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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Joseph/mai 1788

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Au mois de mai 1788.

D’Élisabeth-Gorod.


OU trouverai-je des expressions pour témoigner ma reconnoissance de ce que Votre Majesté Impériale dit et fait pour mon bon Charles ? Deux grâces de cette nature, accordées sur la brèche, et votre lettre. Sire, sont de terribles droits que vous prenez sur le cœur et la vie du père et du fils. J’ai pleuré de joie, de tendresse, et peut-être de jalousie. J’ai fait pleurer tous ceux qui ont lu ce que Votre Majesté a écrit : cela prouve qu’il y a encore de bonnes gens dans le monde.

Il vaudra mieux que moi, cet excellent Charles et je serai heureux de laisser après moi, à Votre Majesté, un sujet qui lui sera plus utile.

Votre Majesté Impériale a commencé sa carrière de gloire par résister, dans la guerre de 1778, au cabinet de Vienne (ce qui étoit le plus difficile), et puis à celui de Berlin, de Versailles et de Pétersbourg. Elle a arrêté et repoussé le génie du roi de Prusse ; elle va mettre le comble à sa renommée par des actions d’éclat. La prise de Belgrade va suivre celle de Sabalscz, et une victoire suivra ces deux succès. V. M. a ordonné, et la Moldavie a été à elle. Cette conquête ne nous a coûté que deux marches, et aux Russes deux campagnes pendant la dernière guerre.

Voici une petite histoire qui vient de m’amuser. M. de Lafayette m’a envoyé un soi-disant ingénieur françois, nommé Marolle, pour commander le siège. J’entre avec lui dans la tente du Prince : avant que je lui aie présenté, et tout près de lui, l’ingénieur me crie : Où est le général ? — Le voici, lui dis-je. Il le prend par la main, et lui dit : — Bon jour, général. Et bien, qu'est-ce ? vous voulez apoir Oczakow ? — Apparemment, dit le prince. — Eh bien, dit mon original, nous vous aurons cela. Avez-vous ici Vauban et Cohorn ? Je voudrois aussi un peu de Saint-Remi, et me remettre à tout cela que j’ai un peu oublié y ou même que je n'ai pas trop su ; car dans le fond je ne suis qu’ingénieur des ponts et chaussées. — Le prince, toujours bon et aimable quand il en a le tems, se mit à rire, et lui dit : — Reposez-vous de votre voyage, ne vous tuez pas à lire ; je vous ferai porter à manger dans votre tente.

Votre Majesté m’effraie par ce qu’elle daigne m’écrire au sujet de la France et de la Flandre. Il faudroit pourtant que ces deux pays fussent bien changés, depuis deux ans que je les ai perdus de vue, pour qu’un ne leur fît pas entendre raison, ou qu’on ne les mît pas à la raison.

Dès que Votre Majesté Impériale conserve les trois corps qui composent les États, et les choses essentielles de la constitution, il n’y aura que les intrigans et les faux patriotes qui, pour des raisons d’intérêt particulier, voudront faire du train. C’étoit cette assurance que j’avois prié Votre Majesté de faire donner aux États ; et je crois qu’à ces conditions j’aurois tout pacifié dans huit jours. Un peu de vigueur de la part du gouvernement, à présent, dispensera de la rigueur.

Si j’y étois, je parlerois en patriote, mot honorable qui commence à devenir odieux ; en citoyen, autre mot défiguré ; et si je ne réussissois pas, je parlerois et j’agirois en général autrichien, en faisant enfermer un archevêque, un évêque, un gros abbé-moine, un professeur, un brasseur et un avocat.

Quant à la France, Votre Majesté qui a tant de mémoire se souviendra qu’elle m’a dit, dans mon gouvernement, à une promenade que je lui faisois faire dans les fortifications, qu’elle ne connoissoit qu’un médecin pour sauver ce royaume, M. Necker.