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Lettres de Fernand Cortes à Charles-Quint/Au lecteur

La bibliothèque libre.
Traduction par Désiré Charnay.
Hachette et Cie (p. v-x).

AU LECTEUR

Je me permettrai d’ajouter à la préface de mon éminent ami les considérations suivantes : ces lettres de Cortes, quoique prêtant à la critique, ont à des points de vue divers une valeur, un attrait et un intérêt considérables. C’est la conquête d’un vaste empire racontée par le conquérant ; c’est César écrivant ses campagnes des Gaules ; et ce n’est pas sans raison que certaines personnes se sont plu à établir un parallèle entre les Lettres et les Commentaires.

Pour qui connaît le Mexique, l’avantage resterait à Cortes ; car la Gaule ne saurait se comparer aux divers États civilisés de l’Amérique septentrionale ; elle n’avait point d’empire d’une cohésion, d’une l’orée et d’une civilisation comparables à l’empire des Aztecs ; elle n’avait pas des villes de deux à cinq cent mille âmes comme Tlascala, Cholula, Tezcoco ou la grande Ténochtitlan ; et puis, Cortes, au lieu de commander à des légions romaines, ne traînait avec lui que trois cents aventuriers ; et c’est avec moins encore, c’est avec deux cents hommes seulement et quelques alliés indiens, qu’après de sanglants combats, il force les Tlascaltecs à demander la paix, qu’il soumet la ville de Cholula et qu’il entre à Mexico.

La première de ces lettres est la plus faible ; la seconde, la plus intéressante ; la troisième, la plus dramatique ; la quatrième, celle où le conquérant développe le mieux ses qualités d’organisateur ; la cinquième n’est que l’étalage d’une grande faute où son besoin d’aventures entraîna Cortes.

La première est la plus faible ; pourquoi ?

Cortes n’est alors que le planteur galant et bravache de l’île Fernandina ; il n’est pas encore lui ; quoique dévoré d’ambition, il ignore sa valeur ; il se doute à peine du drame étrange dont il n’est qu’au prologue, de l’épopée grandiose dont il sera le héros.

Mais s’il ignore sa destinée, il la prépare, et cette relation n’a pour but que de se donner la première place dans cette affaire et de ruiner Diego Velazquez, le promoteur de l’entreprise, dans l’esprit de son souverain. Aussi, n’est-il pas censé l’écrire, cette relation perfide : il la dicte à ses compagnons d’aventures, dont il se fait proclamer le chef suprême en attendant que Charles-Quint vienne confirmer cette élection adroitement escamotée.

Mais, dans la seconde lettre, Cortes nous racontera ses faits et gestes, nous décrira le pays, ses productions, ses coutumes, son industrie et ses richesses ; il nous dépeindra les villes merveilleuses qu’il traverse et conquiert, ses négociations avec leurs princes, ses luttes et ses combats de chaque jour, avec une abondance étonnante et parfois en termes magnifiques ; de sorte que, d’un seul bond, il se révèle écrivain remarquable, politique subtil, grand administrateur et plus grand capitaine.

On peut lui reprocher en certains passages de tronquer la vérité, ou de manquer de bonne foi : il semble redouter le jugement de la postérité.

Au sujet du complot de Cholula par exemple, il parle de trois ou quatre mille morts tandis que les historiens accusèrent près de trente mille victimes ; il tait l’abominable guet-apens qu’Alvarado tendit à la noblesse mexicaine et qui provoqua le soulèvement de la nation tout entière. Comme tout général, il enfle peut-être ses exploits comme les défaites de ses adversaires et, grâce au merveilleux de son entreprise, tombe dans des exagérations qui frappent le lecteur ; il n’hésite pas à compter des centaines de mille dans le dénombrement de ses ennemis ; un jour même, il compte cent quarante-neuf mille Tlascaltecs — c’est trop. Son avidité, ainsi que celle de ses compagnons, vous révolte, encore qu’on sache bien que les conquêtes en général n’ont d’autre but que la recherche de l’or et la dépouille des vaincus.

Lorsqu’après soixante et quinze jours de siège, la grande ville affamée, ruinée, détruite se rendit avec ses derniers soldats mourants, il exalta l’indomptable courage de Guatimozin, cet empereur de vingt-deux ans qui, refusant de se rendre, lui demandait la mort ; mais il oublie de dire que, quelques jours plus tard, il le faisait mettre à la torture avec un de ses capitaines pour lui arracher le secret de ses trésors. Épisode cruel et déshonorant qui nous a valu l’héroïque apostrophe du jeune souverain à son ami, à qui la douleur arrachait une plainte : « Et moi, suis-je sur un lit de roses ! » D’après Gomara, cette charmante phrase ne serait point la vraie ; ce serait la suivante : Guatimozin regarda son compagnon avec colère, le traita de lâche et lui dit : « Et moi, suis-je à quelque plaisir ou au bain ? »

Plus tard, Cortes emmena le jeune empereur dans son voyage au Honduras et, sur une accusation assez vague d’un complot ayant pour but d’assassiner les Espagnols, et sans aucune preuve à l’appui, Cortes, nous dit Bernal Diaz del Castillo, le fit pendre ainsi que le roi de Tacuba.

« Oh ! capitaine Malinche[1], lui dit Guatimozin, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai compris et reconnu à tes fausses paroles que tu me gardais cette mort ; que ne me la suis-je donnée le jour où je me livrai à toi dans ma ville de Mexico ! pourquoi me meurtris-tu sans justice ? que Dieu t’en demande compte. »

Et cette mort, ajoute le vieux soldat, cette mort qu’on leur fit souffrir, fut très injustement ordonnée et parut malséante à nous tous qui fûmes de l’expédition.

Bien d’autres exécutions barbares témoignent de la cruauté du conquérant, et cependant, il fait preuve parfois d’une sensibilité qui nous étonne et d’une équité qui nous le montre moins impitoyable — pendant ce mémorable siège de Mexico, il applaudit et il admire le courage indomptable des Aztecs, s’attendrit sur les souffrances des assiégés et s’efforce de les arracher aux fureurs de ses alliés indiens. Cette bonté et cette sensibilité, tout en n’étant que relatives, étaient d’autant plus appréciées des Indiens, qu’en dehors de l’influence de Cortes, ces malheureux subissaient de la part des Espagnols les persécutions les plus abominables ; si bien qu’à l’annonce de son retour après cette longue absence de deux ans, les Indiens accouraient des contrées les plus éloignées et bordaient la route sur son passage pour implorer sa justice et sa clémence.

Mais rien n’égale son ingratitude à l’égard de Doña Marina, son interprète, sa maîtresse et son amie. Elle appartenait à une grande famille indienne ; elle était princesse, elle était jeune, belle, intelligente, et pendant son existence près de Cortes, jamais créature humaine ne se fondit en un pareil dévouement.

Qu’il ne parlât point d’elle dans sa première lettre, cela se comprend ; il ne connaissait alors aucune de ses qualités, il pouvait au besoin la confondre avec les jolies filles que les caciques prodiguaient à ses soldats ; mais plus tard, comment ne rappelle-t-il même pas le nom de cette charmante créature que tout le Mexique admirait, qui ne le quitta jamais d’une seconde, qui fut son inspiratrice, son porte-parole et son ange gardien ! Ce fut elle, en effet, qui entama les premières négociations avec les indigènes ; qui lui dénonça les espions tlascaltecs venus pour observer son camp et dont le succès eût amené le massacre de sa troupe ; ce fut elle qui découvrit le complot de Cholula, où il eût infailliblement péri. Elle était à ses côtés, lors des batailles sanglantes de Mexico, et c’est avec lui qu’elle échappa au désastre de la nuit triste. Pendant les trois mois du siège de la grande ville, elle assista, compagne inséparable, à plus de cent combats, transmettant les ordres du conquérant à ses alliés et ses propositions aux Indiens ennemis ; et la ville prise, saccagée, détruite, elle part avec Cortes pour cette folle expédition du Honduras qui dura deux ans.

Eh ! bien, il ne lui consacre pas une ligne !

En somme, la conquête de Cortes qui donna à l’Espagne un empire de cinq cents lieues de diamètre du nord au sud et de quatre cents de l’est à l’ouest, coûta au Mexique plus de dix millions d’êtres humains emportés par la guerre, les maladies et les mauvais traitements ; de sorte que cet homme de génie peut entrer sans conteste dans la redoutable phalange des fléaux de l’humanité. Aussi le Mexique, qui vient d’élever un magnifique monument en l’honneur de Guatimozin l’héroïque vaincu, ne dressera jamais un buste à la mémoire de Cortes son vainqueur.

Désiré Charnay.
  1. Nom que les Mexicains donnaient à Cortes.