Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XIII

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Garnier Frères (p. 41-45).

LETTRE XIII

Dimanche, 8 août 1773.

Voyez quelle folie d’aller vous chercher, d’aller vous attendre à Breslau ! vous y serez occupé du roi, des troupes, de vos succès, etc., etc., et rien ne vous portera à jeter vos regards vers Paris. J’ai tort ; Paris est bien grand, mais vous m’y laisseriez dans la foule. Cependant, croyez-moi, il y a peu, mais très peu, et si je ne craignais de vous affliger, je vous dirais : il n’y a personne qui vous regrette plus sincèrement que moi. Tout le monde est occupé ou dissipé ; moi seule, je crois, ne saurais perdre de vue ce qui m’afflige, ou ce que je désire. Je ne sais pas comment on fait pour s’accoutumer aux privations : celles qui touchent l’âme sont si sensibles ! elles n’ont point de dédommagement. Je ne conçois point qu’il n’y ait pas encore trois mois que vous êtes parti, et je conçois bien moins encore comment il faudra vous attendre jusqu’à la fin de novembre. Votre présence ne pourrait que me consoler, et je la regrette comme mon plaisir. Ah ! l’amitié, ce bienfait de la nature, est donc un nouveau malheur pour moi ! tout ce qui affecte mon âme en devient le poison. Vous étiez pour moi une connaissance si aimable : votre ton, vos manières, votre esprit, tout me plaisait ; un degré d’intérêt a tout gâté ; je me suis livrée au bien que vous me faisiez. Ah ! pourquoi avez-vous pénétré dans mon âme ? pourquoi me montriez-vous la vôtre ? pourquoi établir un commerce intime entre deux personnes que tout sépare ? est-ce vous, ou est-ce moi qui suis coupable de l’espèce de douleur dont je souffre ? quelquefois je suis arrêtée sur le désir que j’ai de votre retour, parce que je crains que vous n’affligiez mon amitié : cependant elle sera bien peu exigeante ; vous serez tellement occupé, dissipé et entraîné, qu’à Paris même vous serez peut-être plus loin de moi qu’à Breslau. Songez donc à tout ce que vous aurez acquis auprès des gens qui aiment par air et par désœuvrement. Vous viendrez de si loin, on s’intéressera tant à ce que vous aurez vu, on sera si charmé de vous voir, de vous entendre, qu’il n’y aura pas moyen de vous dérober à tant d’empressement. Eh bien ! soit ; je ne vous verrai guère et je vous attendrai souvent : c’est quelque chose. D’ailleurs, quand on est honnête et sensible, on revient souvent où l’on est toujours attendu. Je voudrais en être là ; mais au moins n’êtes-vous pas dans l’intention d’abréger, plutôt que de prolonger votre voyage ? Que verrez-vous de mieux, de plus intéressant que ce que vous voyez en Silésie ? et puis, si vous n’avez pas le soin d’écrire de Suède, si vous attendez d’avoir reçu des lettres, vous voyez bien qu’on sera trois mois sans entendre parler de vous, et ce n’est plus là être absent, c’est être mort. Quand vous seriez condamné aux mêmes privations, vous en souffririez moins ; d’ailleurs c’est votre faute : vous vous y êtes soumis en partant, et vos amis n’y ont pas donné leur consentement. En un mot, soit justice, soit générosité, je veux avoir de vos nouvelles, et il n’y a ni raison, ni prétexte qui puisse vous autoriser à être jamais aussi longtemps sans m’écrire que vous l’avez été de Prague à Vienne. Songez que vous devez beaucoup à ma situation : je suis malheureuse, je suis malade ; voyez si cela ne sollicite pas votre vertu. Ce qu’elle m’accordera, sera payé d’une reconnaissance infinie. Mon Dieu ! le pauvre motif et le pitoyable sentiment ! ne trouvez-vous pas ? — J’ai lu ces jours passés l’extrait d’un éloge de Colbert, qui concourt à l’Académie française. Cet extrait m’a paru d’un ton si ferme, si noble, si élevé, si original, que tout à coup j’ai désiré qu’il fût de vous. Je ne sais si le reste de cet ouvrage en serait digne ; mais vous ne désavoueriez pas le peu que j’en ai vu. — J’ai eu la fièvre tous ces jours passés ; la dernière fois que je vous ai écrit, j’ai fini ma lettre en tremblant le frisson. Il y a un certain courrier qui, depuis un an, donne la fièvre à mon âme ; mais elle avait gagné ma mauvaise machine. Je me sens détruite ; et j’ai toujours été si malheureuse, que j’ai quelque chose qui me dit que je mourrai au moment où mon malheur pourrait finir. Revenez, et du moins je serai sûre d’avoir goûté, avant de mourir, une consolation bien douce pour mon âme. Je me reproche d’avoir été injuste avec vous. Mon Dieu ! si vous avez souffert, vous m’aurez pardonné : il y a des situations qui demandent tant d’indulgence ! — J’ai lu le livre si attendu de M. Helvétius. Je suis effrayée de sa grosseur, deux volumes de six cents pages chacun ! votre voracité en viendrait à bout dans deux jours ; mais moi, je ne saurais lire avec intérêt : mes affections retiennent toute mon attention ; je lis toujours ce que je sens, et non pas ce que je vois. Ah ! mon Dieu, que l’esprit s’amoindrit en aimant ! il est vrai que l’âme n’y perd rien ; mais que fait-on d’une âme ? — J’oubliais de vous répondre sur l’affaire du comte de C*** : elle est un peu plus reculée que lorsqu’il en a eu la première pensée ; vous ne pouvez croire quel pauvre homme est celui dont dépend cette affaire : il n’est pas bête, mais c’est le plus sot de tous les hommes. Sa femme vaut mieux : mais l’occupation où elle est d’elle-même, absorbe toutes ses facultés. En tout, ce sont des gens dont le vrai mérite est d’avoir un excellent cuisinier. Que de gens dont on dit du bien, qui n’ont pas d’autre valeur ! Non, l’espèce humaine n’est pas méchante : elle n’est que sotte, et à Paris elle est aussi vaine et aussi frivole que sotte : mais qu’importe, pourvu que ce qu’on aime soit bon, aimable et excellent ?

Ah ! si vous saviez ce qui amuse, ce qui attache le public ! une tragédie de M. Dorat (elle est dénuée d’esprit, d’intérêt et de talent), et puis encore une comédie de M. Dorat. C’est le chef-d’œuvre du mauvais goût et du mauvais ton ; c’est un jargon inintelligible. Enfin les applaudissements qu’on donne à cela m’avaient réellement attristée l’autre jour. Cela est fait pour décourager le talent.