Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre IX

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Garnier Frères (p. 23-29).

LETTRE IX

Jeudi, 1er juillet 1773.

Oh ! si vous saviez combien je suis injuste ! combien je vous ai accusé ! combien je me suis dit que je ne devais rien attendre, ni désirer de votre amitié ! et la cause de tout cela, c’est que je ne recevais point de vos nouvelles. Dites-moi donc pourquoi on attend, pourquoi on exige de quelqu’un sur qui on ne compte pas. Mais vraiment, je le crois, vous me pardonnez mes inconséquences ; mais moi, je ne dois pas être si indulgente ; elles me touchent de plus près que vous. Je ne sais plus ce que je vous dois ; je ne sais plus ce que je vous donne ; je sais que votre absence me pèse, et je ne saurais me répondre que votre présence me fît du bien. Mais, mon Dieu ! quelle situation horrible que celle où le plaisir, où la consolation, où l’amitié, où tout enfin devient poison ! Que faire, dites-moi ? où retrouver le calme ? Je ne sais où je prends la force de résister à des impressions aussi profondes et aussi diverses. Oh ! combien de fois l’on meurt avant que de mourir ! Tout m’afflige et me nuit ; et l’on m’ôte la liberté de me délivrer du fardeau qui m’accable ! Au comble du malheur, on veut que je vive ; on me déchire également et par le désespoir et par l’attendrissement qu’on me cause. Eh, mon Dieu ! aimer, être aimé, n’est-ce donc pas un bien ! Je souffre tous les maux, et j’ai encore à me reprocher de troubler le repos, de faire le malheur de ce que j’aime ! Mon âme est épuisée par la douleur : ma machine est détruite, et cependant je vis, et il faut que je vive ; pourquoi le voulez-vous aussi ? Que vous importe ma vie ? quel prix voulez-vous y mettre ? que suis-je pour vous ? Votre âme est si occupée, votre vie si remplie et si agitée ! comment vous reste-t-il le temps de plaindre mes maux, et comment avez-vous donc assez de sensibilité pour répondre à mon amitié ? Oui, vous êtes trop aimable, vous avez le don de l’intérêt, et il me semble que je ne devais point vous en inspirer. Mes lettres vous sont nécessaires, cela peut-il être vrai ? oui, puisque vous le dites ; mais pourquoi avez-vous donc été si longtemps à m’écrire ? pourquoi ne pas m’adresser directement vos lettres ? Strasbourg les a retardées de deux ou trois jours. Ce n’est rien pour quelqu’un qui emploie huit mois pour satisfaire sa curiosité ; mais c’est beaucoup trop pour quelqu’un qui ne connaît plus qu’un genre d’intérêt dans la vie. Je suis ravie (et c’est par là que je voulais commencer) que vous ayez été content du roi de Prusse. Ce que vous me dites sur cette vapeur magique qui l’environnait, est si charmant, si noble, si juste, que je n’ai jamais pu m’en taire : je l’ai lu à tous ceux qui méritaient de l’entendre. Madame Geoffrin a voulu que je lui en donnasse une copie. Je l’ai envoyé plus loin, et cela sera bien senti. Vous n’allez donc pas en Russie ; cela me fait un plaisir sensible. Oui, laissez-moi encore vous dire combien je trouve aimable votre amitié. Vous répondez à tout, vous causez, vous êtes encore près, lorsque vous êtes à mille lieues. Mais d’où vient donc que cette femme ne vous aime pas à la folie, comme vous voudriez l’être, comme vous méritez de l’être ? À quoi donc peut-elle employer son âme et sa vie ? Ah ! oui, elle n’a ni goût, ni sensibilité, j’en suis sûre. Elle devrait vous aimer, ne fût-ce que par vanité ; mais de quoi vais-je me mêler ? vous êtes content, ou si vous ne l’êtes pas, vous aimez le mal qu’elle vous fait : pourquoi donc vous plaindrais-je ? Mais cette autre malheureuse personne ! c’est elle qui m’intéresse ; lui avez-vous écrit ? son malheur est-il toujours aussi profond ? Je dois vous dire que l’autre jour, chez la comtesse de Boufflers, on parla beaucoup de vous et du Connétable ; la jeune de Boufflers me dit qu’elle vous croyait fort amoureux ; que cela lui avait fait regarder avec attention madame de ***. Il y avait là un homme qui assura que vous ne l’étiez plus, que vous l’aviez aimée, que cela était usé ; et qu’il croyait que vous ne seriez jamais longtemps heureux ou malheureux par la même femme ; que l’activité de votre âme ne lui permettait pas de se fixer longtemps au même objet ; et de là une dissertation spirituelle sur des choses sensibles et sur la passion. La comtesse de Boufflers finit par dire qu’elle ne savait pas de qui vous étiez amoureux, mais que ce n’était plus de madame de *** ; et qu’elle jugeait, par les billets qu’elle avait reçus de vous à votre départ, que vous étiez fortement attaché, et que votre éloignement déchirait votre âme ; et puis cette réflexion si naturelle : et cependant pourquoi aller en Russie ? Mais peut-être c’est pour se guérir, peut-être est-ce pour étouffer le sentiment de la personne qu’il aime. Enfin, après bien des conjectures sans intérêt, on vint à me demander si je vous aimais, si je vous connaissais beaucoup : car je n’avais pas dit un mot. Oui, je l’aime beaucoup, et quand on le connaît un peu, il n’y a que cette manière de l’aimer ! — Eh bien, vous savez donc ses liaisons ? quel est l’objet de sa passion ? — Eh ! non, en vérité, je n’en sais rien du tout. Je sais qu’il est à Berlin, qu’il se porte bien, que le roi l’a reçu parfaitement, qu’il verra ses troupes, qu’il ira en Silésie. Voilà ce que je sais : voilà ce qui m’intéresse. Et l’on parla de l’Opéra, de madame la dauphine, et de mille choses intéressantes. Je vous conte tout cela pour vous dire que je n’aime pas que tout le monde connaisse vos affections, vos dégoûts, vos inconstances. Je ne voudrais entendre parler que de votre mérite, de vos talents et de vos vertus : ai-je tort ? Vous vouliez plusieurs lettres à Vienne, et il est possible que vous n’en ayez point, ou que vous en soyez accablé. Je vous ai écrit trois fois à Berlin depuis le 6 juin. Sans doute, on vous renverra vos lettres ; si elles y attendaient votre retour, elles seraient de vieille date lorsque vous les recevriez ; mais je m’en rapporte au besoin que vous avez de recevoir de ces lettres dont la privation vous tourne la tête. En grâce, ne me traitez pas si bien ; ne m’écrivez pas la première, parce qu’alors, sans vous en apercevoir, vous ne m’écrivez que pour m’avoir écrit. Ne venez à moi que lorsque vous n’avez plus rien à lui dire : cela est dans l’ordre, l’amitié ne doit arriver qu’après ; quelquefois elle est à une grande distance ; quelquefois aussi elle est bien près, trop près peut-être ; les malheureux aiment, ils aiment tant ce qui les console ! il est si doux d’aimer ce qui plaît ! Je ne sais pourquoi j’ai quelque chose qui m’avertit que je pourrais dire de votre amitié ce que le comte d’Argenson dit en voyant, pour la première fois, la jolie mademoiselle de Berville, qui était sa nièce : Ah ! elle est bien jolie ! Il faut espérer qu’elle nous donnera bien du chagrin. Qu’en pensez-vous ? Mais vous êtes si fort, si modéré, et surtout si occupé, que cela vous met à l’abri des grands malheurs et des petits chagrins. Voilà comme il faut avoir de l’esprit, comme il faut avoir des talents : cela rend supérieur à tous les événements. Quand on est, avec cela, aussi honnête et surtout aussi sensible que vous, on est sans doute affecté douloureusement, on l’est assez pour contenter l’amitié ordinaire ; mais on est bientôt détourné des mouvements de l’âme, lorsque la tête est vivement et profondément occupée. Oui, je vous le prédis et j’en suis bien aise : vous n’éprouverez plus de ces malheurs qui bouleversent l’âme ; vous êtes assez jeune pour recevoir encore de légères secousses ; mais je vous réponds que vous vous mettrez bientôt en mesure ; ah ! je vous en réponds : vous ferez une grande fortune, vous aurez une grande célébrité. Je vais vous faire horreur, je vais vous montrer une âme bien petite, bien commune ; mais je ne saurais qu’y faire. Toutes les fois que je viens à vous regarder dans l’avenir, je me sens glacée ; et ce n’est point parce que ce qui est grand attire l’admiration et m’écrase : mais c’est que ce qui est grand mérite bien rarement d’être aimé. Convenez que je suis presque aussi bête que je suis folle : je suis bien pis que cela. J’ai ce certain genre, le seul mauvais, à ce que dit Voltaire ; je l’ose nommer, je vous en ai si bien pénétré que je n’ai pas besoin de vous dire que c’est le seul ennuyeux. La différence de nos affections, la voici : c’est que vous êtes au bout du monde, c’est que vous êtes assez calme pour jouir de tout ; et moi je suis à Paris ; je souffre et je ne jouis de rien, voilà tout, comme dit Marivaux. J’ai reçu beaucoup de détails : ils ont calmé mon désespoir ; j’ai vu qu’il n’y avait rien à craindre de ce dernier accident ; mais concevez s’il est possible d’avoir un moment de repos, en tremblant sans cesse pour la vie de quelqu’un à qui l’on sacrifierait la sienne à tous les instants. Ah ! si vous saviez combien il est aimable, combien il est digne d’être aimé ! Son âme est douce, tendre et forte ; je suis assuré que c’est l’homme du monde qui vous plairait et vous conviendrait le plus.

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C’est vous qui me donnez des défauts : vous en avez le privilège exclusif. Je suis, avec tous mes autres amis, la meilleure et la plus facile de toutes les créatures : il me semble qu’ils me font toujours grâce, et qu’ils me préviennent sur tout ; je passe ma vie à les remercier, à les louer, et je me plains de vous, mais ce n’est qu’à vous ; je vous critique, je vous désapprouve, pourquoi cette différence ? Mais croyez-vous qu’il n’y ait qu’un an que nous nous connaissons ? cela me paraît impossible. La raison que vous me donnez pour le refus du Connétable n’est pas bien bonne : vous savez que j’avais un copiste sûr…