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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/Lettre

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LETTRE


Madame,


JE ne puis l’emporter sur Votre Majesté Impériale que par la longueur de mes lettres. Si j’ai sur elle un avantage quelconque, je suis plus puissant que toutes les puissances de la terre, qui ne peuvent pas même l’égaler en rien, ni en bienfaisance, ni en justice, ni en générosité, ni en grandeur d’ame. Mes lettres sont long-tems en chemin. Votre Majesté peut toujours se flatter d’un silence de trois mois quand elle craint une réponse.

Je dévore les lettres de Votre Majesté, et puis, de peur de les perdre, je les cache dans un sachet, car je n’aime pas les gens à portefeuille ; et, grâce à Dieu, j’ai le même bureau que le Prince, c’est-à-dire mes genoux ; ensuite j’écris à Votre Majesté ce qui me passe par la tête ; si c’étoit ce qui me passe dans l’ame, ce seroit une expression de sensibilité ou d’admiration qui l’ennuieroit : et comme l’ennui est le seul souverain dont elle ait peur, c’est le seul avec qui je lui conseille un statu quo ; elle ne sait pas ce qu’elle peut avoir à craindre de moi. Ma mémoire, malheureusement pour la modestie de Votre Majesté Impériale, est excellente. Je me souviens de mille choses plus simples, plus gaies, plus naïves, plus sublimes les unes que les autres. Parmi celles-ci, il y en a une que moi, administrateur d’une grande province (grande pour ce petit reste d’Europe qui n’est pas votre empire), je me rappelle sans cesse : j’ai pour principe de louer tout haut et de gronder tout bas. Mes nuances sont moins fines : je lave les têtes qu’on auroit dû couper ; et assez dur en particulier vis-à-vis de certaines personnes, je suis doux pour elles lorsqu’on pourroit m’entendre.

C’est encore, grâce à cette mémoire, que je me rappelle les conseils que Votre Majesté a donnés à son illustre frère, courtisan et admirateur de Joseph II, à Sébastopol. Je ne suis pas suspect de ne pas aimer et même admirer cet infortune monarque ; mais s’il avoit suivi un de ces conseils, dont je me souviens, les revolutionnaires belges ne lui auroient pas coûté la vie.

Si l’enthousiasme dont M. de Meilhan est saisi pour tout ce qu’il voit et entend, le fait votre historiographe, je serai son garçon : je me suis blasé sur les grandes choses ; je me suis accoutumé à tout cela : je vois et j’entends Votre Majesté de sang-froid ; je ne la juge que comme on jugeoit les Rois d’Égypte, après leur mort. On dit qu’il n’y a pas de héros pour son valet-de-chambre. J’ai eu le bonheur de me trouver plus avec Votre Majesté pendant six mois, que votre valet brabançon, mon compatriote, pendant toute sa vie. Il fait semblant d’arranger vos cheveux, mais il les dérange par deux ou trois diamans gros comme mon poing, dont il croit vous parer. Mon héros femme, différent des héros connus, s’est montré tel depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir ; mais je suis devenu un aigle, sans m’en douter. J’ai fixé le soleil ; il ne m’a pas assez ébloui pour que je ne puisse pas être cru lorsque je dirai qu’il est sans tache. Ainsi, M. de Meilhan, je vous contrôlerai, je vous examinerai de près.

C’est une bien singulière manière que d’attendre la paix en gagnant des batailles malgré soi. Il me semble que Votre Majesté ne se réjouit de ses victoires que par l’idée qu’elles avancent cette paix. Je souffre de voir Belgrade nous échapper, après la peine que je me suis donnée pour contribuer à la prendre. J’aurois réclamé mes quatre mois, très-brillans, à la vérité, mais abondans en canonnades, sorties et expéditions sur terre et sur mer, si jamais Oczakow avoit dû retourner au Croissant.

J’ai appris à plusieurs ministres anglois et prussiens qu’ils ne savoient ce qu’ils disoient quand ils prétendoient qu’Oczakow étoit la clef de la mer Noire ; et cela m’a fait réfléchir à toutes ces paix réglées par des commis qui, faute d’être instruits par les généraux employés dans la guerre, décident des limites sans connoître la géographie militaire et politique. C’est cependant des froids bureaux de ces habiles gens que sont partis tant de traités, à commencer par le Roi Nemrod, qui, à la vérité, ne fit pas les siens au nom de la Sainte-Trinité.

J’ai vu le Roi de Suède avec bien plus d’intérêt qu’auparavant ; il m’a dit assez plaisamment, que s’il avoit été Roi d’un autre royaume, il n’auroit par été si mauvaise tête, qu’à peine il auroit été brave. Je lui dis : — Sire, comme gentilhomme peut-être, ou tout au plus comme chevalier. — C’est cela, me dit-il avec sa vivacité assez aimable ; mais comme soldat, il faut être Roi de Suède pour prendre ce genre-là. — Je conçois, Sire, lui dis-je, que vos deux Gustaves et Charles XII ont gâté le métier. — Je ne puis régner, me répondit-il, que par l’opinion que je donne de ma personne ; et j’ai voulu apprendre à mes sujets, plutôt qu’aux ennemis, que je ne craignois pas le danger ; ma puissance n’est rien en comparaison de celle de mes voisins. Il falloit donc qu’on dît : si le Roi de Suède fait quelques sottises, Gustave III les soutient et les répare. J’ai peut-être cru mal à propos que j’étois offensé ; mais l’Impératrice estime ceux qui ne souffrent pas les offenses. Cependant, qu’en savez-vous ? que vous en a-t-elle dit ou écrit ? — Rien, Sire ; je ne l’ai pas vue depuis cette époque ; mais lorsqu’elle m’envoya votre manifeste, le nom de Pugatscheff me parut l’avoir irritée, et la modération dont vous vous vantez, parce que vous n’avez pas aidé ses adversaires à la détrôner… — C’étoit un trait d’humeur de ma part, interrompit-il avec mouvement ; je m’en suis repenti, mais point d’avoir déclaré la guerre. J’ai voulu savoir ce que j’avois de moyens et de talens. On m’a peut-être nommé avec quelqu’éloge : j’ai occupé la scène : il y a plus de gloire à résister à Catherine II, qu’à battre Pierre I, comme l’a fait Charles XII. — Sa conversation, un peu trop abondante, à la vérité, a pourtant toujours du trait, du piquant et une nuance intermédiaire entre l’esprit et le génie : il brûle de commander des armées si on fait la guerre à la France ; mais qui est-ce qui lui en confiera ? J’ai voulu lui ôter cette idée par une petite flatterie, en lui disant ce que Cyneas disoit à Pyrrhus. Enfin le successeur de la catholique, voyageuse et bizarre Christine, m’a demandé plus de cent fois, si je ne croyois pas qu’il eût perdu dans l’esprit de Votre Majesté ? Je l’ai rassuré, en lui disant qu’il y avoit toujours deux manières de réussir auprès d’elle, la valeur et la bonne foi. Votre Majesté Impériale n’est pas effrayante dans sa manière de juger ; au bout de huit jours j’ai su à quoi m’en tenir avec elle.

Après avoir arrêté la fermentation dans mon gouvernement civil et militaire, en assurant que cette fermentation n’existoit pas ; après m’être moqué de la poltronnerie, de la politique, de la dilapidation des Vandernolistes, et du prétendu royalisme des très-mauvais sujets qu’on appelle Vonckistes ; enfin après avoir humilié ceux qui portent encore la tête trop haute, je retournerai passer l’hiver à Vienne, si je ne suis pas assez heureux pour aller prêcher en France, avec quelques assistans, la religion des Rois. Qu’on commence vite et fort, pour finir bientôt ; mais que le ciel nous préserve d’une guerre où l’on donneroit le tems à cette nation de se reconnoître et de s’aguerrir. Votre Majesté Impériale m’écrit qu’il faut faire un cordon autour de la France, comme contre la peste : c’est un conseil sublime ; mais qui saura comprendre tout ce qu’il renferme ? Je me hâte de finir, Madame, et d’assurer Votre Majesté Impériale du respect, etc.