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Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 6

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SIXIÈME LETTRE

Voici maintenant, homme exigeant, que ces lettres s’ordonnent comme pour former une sorte de traité. C’est vous qui l’aurez voulu ; mais je ne suis point fâché non plus de cette occasion d’écrire là-dessus tout à fait à ma mode, et sans aucun souci des disputes. Me voilà donc amené à traiter du Sublime, et je n’y pouvais manquer, d’abord parce que le sublime est propre aux plus hauts sentiments, mais surtout parce que je crois qu’il est en quelque façon dans tous, les passions qui en sont dépourvues retombant toujours à l’émotion, et enfin, par l’esprit qui la reflète, à l’hypochondrie, comme j’ai expliqué.

Mais qu’est-ce que le sublime ? Par chance nous le savons ; et l’illustre Kant n’a point manqué cette vertébrale notion. Nul objet n’est sublime. Un objet grand et écrasant n’est dit sublime que par retour sur le faible penseur, mais invincible, qui se rassemble en vue de mourir entier. Le sublime, c’est donc le vouloir ; non pas l’ordinaire du vouloir, qui se poursuit par des voies praticables. Non, mais le vouloir par réflexion et ralliement, ramassé et portant à lui seul toute l’espérance. Ainsi sentiment de soi libre, par cette reprise athlétique qui rend à chaque partie le facile gouvernement sur toutes, et qui est toute la santé pour l’homme dès qu’il est sorti de nourrice.

Par opposition je dirais de toute maladie, comme Hegel a voulu le dire, que c’est une séparation ou un schisme, et comme une vie particulière et tyrannique en cette république des muscles et des tissus, ce qui humilie et aussitôt indigne ; le principal de la maladie étant colère et désespoir ensemble, ce qui va toujours à une sorte de folie par une fureur de déraisonner, de vous bien connue. Or il y a ici des degrés sans nombre, et l’ennui siège dans la région intermédiaire où les sentiments se dissolvent à mesure qu’ils se forment, à défaut de la sublime Fidélité. Car il y a toujours des raisons d’abandonner, qui est s’abandonner, et au fond cette diabolique raison que tout est fatal en nos événements ; et tout l’est bien, si l’on y consent. C’est pourquoi, au rebours, c’est un bon exemple du sublime que ce mot d’empereur : « Mourons debout. »

Or cette énergique réaction est de toute minute. C’est pourquoi je donnerais encore comme sublime ce mot de mon maître Lagneau disant : « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir », quoique le plein sens de cette belle formule ne puisse être saisi que si l’on entend que le sentiment généreux porte aussi la pensée ; à quoi il faudra bien arriver. Mais je m’en tiens aujourd’hui au commun amour, et je demande si c’est aimer, que se résigner d’avance à ne plus aimer, l’attendre, et même secrètement le souhaiter. Cet état de guet et de défense est au contraire le mépris parfait, et, par cette remarque, vous expliquerez assez le jeu des passions de l’amour, et la colère homicide qui, si souvent, s’y montre. Car qui ne tient pas le consentement ne tient rien ; il reçoit l’amour comme le soleil et la pluie ; et qui aime sans consentir se garde étranger et se sent prisonnier ; d’où l’humiliation des deux parts, et la haine au fond des yeux. Aussi je conclus, sans aucun risque de me tromper, que pour aimer il faut vouloir. Oser vouloir. Oser croire que l’on peut vouloir. Et je le dis pour n’importe quel amour, comme de la musique ou du saut en hauteur. Il faut l’espoir, et porté d’abord par le vouloir tout seul ; car tout nous détourne d’espérer. Encore bien plus dans l’amour proprement dit, où le regard sans foi parle assez pour enlever à l’autre la foi et l’espérance. On dit bien mauvaise foi ; et cette expression, en son sens profond, signifie que l’on n’a pas confiance en soi-même. En revanche le courage d’aimer fait naître aussi un échange de grâce ; et voici un des plus beaux mots, qui signifie à la fois récompense et reconnaissance, y ajoutant quelque chose de libre et d’aisé, et, au sens plein du mot, une animation du corps et un esprit dans les moindres gestes. Et, au contraire, la peur est laide en tous pays. C’est pourquoi la beauté sans la grâce n’appartient qu’au marbre ; mais le vivant l’emporte sur le marbre par la grâce reçue et rendue qui est le miracle de la présence. Et la pudeur n’en est que l’attente ; car la pudeur est un refus des émotions et un sublime en espérance. Ainsi l’amour est poète de toute façon.

7 avril 1923.