, c’est une farce, cela, hein ?

— Du tout, c’est la pure vérité… Seulement, c’est moi qui l’ai habituée à fumer… Elle est tellement gloutonne qu’elle m’aurait dissipé toutes mes rentes en frais de nourriture… Alors, comme le tabac, fumé à forte dose, combat l’appétit, je lui ai donné des leçons de pipe… Elle y a pris goût… Elle fume comme une locomotive… Du matin au soir, elle ne quitte pas sa pipe…

— Mais cela doit vous revenir fort cher, cette consommation de tabac ?

— Au contraire, cela me rapporte. Les pipes bien culottées se paient très cher.

— Allons donc !

— Je vous parle très sérieusement. Il y a des bureaux de tabac qui fournissent de quoi fumer à qui veut leur culotter des pipes neuves ; seulement il faut se contenter de mauvais tabac et fournir un culottage soigné… il y a même des fabricants de pipes qui paient pour ce travail-là…

— Et Pélagie ne craint pas le mauvais tabac ?

— Maryland ou cantine, pour elle c’est tout comme… Elle n’est pas difficile… Elle culotte dans la perfection… L’essentiel, c’est que les pipes soient aussi grosses que possible…

— Pourquoi ?

— Si elles étaient petites, elle les avalerait… Cela lui est arrivé une fois.

— Bref, je vois que ce culottage de pipes est une profession très réelle.

— Un état qui permet à Pélagie de ne pas m’être trop à charge.

Tandis que le colonel et Robert causaient, Mme Campistron, sous prétexte d’aller un instant à sa chambre prendre n’importe quoi, avait quitté le salon ; elle avait griffonné deux ou trois mots ; puis elle était revenue, avait pris sur un meuble une boîte de havanes, et, tenant la carte avec un doigt, de manière à la faire adhérer en quelque sorte à la boîte, avait remis le tout à Laripette en disant d’un air aimable :

— Permettez-moi, monsieur, de réparer un oubli de mon mari : presque tous les messieurs fument ; vous devez donc être fumeur. Veuillez choisir vous-même un cigare.

Elle avait pris ses mesures pour que la carte de visite, masquée par la boîte, tombât d’elle-même dans la main de Robert. Seulement, le jeune homme, qui n’était pas prévenu, la laissa glisser, et elle tomba sur le tapis. Après avoir choisi un cigare et reposé la boîte sur la table, Robert mit la main à sa poche. La colonelle crut qu’il avait la missive et qu’il la renfermait. En réalité, Robert prenait, pour couper le bout de son cigare, un canif qu’il avait sur lui.

— Bon ! pensa Pauline, voilà un canif qui vient bien à propos pour justifier son mouvement de poche.

À cet instant, on sonna violemment à la porte. Campistron regarda sa femme :

— Nous n’attendons pourtant personne à présent.

— C’est Pélagie, dit Robert, je reconnais son coup de sonnette… Elle aura trouvé le moyen d’ouvrir chez moi, j’ai dû oublier de fermer à double tour, et elle s’est mise à ma recherche…

— C’est inouï !

— Dès que je ne suis plus là, elle est inquiété, elle court après moi jusqu’à ce qu’elle me trouve, si elle peut sortir… Elle est d’une sagacité, d’un flair qui tiennent du prodige… Je suis sûr qu’elle est venue droit ici.

La sonnette carillonnait toujours.

— Placide se sera endormi sur une chaise à l’office, dit le colonel, et quand il dort, celui-là, on peut tirer le canon !… Robert se précipita vers la porte.

— J’y vais, dit-il.

— Bonsoir, monsieur, fit la colonelle en saluant, je me retire.

En effet, elle salua et se dirigea vers sa chambre, pendant que Robert, tout en allant à l’entrée, lui rendait son salut.

— Tu as tort de t’effrayer, dit le colonel, qui attribuait le départ de sa femme à l’arrivée de Pélagie.

Laripette était dans le corridor, ainsi que Placide, qui avait fini par se réveiller. Le colonel, debout, aperçut alors, au pied de la chaise de Robert, une carte sur le tapis. Il se baisse, la ramasse et lit.

Au recto, il y avait : Madame Gilda Paincuit. Et, au dos, ces deux lignes au crayon : « Venez demain à trois heures, j’éloignerai mon mari. »

— Peste ! se dit le colonel. Voilà pourquoi le jeune homme n’a pas marchandé l’entresol ; il a une intrigue avec la plumassière. C’est aussi qu’elle n’est pas mal, Mme Paincuit… Seulement, il est léger, l’amoureux… C’est en prenant son canif ou en tirant son mouchoir qu’il aura laissé tomber sa correspondance.

Ce monologue, tout intimement débité, avait tenu à peine quelques secondes. Durant ce laps, on avait ouvert à Pélagie. Elle fit son entrée majestueusement, en tendant son cou vers Robert Laripette et en poussant de petits gloussements plaintifs.

C’était une superbe autruche du Cap.

— Assez comme cela, Pélagie ! disait Robert… Restons tranquille…

Mais la bonne bête voulait témoigner quand même son amitié au jeune homme. Le colonel, la carte de visite à la main, était dans l’admiration.

— C’est îa reine des autruches ! murmurait-il. Ma femme est une nigaude d’avoir eu peur… Combien pèse-t-elle ?

— Trente-huit kilos.

— Étonnant ! prodigieux ! mirifique !

— Maintenant que nous avons eu le plaisir de faire connaissance et que vous avez vu Pélagie, vous me permettrez, cher colonel, de me retirer.

— Je vous remercie de m’avoir fait l’honneur de grimper jusqu’à mon troisième étage… Au plaisir de vous revoir, cher monsieur.

Il le reconduisait. Tout à coup, il se souvint du billet doux qu’il tenait à la main. Le lecteur a compris que pour écrire son rendez-vous, Pauline s’était bien gardée de prendre sa carte de visite et avait utilisé la première venue, convaincue que, la recevant de sa main, Robert saurait à quoi s’en tenir.

Le colonel renvoya Placide, et tout en donnant sur le seuil une poignée de main à Laripette, il lui dit en clignant de l’œil :

— Heureux gaillard, sapristi !

— Comment ! fit l’autre étonné ; heureux de quoi ?

— Don Juan !

— Plaît-il ?

— Lovelace ! Fléau des maris !

— Hein ?

Robert ne savait ce que cela voulait dire. Le colonel clignait de l’œil et riait comme un bienheureux.

— Mais enfin, que signifie ? demanda Laripette à voix basse.

À voix basse, et riant de plus belle, le colonel lui répondît en lui glissant le billet dans la main :

— De la part de Mme Paincuit, la jolie plumassière du premier… Farceur, va !

Le jeune docteur ouvrait un bec aussi large que celui de son autruche. Pélagie attendait paisiblement sur le palier.

Campistron, d’un mouvement amical et familier, poussa Robert et ajouta en reprenant un peu de sérieux :

— Puisque je suis dans le secret, fiez-vous à ma discrétion… Je serai muet… Une tombe !… Pas un mot, même à ma femme !… File n’aurait qu’à bavarder… Comptez sur moi.

Et il ferma la porte, rempli d’une douce hilarité.