Aller au contenu

Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/mai 1788

La bibliothèque libre.


Mai 1788.

A Semlin.


J’attends le maréchal Haddick, qui est parti en même tems que moi, mais qui n’arrivera pas si vite, et me laissera le plaisir de commander quelque tems les deux armées, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus que celle de Semlin, dont je ne ferai de rapports qu’à lui et à Votre Majeste Impériale.

J’ai trouvé ici tout le monde de bonne volonté et charmé de me voir. Je n’ai point mis de poste dans le Sanspitz, parce que cela ne sert qu’à faire couper des têtes et à y attirer les Janissaires mal à propos. Grâce à cette mesure, quand j’ouvrirai la tranchée, je n’en trouverai pas dans toutes les broussailles d’où ils sortiroient pour me déranger. Je ne me plains pas de deux ou trois têtes coupées : si j’en demandois raison, le Bacha m’en enverroit en revanche d’autres, qu’il prendroit au hasard, pour punir les Turcs qui ont passé la Save contre l’armistice. Je dévorerai de même quelques petits affronts, et ma première représaille sera de commencer sérieusement l’attaque sans être obligé d’en prévenir le Bacha plusieurs jours d’avance. Nous serons dispensés de cette convention, et le bon Osman sera pris à l’improviste.

Je n’ai pas pu débrouiller dans mon cœur si c’est par bonté ou par envie de mettre encore plus dans son tort cet Osman, qui ne sait au reste guères ce qui se passe, que je viens de lui renvoyer une vingtaine de prisonniers. Ce sont de pauvres habitans des bords de la Save, près de Zabzetch, qui sont venus de ce côté-ci pour cueillir des herbes. Ils ont cru que j’allois leur faire couper la tête devant moi pour m’amuser. Un petit vieux Dervis pleuroit, seulement de ne plus revoir sa femme et ses enfans, à ce que m’a expliqué mon interprète. Je ne puis pas peindre le plaisir que j’ai eu à voir l’émotion qu’ils éprouvèrent tous en me donnant mille bénédictions, et élevant leurs mains vers le ciel, en criant et eu invoquant Allah pour moi.

Je ne sais pas si j’ai trop bien fait de passer la Save avec une grosse escorte pour reconnoître Belgrade du côté de Vidin et Nissa : je me suis avancé jusqu’au mont Havala, d’où j’ai été repoussé par l’odeur du repaire des aigles qui l’habitent, et qui y apportent toutes les bêtes mortes qu’ils trouvent.

J’ai manqué me repentir de cette promenade : quatre cents Spahis étoient sortis de la ville pour couper les têtes de quelques émigrans cachés dans les bois, et qui vouloient s’établir en Syrmie. Tout en cherchant à leur échapper, et faisant faire de petites patrouilles de droite et de gauche, je pensois que si j’avois eu à faire à des Chrétiens, je leur aurois laissé des prisonniers pour éviter d’être prisonnier moi-même ; mais abandonner aux Turcs un seul housard, auroit été un parricide : apparemment qu’ils avoient Néboïssé (mot qui, veut dire couper la tête), comme sait Votre Majesté ; car, après avoir repassé la Save, au moment où ils alloient la suivre pour retourner chez eux, je les entendis chanter et pousser des cris de joie, eux qui ne sont pas ordinairement fort gais : ils me tirèrent des coups de fusil d’un bord à l’autre : mon brave et fidèle adjudant-général Bolza ramassa une de leurs balles à mes pieds.

J’ai fait faire une fausse alarme dans Semlin, pour voir si chacun savoit son poste, et avoit étudié mes instructions. La grande redoute carrée que Votre Majesté a fait construire, et tous les autres points de défense ont été garnis et soutenus dans un demi-quart d’heure.

Ils ont célébré leur Ramazan[1] à boulets, presque dans mon camp, mais sans malice. Je le leur rendrai à la première occasion, de même sans malice, comme si c’étoit aussi notre habitude. Ils n’ont tué personne : leur manière est de tirer des boulets de trois, enveloppés de chiffons, dans une pièce de 24 ; il y a eu de ces boulets qui ont passé au-dessus de ma maison.

  1. Carême des Turcs.