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Lettres à Sophie Volland/41

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 465-467).


XL


Le 27 septembre 1760.


(Les huit premières pages de la lettre manquent.)

Si le portrait admirable est plus ressemblant que celui que vous avez ? Il n’y a pas de comparaison. J’ai dans le vôtre un petit air fade, doucereux et malade ; dans celui qu’on a fait, je vis, je pense, je réfléchis. Ceux qui me connaissent se récrient ; ceux qui ne me connaissent pas en font autant. C’est que c’est une belle chose, dont le mérite de la ressemblance, qui est parfaite, est pourtant le moindre. La tête est tout entière hors de la toile, elle est nue ; vous seriez tentée d’aller passer vos bras par derrière pour l’embrasser et la baiser. Ces yeux pleins de feu regardent au loin. Oui, il est en grand, on m’y voit jusqu’au milieu du corps ; une main posée contre le visage soutient la tête ; et le bras de cette main est soutenu par l’autre bras dont la main est placée sous le coude du premier. Hélas ! non, je ne l’aurai pas, celui de mon ami ! on en a fait deux, un grand et un petit ; on garde le petit, et l’on regrette l’autre, qui est destiné pour un frère qui est à Francfort ou à Vienne. Je crois vous avoir déjà dit tout cela, mais vous n’y entendez rien. Ce n’est pas lui qui se fait peindre pour elle, c’est elle qui le fait peindre pour elle et pour lui.

Nous arrivons à cinq heures ; il avait oublié le rendez-vous. J’ai su cela le lendemain ; on en avait la larme à l’œil, et tout en pleurant on disait : C’est que ses affaires l’occupent si fort, qu’il ne peut penser à rien ; c’est qu’il est bien à plaindre et moi aussi ; et on l’excusait avec une bonté qui me touchait infiniment. Pour moi, je me taisais ; et elle disait : Mais vous ne me dites rien, philosophe ! est-ce que vous croyez qu’il ne m’aime pas ? Que diable voulez-vous qu’on réponde à cela ! dire la vérité, cela ne se peut ; mentir, il le faut bien. Laissons-la du moins dans son erreur ; le moment qui la détromperait serait peut-être le dernier de sa vie. C’est cette Sophie-là d’Isle qui est aimée ! c’est cet homme-là de la rue Neuve-du-Luxembourg qui est aimé ! Adieu. Je vous embrasse. Je vais écrire un mot à M. Gillet. Dieu veuille que vous puissiez déchiffrer ce griffonnage, du moins aux endroits où je vous peins ma tendresse ! Laissez là les autres, ils ne valent pas la peine que vous vous usiez les yeux. En présentant mon respect à madame votre mère, dites-lui que je lui prépare un cadeau : c’est un Mémoire d’expériences sur le blé noirci qui ont été faites par un laboureur du Vexin et que le gouvernement a fait imprimer à ses frais[1]. L’histoire du czar Pierre va paraître[2] ; incessamment nous en aurons des exemplaires. Dites-moi si vous voulez que je vous en envoie un.

À propos des Chinois, j’ai oublié de vous dire dans ma dernière lettre qu’il était permis d’y avoir de la religion, pourvu que ce ne fût pas de la chrétienne ; toutes les autres sont tolérées, entendez-vous ? tolérées, les autres ; pour le christianisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n’ont jamais pu s’accommoder d’un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son fils, et d’un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse lui-même crucifier. Et puis ils disent : Si votre religion est nécessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne nous l’ait pas fait connaître plus tôt, car nous sommes des hommes et nous sommes ses enfants comme vous, et puis s’il n’y a que les chrétiens qui soient sauvés, nos pères sont donc damnés ! nos pères qui étaient si honnêtes gens ! oh ! nous aimons mieux être damnés avec nos pères que sauvés sans eux. Que sais-je quoi encore ?

J’ai beau vous dire du mal de votre sœur, il faut, tout bien considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu’il n’y en ait rien du tout au fond de mon cœur ; car je sens que c’est pour elle que j’écris tout, ceci ; est-ce que si je n’étais pas rempli d’amitié, d’estime, d’attachement pour elle, si je n’avais pas les mêmes sentiments que vous, j’aimerais tant à causer avec elle ? Non, madame, je vous hais, je ne veux plus causer avec vous ; qu’est-ce que cela vous fait ? Je suis un homme, et vous les méprisez tous. Oh ! quelque jour j’aurai mon tour, et je ferai aussi une bonne sortie contre les femmes ; mais il faut que je sois à mon aise, et que je n’aie rien de mieux à vous dire. Peut-être faudrait-il que ce jour-là que j’aurai choisi pour dire du mal des femmes, j’oublie que vous en êtes une ; mais je ne l’oublierai jamais. Je me vengerai de votre sœur plus cruellement, et je satisferai mon cœur en même temps ; je ferai l’éloge de son sexe. Adieu : je ne sais plus ce que j’écris ; je veux être gai et je ne saurais. J’écris de mauvaise grâce. Réponse sur-le-champ, s’il vous plaît.



  1. Mémoire concernant le détail et le résultat d’un grand nombre d’expériences faites l’année dernière par un laboureur du Vexin pour parvenir à connaître ce qui produit le blé noir, et les remèdes propres à détruire cette corruption. Paris, Impr. royale, 1760. (Par de Gonfreville, fermier de Sieurey, près Vernon.) Grimm en rend compte au mois de novembre 1760 de sa Correspondance.
  2. Le premier volume de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire, parut en 1760.