Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/01 décembre 1787

La bibliothèque libre.


LETTRE PREMIÈRE.


Au mois de décembre 1787.
Du Fort d’Élisabeth.


ME voici, mon cher S…, avec l’uniforme russe de général en chef, qui me fait grand plaisir, et un sabre turc au côté : en attendant que je m’en serve, comme général ou même comme volontaire, j’ai une plume autrichienne à la main ; je suis jockey diplomatique du meilleur des ambassadeurs, de notre Cobenzl, qui ne pense nuit et jour qu’à la gloire des deux empires.

Je suis très-heureux de pouvoir les servir à la fois de deux manières, consilio manuque. Mais me voici, en attendant, dans une chambre qui a un pied de moins que moi en hauteur, et où je pourrois de mon lit ouvrir la porte, si elle se fermoit ; le poêle, si j’avois du bois pour le chauffer ; et ma fenétre, si, au lieu de vitres, il n’y avoit pas de papier et point de châssis.

Séparé du monde entier, sans lettres à écrire ni lettres à recevoir, excepté par les courriers que j’enverrai lorsque j’aurai quelque chose à dire, je chasse le souvenir de ce que j’ai laisse à douze cents lieues, et je me fais des romans de succès dans un autre genre.

Je me dis quelquefois : les bals de la Reine commencent peut être aujourd'hui ; oui, mais nous chasserons peut-être demain les Tartares qui peuvent passer le Bog, car il est gelé : cette rivière s’appeloit autrefois Hypanis. Quel beau nom pour l’histoire ! L’Ingul même, qui passe près d’ici, est plus piquant que la Seine.

Jouissez de la présence réelle, du bonheur ineffable d’admirer et de voir de près Catherine-le-Grand. Je n’ai pu la quitter que pour elle. Je vais combattre ses ennemis, et je ne la laisse pas au milieu des miens.

Dans quelques jours je continuerai ma lettre : comme les jours sont longs ici, cela veut dire dans quelques mois ; et de même en disant nos voisins, nous entendons ceux qui demeurent à quelques centaines de lieues de nous.


Ce 15 Février 1788.


Point de nouvelles depuis le commencement de ma lettre, que j’envoie enfin, car il ne me paroît pas que les Tartares qu’on nous annonce toujours arrivent jamais ; mais en revanche il nous est arrivé de Paris un prince de Nassau qui vous a détartarisé, en engageant votre M. de Montmorin à retirer M. de la Filte, et à changer le système protecteur de la France en faveur des Turcs. Sa ténacité en négociation, comme au coup de fusil, lui vaudra toujours des succès. Sa réputation, sa considération, et la logique qu’il sait, sans avoir eu le tems de l’étudier, ont bien servi vos désirs dans cette occasion importante.

Ne l’ai-je pas vu avant-hier, sabre en main, me sauver la vie ? Il n’est jamais deux jours comme un autre ; voici le fait. Je me remettois de quelques accès de fièvre, car heureusement ici nous n’avons point de médecin : on me dit qu’il y avoit du soleil ; c’étoit lui que j’attendois pour ma guérison. Nassau guide mes pas hors de la triste forteresse, grande comme la main ; mes gens me portent sur leurs bras, et me couchent sur l'herbe. Je m’endors aux premiers rayons du soleil. Un serpent à qui ces mêmes rayons redonnoient la vie, aussi bien qu’à moi, veut me l’ôter, ou tout au moins m’entortiller dans ces anneaux. J’entends du bruit ; c’étoit le prince de Nassau qui frappoit sur ce serpent tant qu’il pouvoit, et qui le coupoit en vingt parties qui toutes remuoient encore, quoique séparées les unes des autres. On nous a amené aujourd’hui quelques prisonniers turcs : ils sont aussi ennuyeux que ceux du bal de l’Opéra. J’ai bien eu de la peine à me mettre dans la tête que ce n’étoient point des masques, et que nous étions réellement en guerre avec eux.

Hier j’ai gagné 600 ducats aux Dames : il n’y en a pas d’autres ici dont je puisse m’occuper. Adieu, bon jour. Je puis vous écrire comme ce mari à sa femme : « Je n’ai personne, personne ne m’a. Je souhaite qu’il en soit ainsi de vous. »

Quand j’apprendrai quelque chose d’intéressant… je ne vous le manderai pas : je me souviens que je suis dans les affaires, et qu’il faut être discret. Jusqu’à présent notre secret, à tous, est bien gardé. Bon soir.