Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre V

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Garnier Frères (p. 11-13).

LETTRE V

Ce 6 juin 1773.

Mon Dieu ! que ce qui fait plaisir est rare, et vient lentement ! il me semble qu’il y a un temps infini depuis le 24, et je ne sais combien il faudra attendre encore une lettre de Dresde ; mais au moins me promettez-vous, êtes-vous dans la disposition de m’écrire autant que vous le pourrez ? n’aurai-je contre mon plaisir, contre mon intérêt, que ce qui ne dépendra pas de vous, c’est-à-dire l’éloignement et la lenteur des courriers ? Mais je m’afflige de ce que votre curiosité, de ce que votre activité, en un mot, de ce que vos qualités et vos vertus me sont également contraires. Cet amour de la gloire, par exemple, fera que votre amitié, ou plutôt la mienne, ne sera qu’un malheur de plus dans ma vie ; cependant vous pouvez déjà me dire comme l’ermite à Zadig : J’ai quelquefois répandu des sentiments de consolation dans l’âme des malheureux ; oui, je vous dois ce qui fait le charme et la douceur de l’amitié, je sens que ce lien est déjà trop fort, qu’il a pris trop d’ascendant sur mon âme ; quand elle souffre, elle est tentée de se tourner vers vous pour y chercher de la consolation ; et si elle était calme, elle serait entraînée par un mouvement plus actif, même par le goût du plaisir. Voyez si je suis tout cela pour vous, et si en effet je ne suis pas mieux fondée à vous aimer et à vous regretter ; tout au plus, mon sentiment vous a été agréable, et moi, avant que de vous avoir jugé, vous m’étiez devenu nécessaire ; mais que pensez-vous d’une âme qui se donne avant de savoir si elle sera acceptée ; avant d’avoir pu juger si elle sera reçue avec plaisir, ou seulement avec reconnaissance ? Mon Dieu ! si vous n’étiez pas sensible, que de chagrin vous me causeriez ! car il ne me suffit pas que vous soyez honnête : j’ai des amis vertueux, j’ai mieux que cela encore, et cependant je suis occupée de ce que vous êtes pour moi ; mais, de bonne foi, n’y a-t-il pas de la folie, et peut-être même du ridicule à vous croire mon ami ? Répondez-moi, non pas froidement, mais avec vérité. Quoique votre âme soit agitée, elle n’est pas si malade que la mienne, qui passe sans cesse de l’état de convulsion à celui de l’abattement ; je ne puis juger de rien : je m’y méprendrais sans cesse, je prendrais du poison pour du calmant ; voyez si je puis me conduire, éclairez-moi, fortifiez-moi ; je vous croirai, vous serez mon appui, vous me secourrez comme la réflexion ; elle n’est plus à mon usage, je ne sais rien prévoir ; je ne distingue rien ; concevez mon malheur ; je ne me repose que dans l’idée de la mort ; il y a des jours où elle est mon seul espoir ; mais aussi j’éprouve des mouvements bien contraires ; je me sens quelquefois garrottée à la vie ; la pensée d’affliger ce que j’aime m’ôte jusqu’au désir d’être soulagée, si c’était aux dépens de son repos. Enfin, que vous dirai-je ? l’excès de mon inconséquence égare mon esprit ; et le poids de la vie écrase mon âme. Que dois-je faire, que deviendrai-je ? sera-ce Charenton, ou ma paroisse, qui me délivrera de moi-même ? je vous rends victime, et j’en suis affligée, si vous vous intéressez assez à moi pour prendre part à ce que je souffre, et j’en mourrai de confusion, si je ne vous ai causé que de l’ennui. Ne croyez pas pouvoir me le cacher, quelque esprit que vous y mettiez, vous ne sauriez tromper mon intérêt ; mais contentez-le en disant comment vous êtes : avez-vous autant ou moins de plaisir que vous n’en espériez ? votre santé est-elle meilleure que dans le dernier temps que vous avez passé ici ? vous êtes bien modeste : vous ne m’avez pas dit combien vous aviez été célébré à Strasbourg : on a fait des vers à votre gloire ; ils étaient bien mauvais : mais l’intention était si bonne ! ne vous mettez pas en colère ; mais répondez-moi : avez-vous lu le Connétable sur votre route ? non pas en courant la poste, mais dans la bonne société. — À propos du Connétable, si vous aviez une certaine délicatesse, si vous étiez seulement comme Montaigne, et que vous me regardassiez comme La Boétie, que je plaindrais de vous être refusé au plaisir de me donner une marque de confiance, d’amitié et d’estime ! je ne me vante point, mais je vous assure que je serais déchirée de remords, si j’avais eu cette conduite envers vous ; qu’est-ce que cela prouve, dites-moi ? Adieu, je connais toute la différence de vos affections. Apprenez-m’en la ressemblance ; ce jeu-là n’aura jamais été joué avec autant d’intérêt.