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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/De Lacy octobre 1789

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Au Maréchal De Lacy, au mois d’octobre 1789.


De Semlin.


BELGRADE, le Bacha, la Servie, mes troupes et moi, nous sommes abîmés de fatigue, mon cher maréchal : de 25,000 hommes que nous avons, 5,000 seulement ont fait le service du siège ; et je me suis servi, pour ouvrir la tranchée de mes cuirassiers de Czartoryski. Darnal me disoit, avec son accent gascon : je veux essayer une batterie à ricochets ; je veux détruire les défenses. Et moi, qui ne suis pas si savant, je lui disois : — Détruisez plutôt les défenseurs. — La batterie de mortiers que je plaçai pour prendre en écharpe l’ouvrage à cornes, fit un merveilleux effet. Belgrade est rendu, dis-je hier à Darnal, qui, comme vous savez, est sourd. A demain, me dit-il, encore de bons ricochets. — Nous n’en avons plus besoin, Belgrade est à nous. — Ah ! mon Dieu y que me dites-vous ? me répond-il ; quelle besogne auraient fait aujourd’hui mes ricochets !

N’ai-je pas fait un peu des querelles d’Allemand à ce bon Osman Bacha, en lui écrivant les lettres suivantes : voici la première.

La confiance que j’avois en votre exactitude à garder strictement l’armistice, ayant été trompée, je vous en demande satisfaction et réparation. Comptant sur la bonne foi des musulmans, je ne pouvais pas m’attendre à la lâcheté d’une Tschaïque turque qui, près de l’embouchure de la Temesch, a tiré à cartouches sur une des Tschaïques impériales qui faisait tranquillement sa patrouille.

Si c’est un prétexte, il vaut mieux n’en pas avoir, et dire que vous avez envie de rompre la trêve. Il ne faut ni finesse ni prétexte entre un Bacha qui, je crois, a de l’honneur, et un chef de Chrétiens, tous deux employés dans des postes si éminens par nos sublimes cours.

Si vous voulez conserver l’union, donnez des ordres pour qu’aucun de vos soldats ne mette le pied sur mon territoire. C’est, vous le savez, la rive gauche du Danube et de la Save.

J’ai dissimulé jusqu’à présent, et je n’ai voulu ni vous demander, ni faire couper les têtes de ceux qui ont débarqué il y a trois jours de mon côté, près de la Zigeuner-Insel ; mais que ceci vous serve d’avertissement, et à vos Turcs aussi.

Si vous voulez reprendre les armes, je mériterai votre estime ; si vous les laissez reposer y je vous donnerai des preuves d’amitié ; l’un ou l’autre dépend de votre réponse : je l’attends avec l’impatience d’un soldat et la franchise d’un voisin.

Voici ma seconde lettre.

J’ai été si étonné, Osman Bacha, de vos espèces de menaces, dont vous ne sentez pas la valeur, que j’ai relu deux fois votre lettre.

Regardez par votre fenêtre, vous verrez ma réponse. Ma flottille s’approche, et mon armée, ennuyée de ce ridicule demi-armistice, vous prie de venir démolir ma redoute de Semlin.

Votre premier coup de canon décidera de ma résolution et de votre sort. Je ne le provoque pas, car ma sublime cour ne veut pas que je commence ; mais je l’attends et je le désire.

Quelques jours après les Tschaïques vinrent se promener trop près de la Kriegs-Insel. Oh ! il faut les en corriger, dis-je à mon fils, qui travailloit tantôt à l’attaque dirigée par le maréchal Loudon, et tantôt à celle dont j’étois chargé. Aussitôt Charles, avec sa gaieté ordinaire, se jeta dans une de mes barques avec mes aides-de-camp, et s’en alla, suivi de 40 autres petits bâtimens, attaquer les Tschaïques des Turcs. Je dirigeai la bataille de ma fenêtre, malgré un accès de fièvre diabolique ; et après m’être tué de crier à un italien qui commandoit ma frégate la Marie-Thérèse, alla larga ; et des mots que je n’ose pas écrire, j’allai d’impatience gagner et achever ma drôle de bataille navale moi-même : je ne perdis personne. On dit que trois Tschaïques turques, qui offrent plus de surface que les miennes, ont été maltraitées.

Croyez-vous, mon cher maréchal, que nous nous brouillâmes pour cela, Osman et moi ? Point du tout ; je ne pouvois être que tout à fait bien, ou tout à fait mal avec lui. Le lendemain j’allai en voiture à l’embouchure de la Donavitz, à quarante toises de la place, entouré de tant d’officiers d’ordonnance, d’aides-de-camp et de hussards que nous valions bien un coup de canon. Point du tout ; je fis tirer à boulets sur la ville mon Te Deum pour une bataille gagnée par Cobourg ; huit Turcs furent tues devant les cafés : pas plus d’humeur pour cela qu’auparavant.

Enfin Votre Excellence verra par mes rapports comme tout s’est passé. Le maréchal Loudon, à qui je me suis plaint des excès commis sur notre territoire, est parvenu à traverser la Save, ainsi que je l’ai désiré. Ou est bien brave, ou bien peu brave, comme on voudra l’entendre, quand on est malade. Plutôt que de fatiguer mes jambes dans les broussailles de la Sanspitz, où j’étois ailé placer une division pour soutenir la tranchée contre les sorties, je préférai, l’autre jour, d’essuyer les balles de quelques Turcs qui me visoient dans une embrasure de canon, d’où je les regardois. Si je m’étois bien porte je n’aurois pas quitte la tranchée : je n’y allois qu’environ deux heures tous les jours. Étant ainsi plus général que soldat, j’ai pu faire de meilleurs arrangemens, et imaginer de placer une batterie dans la Kriegs-Insel, deux cents toises en avant de celle du prince Eugène. C’est là que je fus le plus exposé, car j’y travaillois en plein jour, et j’y fis tuer entr’autres vingt braves ouvriers Syrmiens.

Enfin, nous voilà tous contens, et moi surtout, de ce billet du maréchal Loudon. Il m’écrit :’Une grande partie de cette heureuse expédition étant due à vos talens et à votre activité dans l’attaque faite sous vos yeux et par votre commandement, j’ai écrit à Sa Majesté tout ce que vous méritez ; et sans doute elle saura rendre justice à vos services distingués dans la prise de Belgrade.

Le maréchal a grondé tout le monde, excepté moi ; il a été aussi vif, aussi rapide que dans son meilleur tems. Il est au feu comme Votre Excellence : c’est tout dire. Vous avez tous les deux le même éclair dans l’esprit, mais il n’a pas votre sang-froid imperturbable ; vous ne faites et ne dites jamais rien qui ne soit parfait, jamais rien que vous puissiez vous reprocher : aussi n’y a-t-il jamais eu de mérite supérieur au votre, ni d’admiration qui égale la mienne pour mon cher maître.