Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre X

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Garnier Frères (p. 29-32).

LETTRE X

Mercredi au soir, 14 juillet 1773.

Mon Dieu ! que vous êtes aimable, et que vous m’étonnez, en revenant à moi d’aussi loin, étant aussi occupé, aussi dissipé ! Comment se fait-il que vous pensiez même à quelqu’un qui ne peut avoir de mérite auprès de vous que celui de vous avoir paru capable d’aimer et de souffrir ? de quel usage vous seront jamais ces tristes facultés ? vous n’avez pas besoin d’être aimé, et vous seriez fâché de me faire souffrir : quel prix pouvez-vous donc mettre à une liaison où tout l’avantage est de mon côté ? Vous me faites des questions, auxquelles je ne suis pas en état de répondre. Hélas ! il faudrait être calme pour répondre à l’indifférence qui interroge : le malheur, la durée des souffrances m’ont mise dans une espèce de stupidité qui m’ôte le pouvoir de penser : il ne me reste tout juste de raison que ce qu’il en faut pour me juger, pour condamner tous mes mouvements, pour m’affliger de tous mes sentiments. Mon âme a la fièvre continue avec des redoublements qui me conduisent souvent jusqu’au délire. Oh ! s’il était vrai que de l’excès du mal on voit naître quelquefois le bien, je devrais espérer quelque soulagement. Non, je ne puis plus suffire aux diverses agitations qui déchirent mon cœur, et je me reproche la faiblesse qui m’entraîne à vous montrer ce que je souffre. Il me semble que je ne veux point exciter votre intérêt : je n’ai aucun droit à votre sensibilité ; et si j’en avais, ce n’est pas de ma douleur que je voudrais la nourrir. Non, vous ne me devez rien, et je vais vous le prouver : je déteste, j’abhorre la fatalité qui m’a forcée à vous écrire ce premier billet, et dans ce moment peut-être, elle m’entraîne avec autant de puissance. Je ne voulais pas vous parler de moi ; je voulais simplement vous remercier de m’avoir écrit avant que d’arriver à Vienne : je voulais vous répondre, et non pas vous parler ; je n’accepte aucune de vos louanges et je vais vous étonner : c’est qu’elles ne me louent point. Que m’importe que vous jugiez que je ne suis pas bête ? il est singulier, mais il est pourtant vrai, que vous êtes l’homme du monde à qui je me soucie le moins de plaire. Expliquez-moi cette bizarrerie ; expliquez-moi aussi pourquoi je vous juge avec une sévérité insupportable ; pourquoi je me trouve injuste à tout moment avec vous ; pourquoi, ne croyant pas à votre amitié, j’en chicane toujours les expressions ; pourquoi, enfin, ayant à me louer de vous, je serais tentée de m’en plaindre. Oui, ma raison me dit que je devrais vous demander pardon : car ma pensée vous offense sans cesse, et mon âme se révolte au seul sentiment que vous pourriez me faire grâce. Eh ! non, je n’en veux point : jugez-moi sévèrement ; voyez toute mon injustice, voyez toute mon inconséquence, et laissez-vous aller au mouvement que cela doit vous inspirer. Oh ! je vous l’ai dit, nous ne ferons point de tout ceci l’amitié de Montaigne et de La Boétie. Ces gens-là étaient calmes : ils n’avaient qu’à se livrer aux impressions douces et mutuelles qu’ils recevaient, et nous, nous sommes malades, mais avec cette différence, que vous êtes un malade plein de force et de raison, qui se conduira de manière à jouir incessamment de la plus excellente santé ; tandis que moi, je suis atteinte d’une maladie mortelle dans laquelle tous les soulagements que j’ai voulu apporter, se sont convertis en poison et n’ont servi qu’à rendre mes maux plus aigus. Ils sont d’une nature étrange ; ils ont dépravé ma raison, et égaré mon jugement : car je ne voudrais point guérir ; je ne me sens que le besoin de mourir. Ah ! mon Dieu ! que je serais fâchée de dévorer cent volumes en deux mois de temps ! que je serais fâchée de valoir autant que vous, et d’être destinée à autant de succès et à autant de gloire ! si vous saviez combien mon âme est petite : elle ne voit qu’une seule chose dans la nature qui vaille la peine de l’occuper. César, Voltaire, le roi de Prusse lui paraissent quelquefois dignes d’admiration, mais jamais dignes d’envie. Je vous ferais trop d’horreur, si je vous disais le sort que je préférerais à tout ce qui respire ; oui, je suis comme Félix : j’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables.

J’en ai de violents. J’en ai de pitoyables. J’en ai même de —. Mais vous n’entendriez pas cette langue, et je vous ferais rougir d’avoir pu penser que mon âme avait quelques rapports avec la vôtre ; vous me faites trop d’honneur en m’élevant jusqu’à vous ; mais aussi gardez-vous bien de me mettre à côté des femmes que vous estimez le plus : vous les affligeriez et vous me feriez mal. Vous ne savez pas tout ce que je vaux : songez donc que je sais souffrir et mourir ; et voyez après cela, si je ressemble à toutes ces femmes qui savent plaire et s’amuser. Hélas ! l’un me répugne autant que l’autre me serait impossible. Je sais mauvais gré à tout ce qui vient me distraire et me détourner. Il y a des objets que rien ne peut me faire perdre de vue. Ce que j’entends nommer dissipation et plaisir, ne fait que m’étourdir et me fatiguer ; et si quelqu’un avait eu la puissance de me séparer un moment de mes malheurs, je crois que, loin de lui porter de la reconnaissance, je devrais l’en haïr. Qu’en pensez-vous ? vous qui me parlez de mon bonheur et qui me faites espérer que, s’il dépend de votre amitié, vous me l’accorderez. Non, monsieur, votre amitié ne fera point mon bonheur, parce que cela est impossible ; elle me consolera, elle me fera souffrir peut-être, et je ne sais si j’aurai à me louer, ou à me plaindre de ce que je vous devrai.

Pourquoi donc avez-vous l’air de vous justifier d’avoir lu le Connétable ? il serait désobligeant de vous refuser au plaisir que vous pouvez faire et recevoir. Le roi de Prusse a écrit à monsieur d’Alembert une lettre charmante, elle est pleine d’éloges de vous, et il se promet bien d’entendre le Connétable. Je suis sûre qu’il en sera ravi, cette tragédie est au ton de son âme, à beaucoup d’égards. Adieu ; donnez-moi souvent de vos nouvelles, et ne formez point le projet de m’écrire quatre mots. Gardez ce projet pour vos connaissances, il y a même des amis qui en seraient contents, mais moi, je suis si difficile à contenter ! Vous me direz si vous avez reçu mes lettres.