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Lettres à Sophie Volland/40

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 463-465).


XXXIX


Le .. septembre 1760.


Me voilà aux mêmes lieux où j’étais l’an passé : y suis-je plus heureux ? Non. Quoi donc ! trente ans d’expérience du passé ne suffisent pas pour désabuser de l’avenir ! La peine me surprend toujours, et lorsque le plaisir vient, il semble que je m’y sois attendu.

Nous avons tous quitté la Chevrette dimanche au soir, et nous sommes arrivés, Mme d’Épinay et moi, lundi, entre une heure et une heure et demie, au Grandval, où nous avons trouvé le père Hoop, le Baron, M. d’Alinville, Mme d’Aine et Mme d’Holbach.

Mme d’Aine est toujours la même. Nous avons dîné comme vous savez qu’on dine ici ; c’est la seule maison où il me faille un grand exercice le soir, et du thé le matin.

Après dîner, les femmes sont rentrées ; nous les avons abandonnées à leurs petites confidences, car c’est un besoin qui les presse, quand elles ont été quelque temps sans se voir ; et nous avons tenté une longue promenade, quoique la terre fût molle, et que le ciel, qui se chargeait vers le couchant, nous menaçât d’un orage.

Je les ai revus, ces coteaux où je suis allé tant de fois promener votre image et ma rêverie, et Chennevières qui couronne la côte, et Champigny qui la décore en amphithéâtre, et ma triste et tortueuse compatriote, la Marne.

On nourrit à Chennevières les deux filles de Mme d’Holbach. L’aînée est belle comme un chérubin ; c’est un visage rond, de grands yeux bleus, des lèvres fines, une bouche riante, la peau la plus blanche et la plus animée, des cheveux châtains qui ceignent un très-joli front. La cadette est un peleton d’embonpoint où l’on ne distingue encore que du blanc et du vermillon. Sur les sept heures nous étions revenus et reposés. Nos dames s’étaient déshabillées. Nous avons commencé le piquet d’institution. Après le souper, elles se sont retirées, et nous avons un peu philosophé, debout, le bougeoir à la main. La bonne conversation que je vous rendrais, si j’en avais le loisir ! Il s’agissait des Chinois. Le père Hoop et le Baron en sont enthousiastes, et il y a de quoi l’être, si ce que l’on raconte de la sagesse de ces peuples est vrai ; mais j’ai peu de foi aux nations sages.

Entre autres choses, imaginez un peuple où les lois auraient assigné des récompenses aux actions vertueuses, et où le monarque serait subordonné à un conseil de censeurs qui le gourmanderaient quand il ferait mal, et qui écriraient son histoire de son vivant.

Ce conseil, à la Chine, est composé de douze mandarins. Ils s’assemblent tous les jours. Il y a dans le lieu de leur assemblée un grand coffre cerclé de fer et percé en dessus d’une couverture par laquelle on jette les mémoires paraphés qui serviront à l’histoire du règne. Ces mémoires forment déjà une collection de trois à quatre cents volumes.

Le père de celui qui gouverne à présent voulut savoir comment il était traité dans ces mémoires. Cette curiosité est d’un méchant ; un homme de bien ne l’aurait point eue. Il fit ouvrir le coffre sacré, et il trouva que l’injustice de son administration y était peinte des couleurs les plus fortes. Aussitôt il entre en fureur ; il appelle le chef du conseil, lui reproche sa témérité et lui fait couper la tête. Cette atrocité ne fut pas oubliée dans les mémoires déposés le jour suivant, et le nouveau président du conseil eut encore la tête coupée ; celui qui succéda subit le même sort. Le quatrième se transporta devant la bête féroce ; il était précédé d’un esclave qui portait son cercueil ; et voici comment il parla : « Tu vois que je ne crains pas la mort, car voilà la bière et ma tête. C’est en vain que tu espères imposer silence à la vérité ; il restera toujours une voix qui parlera malgré toi. Ordonne qu’on me frappe ; j’aime mieux être mort que de vivre sous un maître qui a résolu d’égorger tous les honnêtes gens de son empire. »

Le monarque, frappé de l’intrépidité de ce mandarin, s’arrêta et devint meilleur ; et quand il fut meilleur, je gage qu’il ne fit plus ouvrir le coffre. C’est à vous, chère amie, que je rapporte mes actions les plus indifférentes ; si j’entends quelque chose qui me plaise, il me semble que ce soit pour vous en faire part que ma mémoire veut bien s’en charger.

On dit encore à l’honneur des Chinois d’autres choses qu’on ne me trouva pas disposé à croire. Je prétendis que les hommes étaient presque les mêmes partout, qu’il fallait s’attendre aux mêmes vices et aux mêmes vertus.

(Le reste de la lettre manque.)