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Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 4

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QUATRIÈME LETTRE

J’ai pris deux jours pour examiner, avant de me jeter dans ces difficultés nouvelles et presque insurmontables. Il ne m’en fallait pas moins pour rassembler ce que j’ai jamais pu saisir concernant le rapport de l’âme au corps. C’est là une question de fait. Mais il faut plutôt dire que ce sera une question de fait quand les notions n’y seront plus embrouillées comme à plaisir. La physiologie, mon cher anatomiste, est encore bien loin d’avoir repris pour elle les fonctions du système nerveux. Au vrai n’importe quel médecin s’efforce d’accorder avec une connaissance fort avancée du corps humain une science de l’esprit qui convenait à l’âge de pierre ; c’est comme si le chirurgien reprenait la hache de silex et l’aiguille d’os. Mais voilà bien assez d’énigmes. À vous, qui tenez un des termes, je veux une bonne fois expliquer ce que je sais de l’autre. Heureux si j’étais redressé de mes erreurs aussi sévèrement que vous l’êtes des vôtres.

L’âme des anciens temps c’est l’homoncule, ou bien le double impalpable, qui fait le rôle de pilote ou gouverneur dans la machine du corps ; à qui viennent comme des rapports de toutes les affections et de tous les mouvements, et d’où partent aussi les instructions et les ordres. Cette idée, fille des rêves, des visions et de la magie, a trouvé en quelque sorte son image dans ces filets nerveux, dans ces centres secondaires et dans le centre principal, d’où est née cette étonnante mythologie, de messages courant le long des nerfs, les uns annonçant lésion ou perturbation, les autres prescrivant défense ou gymnastique. Ce que l’expérience vérifie en apparence ; et cela fait bien voir que la vérification n’est pas le tout. Car il est vrai que si quelque fil est coupé, tout va comme si le pilote, ou bien n’était plus informé de ce qui se passe, ou bien ne pouvait plus transmettre ses décisions, sages ou non. Ainsi l’anthropomorphisme se retrouve, chose admirable, dans la théorie même de l’être humain, jusqu’à inventer un Olympe cérébral à plusieurs dieux, comme Sentiment, Action, Pensée. Il faut avoir cherché avec Comte l’organe de la vénération, celui de l’induction et tant d’autres pour reconnaître, dans le Microcosme, les visages de Jupiter, de Vénus et de Pallas Athéné. Mais il n’y a ici qu’un homme, qui est cet homme de chair et d’os ; et le pilote c’est la machine elle-même.

Quand j’ai mal au doigt, c’est moi qui ai mal. Mais traduisons cela en termes réels ; c’est le tout qui a mal ; et cela ne peut se faire que si la perturbation qui est d’abord dans le doigt a promptement son effet partout. Or si, cherchant dans une boîte, par mégarde je me pique à quelque aiguille, imaginez le saut ; je dis saut exactement, car tout le corps bondit à l’événement, et chaque partie selon sa forme et son actuelle disposition, les jambes nous jetant à fuir, mais par des tensions aussitôt contrariées, et en même temps le cœur battant à la folie, ce qui par la rencontre des muscles resserrés en boule et tirant sur leurs attaches avec les efforts du muscle creux, renvoie le sang aux viscères et aux glandes. En cette agitation séditieuse l’homme se sent d’abord lui-même et s’effraie de lui-même ; et telle est la première atteinte du mal. J’ai mal. Le mal au doigt en est la suite, et prompte ; car cette première exploration, et d’autres, plus prudentes, font reconnaître sans tarder que les mouvements du doigt et de l’autre main sur le doigt redoublent l’alerte ou l’apaisent. Ainsi le sentiment total est aussitôt orienté et comme rassemblé vers cette pointe d’aiguille. Ainsi le maniement du mal le réunit en un point, non sans erreurs ni illusions, comme vous savez, et les amputés le savent encore mieux. Et j’irai jusqu’à dire, en vue de joindre l’âme au corps, qu’il y a de l’indignation en toute douleur, et que l’orgueil du penseur humilié s’y retrouve, comme dans l’amour. Seulement il y a cette différence que, dans les troubles de l’amour, nous ne trouvons point ce lieu où la douleur peut être maniée et sollicitée ; il faut chercher au dehors.

Maintenant comment se fait cette prompte liaison de la perturbation de mon doigt piqué à toutes les autres parties, c’est ce que l’anatomie et la physiologie expliquent avec assez de détail, le choc remontant à des centres très voisins et animant la région proche par cette irritation du tissu environnant que Broussais a analysée le premier, chose qui serait presque sensible à la pointe de vos bienfaisants outils ; mais très vite et de centre en centre, provoquant des défenses et perturbations de plus en plus étendues, le choc s’irradie dans le tout, soit par ces voies indirectes, soit par des voies directes autant que cette expression a un sens. Et l’on comprend aisément que si quelque cordon de conduite est rompu, ou bien si ce pouvoir de transmettre le choc est comme endormi par quelque poison, le tout ne sent plus avec la partie, et la sensation périt faute de sentiment. Voilà en gros ce que j’en sais ; et je ne l’expose ici que pour faire comprendre que je n’ai nul besoin de supposer un homoncule au centre des centres, et qui ait charge de transformer le choc en douleur. Je dirais plutôt que l’homme ne sent en chaque partie que ce qui l’émeut tout. En sorte que je ne dirai jamais qu’une douleur est dans le cerveau plutôt que dans le doigt ou le genou ; mais je dirai plutôt qu’elle est partout, comme la pensée est partout, et seulement orientée par l’action. Car qu’est-ce qu’un lieu, sinon une formule d’action ? Pensée et Sentiment sont donc enlacés avec l’action comme les tissus repliés en tout notre être. Et je parie que dans les soucis de votre métier, qui sont votre lot, et non enviable, je retrouverais ces mouvements des doigts, mille fois refaits, qui sont vos souvenirs d’action et vos cruelles pensées. Mais je ressemble aujourd’hui, dans toute cette lettre, à quelque grossier masseur. Pardonnez, par la nécessité, qui est de mon sujet, de rendre tout l’homme à lui-même.

5 avril 1923.