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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre IV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 7-10).

LETTRE IV

Ce dimanche, 30 mai 1773.

J’ai reçu hier votre lettre de Strasbourg. Il me semblait qu’il y avait bien longtemps depuis mercredi 19 : c’est le jour où j’avais reçu votre dernière marque de souvenir : celle qui m’est venue hier m’a consolée, a fait du bien à mon âme : elle avait besoin d’être distraite par l’occupation d’un sentiment doux, auquel elle pût s’abandonner sans trouble et sans remords ; oui, je peux me l’avouer, je peux vous le dire à vous-même : je vous aime tendrement ; votre absence me cause un regret sensible ; mais je n’ai plus à combattre ce que vous m’inspirez : j’ai vu clair dans mon âme. Ah ! l’excès de mon malheur me justifie du reste ; je ne suis point coupable, et cependant, avant qu’il soit peu, je serai victime. Je pensai mourir vendredi en recevant une lettre par un courrier extraordinaire. Je ne doutais pas qu’il ne m’apportât la plus funeste nouvelle ; le trouble où il me jeta m’ôtait jusqu’au pouvoir de décacheter ma lettre ; je fus plus d’un quart d’heure sans mouvement : mon âme avait glacé mes sens ; enfin, je lus et je ne trouvai qu’une partie de ce que j’avais craint. Je n’ai point à trembler pour les jours de ce que j’aime ; mais à l’abri du plus grand des malheurs, mon Dieu ! qu’il me reste encore à souffrir ! que je me sens accablée du fardeau de la vie ! la durée des maux est au-dessus des forces humaines ; je ne me sens plus qu’un courage, et très souvent je n’ai qu’un besoin. Voyez si je dois vous aimer, si je dois chérir votre présence : vous avez eu le pouvoir de faire diversion à un mal aussi aigu et aussi profond ; j’attends, je désire vos lettres. Oui, croyez-moi, il n’y a que les malheureux qui soient dignes d’avoir des amis ; si votre âme n’avait point souffert, jamais vous n’auriez été jusqu’à la mienne. J’aurais admiré, j’aurais loué vos talents ; et je me serais éloignée, parce que j’ai une sorte de répugnance pour tout ce qui ne peut occuper que mon esprit : il faut être calme pour penser ; dans l’agitation on ne sait que sentir et souffrir. Vous me dites que vous êtes agité de regrets, de remords même ; que votre sensibilité n’est que de la douleur ; je vous crois, et cela m’afflige : mais cependant je ne sais pourquoi l’impression que j’ai reçue de votre lettre est si contraire à votre disposition. Il me paraît qu’il y a du calme, du repos et de la force dans toutes vos expressions ; il me semble que vous parlez de ce que vous avez senti, et non de ce que vous sentez ; enfin, si j’avais des droits, si j’étais délicate, si l’amitié n’était pas facile, je vous dirais que Strasbourg est bien loin, mais bien loin de la rue Taranne. Le président de Montesquieu prétend que le climat a une grande influence sur le moral ; Strasbourg serait-il donc beaucoup plus au nord que Paris ? Jugez ce qu’il y aurait à craindre de Pétersbourg ! Non, je ne crains point ; je crois en vous, je crois en votre amitié. Expliquez-moi pourquoi j’ai cette confiance ; et gardez-vous de croire que l’amour-propre y soit pour rien. Mon sentiment pour vous est purgé de ce vilain alliage qui corrompt et affaiblit toutes les affections. Vous auriez été bien aimable de me dire si ma lettre était seule à Strasbourg. Voyez si je suis généreuse : j’aurais voulu qu’elle pût être changée en celle que vous auriez désiré d’y trouver. Réglons nos rangs, donnez-moi ma place : mais comme je n’aime pas à changer, donnez-la-moi un peu bonne. Je ne voudrais point celle de cette malheureuse personne : elle est mécontente de vous ; et je ne voudrais point non plus celle de cette autre personne : vous en êtes mécontent. Je ne sais pas où vous me placerez ; mais faites, s’il est possible, que nous soyons tous les deux contents ; ne chicanez point ; accordez-moi beaucoup ; vous verrez que je n’abuse point. Oh ! vous verrez comme je sais bien aimer ! Je ne fais qu’aimer, je ne sais qu’aimer. Avec des moyens médiocres, vous savez qu’on peut beaucoup quand on les réunit tous à un seul objet. Eh bien ! je n’ai qu’une pensée, et cette pensée remplit mon âme et toute ma vie. Vous croyez que la dissipation et l’instruction ne feront que vous distraire de vos amis. Connaissez-vous mieux, et cédez de bonne foi et de bonne grâce au pouvoir que votre caractère a sur votre volonté, sur votre sentiment et sur toutes vos actions. Les gens qui sont gouvernés par le besoin d’aimer ne vont jamais à Pétersbourg ; ils vont cependant quelquefois bien loin ; mais ils y sont condamnés et ils ne disent point qu’ils rentreront dans leur âme pour y trouver ce qu’ils aiment ; ils croient ne l’avoir pas quitté, quoiqu’ils en soient à mille lieues ; mais il y a plus d’une manière d’être bon et excellent ; la vôtre vous fera faire bien du chemin dans toutes les acceptions de ces mots. Je plaindrais une femme sensible dont vous seriez le premier objet ; sa vie se consumerait en craintes et en regrets ; mais je féliciterais une femme vaine, une femme fière ; elle passerait sa vie à s’applaudir et à se parer de son goût ; ces femmes-là aiment la gloire, elles aiment l’opinion, l’éclat. Tout cela est bien beau, bien noble, mais cela est bien froid, et bien loin de la passion qui fait dire :

« La mort et les enfers paraissant devant moi,
« Ramire, avec plaisir j’y descendrais pour toi.

Mais je suis folle, et pis que cela, je suis curieuse ; je n’ai qu’un ton, qu’une couleur, qu’une manière, et quand elle n’intéresse pas, elle glace d’ennui. Vous me direz lequel des deux effets elle aura produit ; mais ce que vous me direz aussi, s’il vous plaît, c’est comment vous vous portez ; et moi je vous dirai la seule nouvelle qui m’intéresse, l’École militaire n’est pas encore donnée.