Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre XII

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Garnier Frères (p. 38-41).

LETTRE XII

Dimanche au soir, 1er août 1773.

Vous êtes trop aimable ; vous me surprenez en bien : il est ravissant d’avoir un plaisir sur lequel on ne comptait point, et je suis charmée de vous devoir un mouvement qui fait du bien à mon âme. J’avais reçu hier une lettre de vous, du 18 : j’étais bien contente de voir que les dates se rapprochaient, que vous n’y mettiez plus quinze jours d’intervalle, et que je ne devais pas ce changement au regret que je vous avais marqué : c’était à vous, c’était à votre amitié ; j’aime bien mieux ce qu’elle me donne que ce que j’en obtiendrais. Je voulais vous remercier, vous dire faiblement ce que je sens bien vivement, et j’ai été plus heureuse encore : j’ai reçu une autre lettre de vous aujourd’hui, du 18. Mon premier mouvement (je ne sais pourquoi) a été la crainte : l’habitude du malheur gâte tout ; mais j’ai été bientôt rassurée. Je vous ai trouvé bon, sensible, près de mon âme. Il me semblait que je devais m’applaudir d’avoir souffert, puisque ma douleur vous avait intéressé. Oh ! de combien de regrets vous remplissez ma vie ! je jouirais de votre amitié ; elle ferait ma consolation, elle ferait mon plaisir, et vous êtes à mille lieues ? je ne saurais me défendre de la crainte que tant d’objets nouveaux, qu’une vie aussi occupée et aussi dissipée que celle que vous êtes forcé de mener, ne détruisent ou du moins n’affaiblissent une liaison et un intérêt auxquels il a manqué peut-être le degré de chaleur qui en fait un besoin du cœur, ou le temps qui en fait une habitude. J’avoue que je mets bien peu de prix à ce dernier lien : c’est le sentiment de ceux qui n’en ont point ; mais voyez la funeste disposition de mon âme : je m’occupe de crainte, de regret, lorsque je devrais jouir des témoignages et des preuves de votre amitié. Elle est bien douce, elle est bien indulgente cette amitié : vous me pardonnez toute mon injustice ; je vous ai accusé mille fois ; mais en même temps je ne me suis jamais repentie de m’être livrée à vous par la confiance la plus intime. Il est impossible avec vous d’avoir à se reprocher une méprise ; et par là on est à l’abri des grands malheurs : car remarquez que toutes les tragédies sont fondées sur une méprise, et que presque tous les malheurs ont la même cause ; mais ne me punissez donc pas d’avoir été injuste, en ne me parlant plus de ce qui m’intéresse. Dites-moi tout ce que vous éprouvez, et je vous promets de le partager et de vous dire encore l’impression que j’en recevrai. Je vous aime trop pour pouvoir m’imposer la moindre contrainte ; je préfère avoir à vous demander pardon, que de ne point faire de fautes. Je n’ai plus d’amour-propre avec vous, et je n’entends point toutes ces règles de conduite qui font qu’on est toujours content de soi et qu’on est si froid avec ce que l’on aime. Je hais la prudence : je hais même (souffrez que je vous le dise) ces devoirs de l’amitié qui font substituer la discrétion à l’intérêt, et la délicatesse à la sensibilité. Que vous dirai-je ? j’aime l’abandon ; je n’agis que de premier mouvement, et j’aime à la folie qu’on soit de même avec moi. Ah ! mon Dieu ! que je suis loin de vous valoir ! je n’ai point de vertus, je ne connais point de devoirs avec mon ami ; je me rapproche de l’état de nature : les sauvages n’aiment pas avec plus de simplicité et de bonne foi. Le monde, le malheur, rien n’a pu corrompre mon cœur. Je ne serai jamais en garde contre vous ; je ne vous soupçonnerai jamais. Vous dites que vous avez de l’amitié pour moi ; vous êtes vertueux : que puis-je avoir à craindre ? Je vous laisserai voir le trouble et l’agitation de mon âme, et je ne rougirai point de vous paraître faible et inconséquente. Je vous l’ai déjà dit, je ne prétends point à vous plaire ; je ne peux point usurper votre estime : j’aime mieux mériter votre indulgence ; enfin, je veux vous aimer de tout mon cœur, et avoir pour vous une confiance sans réserve. — Non, je ne vous crois pas fin, et je pense, comme vous, que la finesse est toujours une preuve de disette d’esprit ; mais je vous crois bien bête, lorsque vous n’entendez pas ce qu’on vous désigne clairement ; qu’importe le nom ? il suffit qu’il ne puisse pas gâter ce que je vous ai dit de la personne ; ce qui m’étonne, c’est que je vous l’ai nommée vingt fois ; cela me prouve ce que je ne croyais pas, que je prononce son nom comme celui d’une autre : mais ce qui m’étonnerait bien plus encore, ce serait si vous veniez à ne pas le distinguer des autres : cependant je vous assure qu’il n’est pas fait pour rester dans la foule ; vous verrez.

J’ai vu aujourd’hui le chevalier d’Aguesseau. J’étais fière de pouvoir lui donner de vos nouvelles. Avec les autres personnes qui sont en droit d’en attendre, j’aurais eu un sentiment tout contraire : j’aurais craint de leur paraître plus heureuses qu’elles, et de vous faire accuser : car la plupart des femmes n’ont pas besoin d’être aimées ; elles veulent seulement être préférées. Le chevalier d’Aguesseau m’a dit qu’il allait vous écrire et vous mander des nouvelles ; pour moi, je ne m’intéresse qu’à une seule, et je voudrais bien pouvoir vous la mander…

Je serai bien aise de revoir le chevalier de Chatelux ; mais cependant si j’avais pu ajouter à son voyage ce que je voudrais retrancher du vôtre, je ne le verrais pas sitôt. Voyez, je vous en prie, combien je renverse l’ordre de la chronologie : il y a huit ans que j’aime le chevalier. Je suis bien aise que vous mettiez de l’intérêt dans votre voyage ; je désire même que vous y trouviez du plaisir : mais ce que je veux par-dessus tout, c’est que vous regrettiez les gens qui vous aiment. Je voudrais que la Turquie, la Hongrie et l’univers ne vous fissent pas oublier que vous manquez à leur bonheur ; et je voudrais encore que vous revinssiez dans la résolution de ne point les quitter au moment où ils commenceront à jouir du charme de votre amitié et de votre société. Adieu. Je ne vous ai pas dit que je suis malade comme une bête : mais mon âme est moins souffrante ; ainsi je ne dois pas me plaindre. Faites que j’aie à me louer de votre caractère, et vous serez bien aimable.