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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/En 1790 2

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En 1790.


A Vienne, après une petite querelle, l’assaut d’Ismaël et le cordon de St. George de la 3.e classe.


Madame,


MON cœur qui va toujours le premier, et si vite que je ne puis jamais l’arrêter, saura-t-il exprimer toute sa reconnoissance du bienfait accordé par Votre Majesté Impériale à mon excellent et heureux Charles ? Je ne publierai point la lettre que vous avez daigné m’écrire ; je me contenterai de ne l’oublier jamais. Je ne sais pas si l’on en a retenu des fragmens, mais je donne ma parole qu’elle n’a jamais été copiée, et néanmoins, en y réfléchissant, Votre Majesté Impériale trouvera que si j’avois eu le courage de rendre public ce chef-d’œuvre de génie, j’aurois eu le mérite d’ajouter, s’il est possible, à sa gloire.

Qu’y a-t-il de plus inoui, de plus éclatant, que de dire, deux mois avant la prise de Tulzi, d’Isacchi, de Braïlow, de Kilia, d’Ismaël, et les exploits aquatiques et terrestres du brave et spirituel Ribas : Pour nous, nous continuerons à battre les Turcs, selon notre louable coutume, par mer et par terre.

Qu’y a-t-il jamais eu, Madame, comme votre petit tableau de l’Europe ? On voit bien que ce n’est pas un manifeste politique, fait à l’usage des pauvres chancelleries des autres états, qui ne sont que les esclaves de celles de Votre Majesté. C’est un coup-d’œil philosophique jeté en passant sur tout ce qui bourdonne autour d’elle, et il s’y est trouvé tant de justesse et de profondeur, qu’on en a été aussi frappé que des victoires de Votre Majesté Impériale.

Cette lettre sublime a donné à penser à tant de gens, que moi, qui n’entends pas les affaires, je m’en suis réjoui pour les affaires, en qualité de jockey diplomatique à la suite des armées et des ambassades russes, d’associé secrétaire des missions, et de conseiller voyageur. On a cru trouver dans votre lettrre des encouragemens ou des corrections sans amertume, mais indulgentes et magnanimes. Il me semble qu’il n’y a pas grand mal à cela. Je prends la liberté, Madame, de n’être pas de votre avis sur la nation hongroise. Le zèle de Votre Majesté pour nous arrive trop tard ; elle ne nous fera jamais assez de bien pour réparer le mal que nous ont fait l’affreux Reichenbach et les Belges ; ils auroient du être gens de guerre au lieu de gens de loi, sabrer leurs correspondans et venger le Souverain avant de le chicaner. Toutes les nations dégénèrent, excepté celle que Votre Majesté électrise. Qui auroit cru qu’on parlât lumières à Varsovie, où il n’y en a pas, et où l’on voit aussi mal dans les rues que dans les affaires ?

Moi indigne, moi qui ne suis pas prophète dans mon pays, et pas grand sorcier dans les autres, j’ai dit, il y a long-tems, que si l’on n’avoit pas chassé les jésuites, l’on ne verroit pas ce maudit esprit d’indépendance, de chicane, de définition, de sécheresse, se répandre comme un torrent qui renverse ou menace les trônes de toute l’Europe, excepté la Russie. Je suis bien mécontent des Anglois et des Prussiens. Leurs ministres ne m’ont pas cru : j’ai conseille à tous ceux que j’ai vu d’attaquer Votre Majesté Impériale, parce qu’ils seroient perdus de réputation s’ils ne le faisoient pas ; et je vois, à mon grand regret, qu’elle n’ordonnera pas le même jour à sa flotte de la mer Noire, de bombarder le sérail, à sa flottille de la Baltique de brûler les vaisseaux anglois, et à son armée de terre, de détruire les Potsdamites.

Je voyois déjà Votre Majesté, après avoir mis tranquillement l’adresse à ces trois lettres, faire au billard une triple carambole, puis tourner et retourner trois ou quatre médailles, puis faire une petite scène sur les illuminés, et puis en aller admirer une de Molière.

Je me rends pourtant, comme dit Vanezura ; je conviens de votre ignorance. Madame ; il faudra la paix pour que Votre Majesté se remette même à avoir de l’esprit ; car voilà près de quatre ans qu’elle n’a que de l’ame et du génie. Mon Dieu, qu’il y en a dans la lettre à mon bon Charles ! l’honneur et la valeur, synonymes précieux aux oreilles héroïques, etc. etc. J’ai peur que mon Charles n’en devienne fou. J’ai arrangé son ruban de la même manière que le portoit autrefois le prince Potemkln, lorsque Joseph II, l’allié si tendre et si zélé de Votre Mnjesté, lui dit en voiture : usez ce ruban, vous en aurez bientôt un autre.

Je suis heureux d’avoir assisté à plusieurs jours glorieux pour le prince et pour les braves Russes sous les murs d’Oczakow, et de m’être trouvé à des promenades très-vives par mer et par terre. Je suis bien heureux que, dans votre lettre si honorable vous daigniez, Madame, par votre magie, ensorceler le père autant que le fils. Une phrase de vous me vaut mieux que tous les titres, parchemins et diplômes, nourriture des rats, disoit Lisimon ; les rats respecteront votre précieuse écriture, comme les chats couronnés qui vouloient attraper quelque chose du grand gâteau, respectent vos couleurs.

Lorsque Fréderic II reprochoit à son ennuyeux Anaxagoras de montrer ses lettres, il avoit raison ; car elles rouloient sur quelques paragraphes de Wolff, qu’il n’entendoit pus plus que moi, et sur des plaisanteries assez triviales à l’égard de l’église soi-disant catholique, soi-disant romaine.

Voilà donc le chef de cette religion brûle à Paris, comme à Londres : puissent ces brûlures lui tourner à-compte, pour diminuer celles qui l’attendent peut-être dans l’autre monde.

J’aurois bien voulu qu’au moins les parens et les voisins de la cour de France, au risque d’être brûlés en miniature, eussent renvoyé, ou n’eussent pas reçu les ambassadeurs d’un captif. Je souhaite que l’empire germanique fasse son devoir, et je suis fâché de l’éloignement d’un autre empire mieux monté, qui auroit déjà, sans cet éloignement, envoyé 50,000 prédicateurs avec des barbes et des piques, pour soutenir la cause des Rois.

Mais je m’oublie devant le premier des Rois, et le Roi des Rois ; pardonnez-le-moi, Madame ; Votre Majesté Impériale est la seule qui inspire la confiance et l’admiration eu même tems. Il est bien singulier de pouvoir se livrer ainsi devant celle qui a triomphé des Ottomans. Selim et bien d’autres seroient bien étonnés que j’osasse prendre tant de liberté. Il est vrai que j’en tremble un peu, mais c’est seulement quand il m’échappe quelques vérités qui peuvent blesser votre modestie.