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Lettres de voyages/Sixième lettre

La bibliothèque libre.
Presses de La Patrie (p. 55-61).


SIXIÈME LETTRE


Paris, 26 novembre 1888.


Avant de quitter Paris, pour un voyage de trois mois dans le Midi, je veux encore ajouter quelques détails à la description que j’ai déjà faite de la grande capitale, au point de vue de la statistique. Au point de vue général, Paris a une physionomie assez uniforme, à cause des travaux importants de transformation qu’on y a exécutés depuis que la révolution du siècle dernier est venue mêler toutes les classes. Les grands boulevards parfaitement tenus forment un réseau admirablement calculé pour rendre les communications faciles et promptes entre tous les quartiers, et c’est ce qui donne ce cachet grandiose d’ensemble qui frappe d’abord l’étranger. Les grandes voies ont été, pour la plupart, créées de nos jours, car Paris n’avait encore au commencement de ce siècle qu’un réseau enchevêtré de petites rues tortueuses, comme il en reste encore quelques-unes. Les avenues neuves, tirées au cordeau ont ôté l’aspect pittoresque à bien des quartiers, mais elles étaient imposées par une population toujours croissante. Il est pour ainsi dire impossible de se faire une idée des frais énormes qu’a entraînés le percement des nouvelles rues, à travers des quartiers entièrement bâtis, surtout au centre de la ville, où la moindre maison à exproprier valait plusieurs centaines de mille francs et où il a encore fallu indemniser ceux qui s’y trouvaient établis. L’étranger est ensuite étonné de l’animation extraordinaire qui règne, non-seulement dans les principales rues, mais à peu près sur tous les points à la fois. C’est ce qui a donné naissance à l’expression faire des courses au lieu de dire comme chez nous, aller à ses affaires.

Les rues de Paris sont donc très bruyantes et les voitures qui y circulent sont innombrables. J’ai même lu quelque part qu’il passait une moyenne de plus de cent mille voitures par jour, sur un point donné ; au coin des boulevards et de la rue Montmartre par exemple. Ajoutez à cela une grande quantité de petits industriels qui ne font de commerce que sur la voie publique et qui sont obligés de pousser des cris de toute sorte, la plupart discordants et inintelligibles, pour attirer l’attention des clients. Des marchands de denrées alimentaires, de vieux habits, de chiffons, de tonneaux, des étameurs, des vitriers, des raccommodeurs de faïence, des tondeurs de chiens, des cornets de tramways, des vendeurs de journaux, chacun vivant de son métier et débitant son boniment sur le ton qui lui convient. Il est facile à comprendre que ce n’est pas toujours très harmonieux. Selon le pays d’où il vient, le voyageur remarquera bien des particularités et des usages différents de ceux de son pays, mais le bon goût du Parisien l’empêche généralement de tomber dans les excentricités que l’on remarque à New-York, à Londres et dans les autres grandes villes. Une des particularités qui frappe le plus l’étranger, dans Paris, c’est l’absence absolue d’hommes et de femmes ivres dans les rues et l’extrême propreté des classes pauvres. S’il existe des ivrognes à Paris, on ne les voit jamais et s’il y a des personnes malpropres elles ne sortent jamais dans la rue. L’ouvrier parisien est aussi fier de sa tenue, si humble qu’elle soit, que le gommeux inutile qui flâne dans les grands cafés des boulevards.

Voilà pour Paris dont je n’aurai plus occasion d’entretenir les lecteurs de La Patrie jusqu’à mon retour d’Italie, de Malte, d’Afrique et d’Espagne. J’ai été heureux de rencontrer ici de vieux amis : Gustave Drolet, Philippe Hébert, l’artiste, Joël Leduc, Faucher de Saint Maurice, Jules Tessier, Deschêne, député de l’Islet, Gaston Roullet, le peintre et plusieurs jeunes étudiants, entr’autres MM. Saint-Charles, Larose et Franchère qui suivent les leçons des grands maîtres de la peinture française.

J’ai aussi rencontré un grand nombre de Français que j’avais eu occasion de recevoir chez moi à Montréal, et je n’ai eu qu’à me flatter de l’accueil bienveillant que j’ai rencontré partout, et tout particulièrement chez des hommes de valeur qui occupent des positions importantes. Il y a, à Paris comme ailleurs, et peut-être plus qu’ailleurs, deux classes de personnes qu’il ne faut jamais confondre lorsqu’on parle de la France et des Français. Il y a le poseur, le faiseur et le gandin qui nous vient quelque fois au Canada presque toujours attifé d’un titre de noblesse plus ou moins exotique et qui trouve à redire à tout ce qu’il entend, et qui serait en peine de produire son extrait de baptême ou qui cacherait avec soin son casier judiciaire, si on les lui demandait. Nous avons continuellement à Montréal des dégommés de cette espèce et je ne saurais mettre mes compatriotes trop en garde contre cette engeance d’individus qui sont généralement en Amérique parce qu’ils ne peuvent plus être en France. Ceux-là ne pourront jamais vous rendre ici les politesses que vous auriez pu leur faire là-bas, pour la bonne raison qu’ils ne seraient pas eux-mêmes reçus, en France, dans la société respectable. Je ne saurais donc trop prévenir les Canadiens-Français qui seraient tentés d’ouvrir les portes de leurs bureaux ou de leurs résidences à des aventuriers qu’ils ne connaissent pas et qui ne pourraient pas se réclamer du consulat français, à Montréal ou à Québec.

D’un autre côté — et c’est le bon, le vrai côté — on n’oblige pas vainement un bon Français, un français qui travaille pour son pays, soit dans les arts, les sciences, la politique, le commerce, la magistrature ou la littérature et on ne saurait trop bien recevoir les hommes de cette trempe qui visitent le Canada. Je n’ai qu’à citer, au hasard, les noms de Henri de Lamothe, de Mme Henri Gréville, de M. de Molinari, de M. Rameau, de M. Marmier, de l’Académie Française, et de tant d’autres qui ont contribué à faire connaître le Canada en Europe. Je sais que pour ma part, les quelques attentions que j’ai pu avoir au Canada pour des voyageurs français m’ont été rendues au centuple chaque fois que j’ai visité la France où je compte de très nombreux et de très chers amis. Je viens de prononcer le nom du vénérable M. Marmier à qui je me suis empressé d’aller présenter mes hommages, dès mon arrivée à Paris. Ce vieil ami du Canada travaille encore malgré son grand âge, et il m’a fait l’honneur d’un exemplaire du dernier volume que vient de publier Hachette sous le titre de : « Voyages et littérature ; Mémoires sur la découverte de l’Amérique au dixième siècle ; Valachie et Moldavie ; un voyage en Perse ; le pays des Cosaques ; tradition d’Allemagne ; Éric XIV ; la bibliothèque Sainte-Geneviève. » M. Xavier Marmier est un des Français de notre siècle qui ont le plus et mieux voyagé, c’est-à-dire, qu’il a parcouru presque tous les pays de l’Europe et de l’Orient, non point en touriste distrait, mais en observateur curieux, notant les traits de mœurs caractéristiques, les traditions, les légendes et les poésies populaires dans lesquelles se fixe l’image de la vie des peuples. C’est un plaisir de feuilleter avec lui les innombrables documents rapportés des pays lointains ; il nous en a déjà donnés beaucoup ; mais le fond est inépuisable et ne cesse jamais d’être intéressant, charmant toujours par la grâce littéraire dont il sait le révêtir.

Ma prochaine lettre vous parlera de Lyon, d’Avignon, de Nîmes et d’Arles que je visiterai, cette semaine, en me rendant à Saint Hippolyte, chez notre compatriote Chartrand, officier au 3ème Zouaves. Mes correspondances se ressentiront tout naturellement du décousu et de la rapidité d’un voyage à toute vapeur. Aussi n’ai-je pas la prétention de vouloir juger des pays que je ne visiterai qu’en passant, autrement qu’en faisant des résumés historiques, géographiques et topographiques des endroits où je m’arrêterai quelques jours. Il serait impossible de faire autre chose dans un voyage de quelques mois.