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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Joseph/avril 1788

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Au mois d’avril 1788.

D’Élisabeth-Gorod.


SI nous avions des vivres, nous marcherions. Si nous avions des pontons, nous passerions des rivières. Si nous avions des boulets et des bombes, nous assiégerions ; on n’a oublié que cela : le prince en fait venir par la poste. Ce transport et l’achat des munitions coûtent trois millions de roubles.

Je prie Votre Majesté de me garantir de l’indignation du conseil de guerre et de la chancellerie d’état. Mais, quand même je le voudrois, je n’ai rien à leur écrire, car nous ne faisons rien.

D’ailleurs, Sire, l’amie intime et bien vraie de votre auguste personne ne voudroit pas que ce qu’elle me dit ou m’écrit fût su de vos ministres et des autres cours. Par exemple, pourrois-je dire à personne ce que j’ai mandé à Votre Majesté, que si je pouvois obtenir d’elle que le prince de Cobourg entrât seulement en Moldavie, l’Impératrice nous donnoit sa parole impériale que nous aurions Choczim et le Raya à la paix, quelque paix que l’on fasse ?

L’Impératrice en est très-pressée, et voudroit que la guerre se dépêchât ; car elle ne sait pas si la Prusse ne travaille pas déjà la t*ete chaude et de travers du roi de Suède. C’est pour le coup que si, d’ici là, l’on n’arrête pas les têtes trop légères ou trop profondes de la nation françoise, et les projets impuissans des mécontens flamands, toute notre partie du monde sera embrasée. Il n’y a pas moyen d’embraser l’Asie pour sauver l’Europe. Nous avons ici des ambassadeurs persans qui viennent s’excuser, en disant qu’une révolte chez eux les empêche de déclarer la guerre aux Turcs.

Il me semble, Sire, que vous n’êtes pas plus heureux en révolte de votre côté, et que Mahmoud, bacha de Scutari, se raccommode avec la Porte.

Voilà ce que nous ont rapporté les émissaires que le prince Potemkin a envoyés dans ce pays-là ; mais je ne garantis jamais ses nouvelles, parce que c’est encore le caractère de cet enfant d’avoir de la malice.

L’autre jour je lui reprochois notre inaction. Il s’est fait arriver un courrier, un quart d’heure après, avec la nouvelle d’une bataille gagnée dans le Caucase. — oyez, me dit-il, si je ne fais rien ; je viens de tuer dix mille Circassiens, Abyssiniens, Immarettes et Géorgiens ; et j’ai déjà tué cinq mille Turcs à Kinburn. — Je suis charmé, lui ai-je répondu, d’avoir eu tant de gloire sans m’en douter, car je ne vous ai point quitté.

Comme il est permis d’avoir de l’humeur lorsqu’on a en la fièvre pendant quinze jours, et comme il faut ici bouder et se fâcher pour renouveler son crédit, j’ai dit l’autre jour que j’allois faire venir six mille Croates pour m’emparer d’Oczakow, qu’on respecte tant dans cette armée.

Malgré tous les torts de mon commandant d’armée, il a une bonne qualité, c’est beaucoup d’attachement pour la maison d’Autriche. Votre Majesté Impériale a pour elle la galerie et les salons de l’Hermitage, mais point le cabinet.

À propos de cela, je ne sais ce qui a pris l’autre jour au prince Potemkin : au milieu des diamans avec lesquels il fait des dessins sur sa table, il y avoit une superbe toison de cent mille roubles ; étoit-ce pour me dire qu’il engageroit l’Impératrice à m’en faire présent si je lui écrivois que tout va bien, ou pour me faire entendre qu’il se la donneroit à lui-même si Votre Majesté lui en accordoit îe collier ? L’Impératrice, étonnée de ne plus recevoir de mes lettres, voit certainement que je suis trop reconnoissant de ses bontés que j’ai dû d’abord au prince Potemkin pour me plaindre de lui ; et qu’en même tems je suis trop vrai pour écrire qu’il ne pourroit pas faire plus qu’il ne fait. Aussi je ne songe plus à mes prétentions sur la Russie, par le mariage de Charles avec une Massalska, prétentions pour lesquelles j’ai fait mon premier voyage à Pétersbourg. Je crois que je n’ai plus à me défendre des diamans et des paysans qu’on vouloit me donner il y a un an.

Quoi qu’il en soit, je n’ai pu m’empécher de dire au prince que je ne regardois le goût qu’il avoit pris pour notre cour, et pour la guerre contre les Turcs, que comme le goût des tableaux et des diamans, et que je craignois qu’il ne lui passât de même.