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Lettres au docteur Henri Mondor au sujet du cœur et de l’esprit/Lettre 7

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SEPTIÈME LETTRE

Il y a aussi une grâce de penser. Que les passions tristes y soient contraires, c’est ce que l’expérience la plus commune a fait voir depuis longtemps. Et c’est en ce sens qu’on a répété avec raison que l’œil de l’observateur doit être sec de larmes. Il faudrait donc, si l’on voulait bien penser, n’aimer rien. Mais il y a aimer et aimer. Et toujours est-il qu’il faudrait faire une différence entre l’amour et la haine : ce que je trouve noté dans Comte, et nulle part ailleurs que je sache ; et j’en veux transcrire ici quelques mots : « En reprochant à l’amour d’être souvent aveugle, on oublie que la haine l’est bien davantage, et à un degré bien plus funeste. » Toutefois ce n’est pas encore assez dire ; et si j’ai bien décrit l’amour généreux, peut-être penserez-vous qu’il n’a pas tant besoin de se tromper, puisqu’il fait être ce qu’il espère, ce qui est bien mieux que de le supposer. Au reste il faudrait dire de la haine aussi qu’elle ne se trompe guère, faisant naître aussitôt à son image ce que j’ai appelé dans un sens renouvelé la mauvaise foi, et enfin toutes les preuves qu’elle cherche. Mais dans ce monde humain on ne découvre pas le vrai ; bien plutôt on le fait ; et les hommes s’empressent, autant que j’ai vu, de réparer l’erreur que l’on a pu commettre en les jugeant meilleurs ou pires qu’ils ne sont. La seule chose que j’aie maintenant à dire là-dessus, d’après ce que j’ai voulu précédemment expliquer, c’est que celui qui voit le mal ne voit que séparation ou négation, ce qui n’est rien, et ainsi manque l’être. Mais j’aurais ici trop beau jeu, par le voisinage du vrai et du bien. Aussi n’est-ce pas cette question-là que vous avez voulu poser ; mais plutôt vous vouliez savoir en quel sens on pouvait dire que le cœur le plus généreux était aussi le mieux préparé à saisir l’objet matériel, inhumain, celui qui est comme il est, et ne peut être soupçonné de changer jamais pour nous plaire ni pour nous déplaire.

Car, enfin, les planètes n’ont point changé leurs vitesses par le désir qu’avait Képler d’un rapport simple entre les distances au soleil et les temps des révolutions. Il ne fallait que mesurer, et l’espérance n’y pouvait rien. Pourtant cet exemple fameux est propre à faire voir que la piété a au moins une fois conduit l’investigation dans ses véritables chemins ; car vous pensez bien que les nombres recueillis ne vérifiaient pas à la dernière rigueur le beau rapport du carré des temps au cube des grands axes. Je dis au moins une fois ; certainement plus d’une fois ; car les anciens, longtemps avant Aristote, et Aristote aussi, voulaient que les astres, de tous temps vénérés, décrivissent des cercles, parce que, disaient-ils, cette figure parfaite convient aux dieux. Et cette supposition, qui n’était qu’approchée, les mettait pourtant dans le bon chemin, autant que l’ellipse, supposition meilleure, est parente du cercle. Mais nous voilà jetés au vif de notre problème ; car les astres ne décrivent point des ellipses, ni aucune courbe fermée, puisqu’ils dérivent avec le soleil vers la constellation d’Hercule. Ainsi reparaît ce que j’écrivais d’abord et par anticipation, que nos idées sont des instruments pour approcher de la chose, et en vérité des références, comme sont leurs axes. Et que tout cela soit tracé et maintenu par la volonté du géomètre, c’est ce qui est assez visible.

Toutefois il y a une géométrie de jeu ; et, quoique la fidélité aux conventions tienne déjà à un ferme et généreux gouvernement, il ne manque pas de géomètres sans cœur qui n’osent pas décider si ces conventions valent mieux que d’autres. Et ce refus de juger, suite de cette coutume, à laquelle ils sont attachés, de comprendre sans risques, vient, selon mon opinion, de ce qu’ils ne mettent pas tout leur être au jeu. Le front ne communique pas assez aux viscères, et leur physique n’est pas de santé. Lucrèce est plus beau, allant à percevoir coûte que coûte et par ce moyen à réduire la folle imagination. Et notre condition est telle que nos géométriques et mécaniques anticipations, si elles sont hypothèses à l’égard de l’éclipse, du volcan et de la foudre, ne le sont point à l’égard du bonheur ; ainsi ces armes pour découvrir sont d’abord sans force si le cœur ne les pousse ; c’est pourquoi la première des Physiques et la mère de toutes, fut naturellement poésie. Or c’est là que je veux que vous portiez aujourd’hui votre attention. Car la vraie science est de police et vise toujours à se délivrer du rêve initial que je décrivais, où tout est ensemble et où sont mêlés, sous l’idée d’un destin insurmontable, la nécessité extérieure que je dois finalement prendre pour ce qu’elle est, et mon propre royaume, que je dois gouverner au mieux. Le fou ne perçoit que son corps et prend ses rêves pour le monde. En quoi il y a une sorte de vérité, comme je disais ; car, étant comme il est, il ne peut faire que les apparences n’apparaissent pas. Mais disons mieux ; il n’est rien proposé à personne que les apparences dont le fou fait ses pensées. Apparences, les angles d’un cube, que je ne vois point droits ensemble ; apparences, le lever et le coucher des astres ; apparence, ce soleil qui n’est pas plus grand que la lune ; apparence, cette lune plus grosse à l’horizon qu’au zénith, comme je le remarquais encore pour cette lune pascale ; et je ne pouvais m’empêcher de la voir ainsi ; mais je savais bien que je ne la voyais pas ainsi ; et quand je l’aurais vue comme il fallait, je ne me trouvais pas quitte encore, sachant bien que je ne devais pas la penser comme je la voyais. Mais la vraie lune, comme vous savez, aucun œil ne l’a jamais vue, ni le vrai soleil. Ne méprisez point ces exemples simples ; en des objets plus proches je ne trouverais point, sans doute, d’aussi sévères leçons, et l’impatience d’agir me détournerait de connaître. Dans le fait c’est par les choses du ciel, inaccessibles, que la délivrance a commencé ; c’est par elles que s’est faite, d’abord, cette séparation du fait et du désir, première victoire de la volonté. Et il est assez clair que le délire des foules appelant la lune morte, n’y conduisait point ; et le retour même de la lune les trompait encore. Il faut un grand pouvoir sur soi pour savoir bien clairement où ce pouvoir s’arrête ; et il est digne de l’athlète de savoir que quelque chose est hors des prières.

8 avril 1923.