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Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 3

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TROISIÈME LETTRE

Je veux maintenant, homme attentif, mettre sous vos yeux un autre mot, avec tout son sens. Ce sera aussi une manière d’expliquer que savoir lire n’est pas peu de chose. Quand un homme dit, sur quelque question, que tel est son sentiment, il ne dit pas peu ; au contraire il dit le plus qu’il peut dire ; il dit sa pensée, mais sa vraie, profonde et durable pensée. Non point improvisée ; au contraire éprouvée, essayée, confrontée, tantôt par le discours à soi, tantôt par les perceptions, tantôt par l’action. Pensée qu’on ne distingue pas de soi, qui ne fait point violence ; pensée de toujours, pensée amie. Sentiment, pensée enracinée. Mais le mot lui-même, par son double sens, exige que nous joignions la pensée au corps. Car, qu’est-ce que reprendre sentiment sinon s’éveiller à l’existence souffrante, alarmée, dépendante ? Et cette diffusion de l’âme dans le corps est comme une résurrection du pouvoir ; nous ne sentons et nous ne nous sentons qu’en essayant notre propre vie comme par une discrète gymnastique des départs et des arrêts. Cette pensée avec les doigts est le propre de l’athlète ; et c’est ce que signifie une statue grecque ; le corps se reconnaît pensant.

Cet heureux état n’est pas aussi commun qu’il devrait ; car en tout temps et surtout en notre temps, par l’usage des abrégés et des abstraits, il se fait une pensée séparée et presque sans corps, comme si quelqu’un pensait l’astronomie sans lever la tête. Et dire qu’une telle pensée ne saisit rien, c’est plus que métaphore, ou plutôt, c’est rentrer dans le vrai par la métaphore, condition humaine, inéluctable, que l’histoire des beaux-arts nous rappelle assez. Suivons donc cet homme qui fait l’ange, et qui laisse son corps à la pâture. Puisque le corps humain ne peut cesser de subir un seul moment, et puisque l’âme y est toujours tellement attachée que les deux, au vrai, ne sont qu’un, il est inévitable que notre penseur soit importuné, impatient, crispé, tendu par des défenses mal suivies et par des décrets oubliés. Ce penseur grimace.

J’ai l’opinion, qui est de tous, que la timidité est la mère des passions ; entendez bien ce mot passion comme il le veut, d’après son origine ; j’ai sans doute assez expliqué que le vrai sentiment est plutôt action que passion. Or la timidité est cet état d’impuissance devant un corps où la pensée ne redescend que par aventure, comme la police dans les mauvais lieux. Et c’est en effet un scandale dont le penseur ne peut se consoler, si le corps s’affole dès que l’on attend de lui quelque chose. C’est trouver en soi-même l’inimitié, la trahison, tout le danger possible. Le vertige n’est que peur de soi, et la timidité est un genre de vertige, que l’attention redouble. D’où mille maux ; d’où une vie maladroite et étranglée. Que tout cela soit ainsi faute de gymnastique et de musique, comme disait Platon, c’est ce qui est évident au premier examen.

Je sentis mieux cette réconciliation de l’âme et du corps sur la planche d’escrime que sur les livres, et par l’enseignement d’un vieil Alsacien, sorte de chat maigre, et qui pensait par le bouton de son fleuret. Par la sévérité de cet homme vif, je connus quelquefois le bonheur de faire et de penser en même temps, de façon qu’il n’y avait point d’écart sensible entre le projet et l’exécution ; vouloir toucher et toucher, ce n’était qu’un. Que cela fût la condition de la dernière vitesse, c’est ce que l’expérience montrait bien. Mais la sagesse des maîtres d’escrime portait plus loin encore la leçon ; car ils appellent tireurs de moyens ceux qui, par la structure de leur corps, exécutent vite ce qui leur est prescrit ou ce qu’ils ont décidé ; mais, par opposition, ils appellent tireurs de jugement, mot admirable, ceux qui conçoivent en exécutant, c’est-à-dire qui pensent par leur corps tout entier. Voilà donc, en cet exemple, le jugement qui coïncide, en toutes ses parties, avec le sentiment. Me voilà tout porté à conclure, quoique prématurément, que le plus puissant jugement rassemble en lui le sentiment total et le corps présent, d’où les sens, par ce total éveil, tirent le brillant et le fulgurant de la perception traversante.

Il est impossible qu’un homme qui réfléchit n’essaie point de deviner ce qui se passe dans le corps humain en ces heureux moments. Descartes a tracé là-dessus un sommaire de la physiologie qui a encore toute autorité, si l’on sait le lire. Comte, tout nourri de Gall et de Broussais, s’est trouvé fort empêché, dans la même entreprise, par la fiction mythologique des fonctions logées ici ou là. Il est assez clair, d’après ce que j’ai remarqué ci-dessus, que le Jugement ne se loge nulle part, mais que tout y concourt, et jusqu’aux doigts dans la pensée du joueur de lyre, comme Descartes l’a vu. Ayant, d’après cette vue, perdu tout espoir de distinguer sensibilité, action et pensée comme les bureaux d’un ministère, ne peut-on encore, et comme par jeu, répartir mythologiquement les fonctions dans ce corps humain, si émouvant à observer ? Je crois qu’on le peut sans grand péril, logeant la combinaison et les abrégés dans le front mathématicien, et concédant à ce réduit de toute algèbre le pouvoir d’élaborer, en raccourcissant ce parcours qui va d’un sens à l’autre, et qui, dans l’athlète, contourne au contraire les moindres muscles et en communique assurance au tout. Dans le haut de la tête, logeons maintenant ces actions séparées aussi, et intelligentes, mais sans jugement, qui font le train des métiers ; car, comme on pense souvent par abrégé, on agit aussi presque toujours par abrégé, comme si quelqu’un jouait de la lyre, ainsi qu’il arrive, sans y intéresser assez le cœur. Tout l’arrière de la tête représenterait alors les sens et les muscles ainsi que les viscères, mêlés en un raccourci riche, non sans étages et divisions, et formant en quelque sorte la réserve d’une seconde âme. Mais puisqu’à présent il faut deviner, souffrez que je vous laisse aussi à deviner. À demain donc, gymnaste.

3 avril 1923.