Lettres de voyages/Cinquième lettre

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Presses de La Patrie (p. 45-54).


CINQUIÈME LETTRE


Paris, 23 nov. 1888.


J’ai annoncé dans ma dernière lettre le dîner de la société la Marmite, qui a eu lieu à l’hôtel Continental, vendredi dernier et c’est encore sous le coup de l’émotion des discours patriotiques que j’y ai entendus que je vais essayer de raconter ce qui s’y est dit, et ce qui s’y est passé !

C’est au mois de novembre 1873 que quelques amis se réunirent dans un restaurant du Palais-Royal et décidèrent de se rencontrer chaque mois, dans un dîner fraternel. Telle fut l’origine de la société qui prit le nom de Marmite, pour bien indiquer que toutes les professions littéraires, scientifiques, artistiques, commerciales et autres viendraient se grouper autour d’une même table dans un esprit nettement républicain. Tout en devenant très nombreuses, la réunion est restée fidèle à l’esprit de cordialité et d’union ainsi qu’aux sentiments de libéralisme qui l’avaient inspirée. Les banquets mensuels se sont succédés régulièrement et c’est à une de ces réunions, présidée par M. Goblet, ministre des affaires étrangères, que j’avais l’honneur d’assister. Je vais, autant que ma mémoire le permettra, citer les noms de quelques personnes présentes — dans la politique : M. Goblet, ministre, Ed. Millaud, ancien ministre, sénateur ; Allain-Targé, ancien ministre ; Devès, sénateur, ancien ministre ; Dietz-Monnin, sénateur ; de Douville-Maillefeu, député ; Gatineau, député ; Ives Guyot, député ; L. Herbette, conseiller d’État ; Méline, président de la chambre des députés ; — dans l’armée : le général Rousseau, grand secrétaire de la chancellerie de la Légion d’honneur ; le général Riu ; le général Munier ; le général Brugère ; le colonel Guerrier ; le général Yung ; le général Thibaudin ; le colonel comte de Salles ; — dans les sciences : M. Jannsen, le grand astronome, président de l’Académie des Sciences ; le célèbre M. Pasteur ; Kempfen, directeur des Musées Nationaux ; Jules Lax, ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussés ; Gustave Ollendorff ; — dans les lettres : Jules Claretie, Lucien Pâté, Armand Sylvestre, Grandmougin, Edmond Harancourt, Léon Meunier, du Courrier des États-Unis ; — dans les arts : Bartholdi le grand sculpteur ; Henner, le grand peintre ; Armand Dumaresq, Berne-Bellecour, Coutan, le statuaire ; Jules Garnier ; Régamey ; Roty, le statuaire ; Monchablon. Enfin, M. de Lesseps ; Savorgnan de Brazza, gouverneur du Congo ; Truffier, de la Comédie Française ; Hetzel, l’éditeur ; Oscar Comettant, M. MacLane, ministre des États-Unis en France ; Georges Berger, commissaire général de l’Exposition universelle, et autres notabilités politiques, militaires, artistiques et scientifiques que je rencontrais pour la première fois et dont les noms m’échappent.

Je fais cette nomenclature afin de bien faire comprendre l’importance de la Marmite et de donner aux paroles prononcées par MM. Goblet, Herbette et Bartholdi, la valeur qu’elles peuvent avoir dans la bouche d’hommes aussi connus et aussi autorisés. Nous étions 135 convives à table dans une des merveilleuses salles de banquet de l’Hôtel Continental, et comme je l’ai déjà dit, M. Goblet occupait la présidence. Au dessert, il n’y eut qu’un toast : celui du Canada Français, et M. Goblet en le présentant, fit un des plus jolis, un des plus sympathiques discours que j’aie encore entendus. Après avoir fait l’historique de la découverte du Canada, le président raconta en termes émus les événements de la conquête, la fidélité des Canadiens-Français au souvenir de la France et leur attachement au régime de la liberté. « Je bois, dit-il, aux Canadiens-Français, fidèles par le cœur à leur ancienne mère patrie, comme ils le sont, en politique, au drapeau qui les protège. »

M. Herbette prit ensuite la parole et après avoir longuement parlé du Canada qu’il connait comme nous le connaissons, il parla des Français que l’on connait si peu à l’étranger et qui sont de braves gens, laborieux, intelligents, sympathiques et aimants. Il ne faut pas juger la France par ceux qui font le plus de bruit ; ce qui vaut le mieux en France est ce qui se montre le moins et c’est pourtant ce qui fait la vitalité puissante de la nation et de la race. « Avec un tempérament prompt comme le nôtre, continua M. Herbette, ce sont les plus bruyants qui passent pour représenter la masse et l’élite du pays, alors que l’élite et la masse ne les considèrent que comme des acteurs en scène ou des agités, des impatients ou des enfants terribles. Ce n’est pas sans tristesse que nous voyons les étrangers nous méconnaître et nous ignorer, même en nous étudiant sur place. C’est une joie profonde pour nous d’ouvrir nos réunions, notre cœur, nos familles, à des Français du Canada, que nous aimons comme nos compatriotes les plus chers. Oui ! la caractéristique de notre race c’est la chaleur et la bonté du cœur unis à l’élan de l’imagination. Malgré les paroles et le fracas que l’on fait parfois, je n’ai jamais vu chez nous de haine véritable contre personne, même contre nos ennemis les plus haineux. La race n’a pas changé, elle a seulement passé à l’école du malheur qui la rendra plus forte. Elle fait l’apprentissage de l’absolue liberté que le vieux monde ne pouvait acclimater chez lui sans des crises sérieuses. Ces crises passeront : cette agitation passionnée n’est pas ce qui tue un peuple. Je reste donc optimiste, et ce qui m’y engage le plus, c’est de voir ce que sont devenus, ce que deviendront nos chers compatriotes du Canada, qui ont résisté à tout, qui ont grandi malgré tout, et que nous sommes si fiers de compter comme des Français, des frères du Nouveau-Monde. »

J’ai cité de mémoire ces paroles de M. Herbette, car elles sont l’expression de mes propres sentiments au sujet de la France moderne, de cette France qui pense et qui travaille, à l’encontre de ces farceurs de toutes professions qui encombrent les boulevards de la grande capitale et qui passent chez certaines gens comme les représentants de la France d’aujourd’hui. Le sculpteur Bartholdi qui a visité le Canada, rappela avec sympathie quelques épisodes de son voyage et parla du sentiment artistique qui existe chez les Canadiens-français.

Ce fut au milieu d’une triple salve de hourrahs que l’on but à la santé des Canadiens-français, et c’est le cœur sur les lèvres que je me levai pour répondre à d’aussi sympathiques et éloquentes paroles, de la part d’hommes célèbres dans le parti républicain français, et qu’une certaine presse essaie de faire passer, chez nous, pour des gens sans cœur et sans principes. C’est pour prouver le contraire aux lecteurs de La Patrie que j’ai tenu à leur raconter un peu dans le détail, ce qui s’est dit et fait au dîner de la Marmite de Paris, le 16 novembre 1888. Les noms que j’ai d’ailleurs cités plus haut sont trop bien connus, pour qu’il me soit nécessaire d’ajouter quoi que ce soit pour affirmer l’importance d’une démonstration comme celle-là.

Je vous ai annoncé la semaine dernière que je vous raconterais un nouveau voyage que je devais faire dans les catacombes de Paris, pour examiner le système d’égouts de la grande ville. Comme cette correspondance deviendrait trop longue, je vais négliger le côté pittoresque de ce voyage pour me borner au côté pratique de la statistique. Accompagné du Dr. Deschamps, conseiller général de la Seine, et muni d’une autorisation de M. Poubelle, préfet de la Seine, je me rendis place du Châtelet, à une des entrées principales qui est celle par laquelle descendent les voyageurs. Nous étions chaudement vêtus de longues pelisses et nous avions pour guide un chef d’équipe qui déclare mieux connaître Paris souterrain où il passe la moitié de sa vie, que le Paris au grand soleil que tout le monde peut voir. Le bassin de la ville est divisé en quatre parties par deux grands égouts perpendiculaires à la Seine, ceux des boulevards Sébastopol et St. Michel, qui aboutissent dans huit autres plus ou moins parallèles au fleuve. Nous sommes bientôt dans un grand égout du boulevard Sébastopol, et notre guide tout en nous conduisant, nous donne des détails fort intéressants. La longueur totale du réseau des égouts est de 1500 kilomètres, soit 421 kilomètres de plus que la distance de Paris à Berlin par chemin de fer (1079 kil.) Ces travaux gigantesques coûtent en moyenne 100 fr. par mètre. Les deux grands égouts dont j’ai parlé plus haut ont pour affluents 15 galeries secondaires, recevant elles-mêmes les eaux d’autres galeries moins grandes, creusées dans toutes les directions. Les seconds sont des égouts collecteurs. Ceux de la rive droite amènent leurs eaux à la place de la Concorde, dans un collecteur-général qui les déverse dans la Seine, en aval du pont d’Asnières. La fameuse cloaque maxime de Rome qui n’avait pas plus de 800 à 900 mètres, était peu de chose en comparaison de ce seul collecteur qui a 4600 m. de long. Il débite environ 10,000 mètres cubes d’eau à l’heure, mais il peut en écouler deux fois autant. Pour souder les collecteurs de la rive gauche au reste du réseau, on a immergé dans la Seine, en amont du pont de l’Alma, un syphon composé de deux tuyaux en fer, de un mètre de diamètre et de 156 mètres de longueur, et ces collecteurs se prolongent de l’autre côté à une profondeur de 30 mètres pour rejoindre le collecteur de la rive droite, non loin de son embouchure. Les plus petits égouts ont sept pieds de hauteur sur quatre pieds de largeur, et les plus grands ont 18 pieds de hauteur par 20 pieds de largeur — de véritables rues avec trottoirs. Ils sont construits en pierre meulière et chaux hydraulique avec enduits intérieurs et extérieurs. Les collecteurs ont une sorte de banquette ou trottoir de chaque côté d’un canal. Contre la voûte passe une conduite d’eau claire d’au moins un mètre de diamètre. Le nettoyage de ces égouts se fait avec un grand soin et le système employé est fort ingénieux. Il y a des bateaux avec vannes de même dimension que le canal et pouvant former écluse. Si l’on baisse la vanne, l’eau qui vient la presser la pousse en avant et chasse en même temps les immondices vers l’ouverture de la galerie. Dans les petits collecteurs, le bateau est remplacé par un petit wagon que poussent les égoutiers. Toutes les galeries communiquent avec les rues par de nombreuses échelles de fer, par lesquelles les employés peuvent toujours remonter. Des signes de repère, les noms des rues, y sont partout marqués et l’on sait toujours précisément où l’on se trouve, dans le monde souterrain. Ajoutons que l’on peut visiter tout cela sans la moindre souillure et sans la moindre éclaboussure et que la plupart de ces égouts sont bien plus propres que certaines rues de Montréal, à cette époque de l’année. Après deux heures de séjour dans ces catacombes, nous nous trouvons place de la Madeleine, où nous revoyons la lumière du soleil.

Je pars samedi avec ma famille pour le midi de la France où j’irai visiter mon ami Chartrand (Ch. des Écorres) à St. Hyppolite, et je me dirigerai ensuite vers l’Italie, en visitant Nîmes, Marseille, Nice, Gênes, Turin, Milan, Venise, Florence, Rome, Naples, la Sicile, Malte, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et enfin l’Espagne, pour être de retour ici le premier mars prochain. Je tâcherai, en voyageant de la sorte — bien que la chose ne soit guère facile — de continuer d’adresser à la Patrie, ma correspondance hebdomadaire régulière. Je demanderai seulement à mes lecteurs de me pardonner le décousu du style et des récits, dans un voyage qu’il me faut nécessairement faire à la hâte.