Aller au contenu

Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Turcs/02 8 mai 1788

La bibliothèque libre.


LETTRE II.


Ce 8 mai 1788.
D’Elisabeth-Gorod.


AH ! mon ami, laisse-moi pleurer un instant, et lis :

Klenack, ce 25 avril 1788.

Nous venons de prendre Sabacz. Notre perte a été peu considérable. Le feldzeug-meister Rouvroy, dont vous connaissez la valeur y a eu à la poitrine une blessure légère qui ne l’empêche pas de s’habiller et de sortir. Le prince Poniatowski a reçu à la cuisse un coup de feu qui, sans toucher l’os, est pourtant assez sérieux. Mais il faut, mon cher Prince, que je vous fasse part d’autre chose qui vous causera d’autant plus de plaisir, que vous y reconnoitrez votre sang ; c’est que votre fils Charles a, en grande partie, contribué à la réussite de cette entreprise, par les peines infinies qu’il s’est données en traçant les travaux de tranchée pour l’établissement des batteries, et qu’il a été le premier à grimper le parapet, pour y faire arriver le monde : aussi l’ai-je nommé lieutenant-colonel ; et lui ai-je conféré l’ordre de Marie-Thérèse. Je sens un vrai plaisir à vous donner cette nouvelle, par la certitude où je suis de la satisfaction qu’elle vous donnera, connoissant votre tendresse pour votre fils et votre patriotisme. Je pars demain pour Semlin, etc.

Joseph.


Quelle modestie ! l’Empereur ne parle pas de lui : il a été au milieu du feu. Et quelle grâce et quelle bonté dans le compte qu’il me rend ! Sa lettre commence par des instructions qu’il me donne, des nouvelles politiques qu’il m’apprend, ou qu’il me demande ; des réflexions sur les événemens passés et à venir : elle finit par ce morceau, qui, en le relisant, me fait encore fondre en larmes.

Le courrier a vu l’Empereur essuyer des coups de fusil de bien bonne grâce dans les faubourgs de Sabacz, et le maréchal Lacy arracher lui-même quelques palissades pour placer un canon qui, tirant sur une tourelle d’où il partoit un feu continuel sur mon Charles, protégea son assaut. Le maréchal l’auroit fait pour tout autre, à ce que je crois ; mais cela avoit l’air d’une bonté personnelle et paternelle.

Le maréchal étoit un peu fatigué, L’Empereur lui chercha un baril, le fit asseoir, et se tint debout, avec tous les généraux qui l’entouroient, pour lui rendre une espèce d’hommage. Voici une lettre de Charles lui-même.

Nous avons Sabacz. J’ai la croix. Vous sentez bien, papa, que j’ai pensé et vous, en montant le premier à l’assaut.

Qu’y a-t-il de plus touchant au monde ! Que n’ai-je été à portée de lui donner la main ! Je vois bien que j’ai son estime, par ces mots : j’ai pensé à vous ; mais je l’aurois encore mieux méritée. Je suis trop ému pour continuer. Je vous embrasse, mon cher comte.


Ce 15 Mai.


Solvitur acris hiems, grata vice veris. Le prince Potemkin est à Cherson ; il installe Nassau à la tête de sa flottille, dont je me promets des merveilles. C’est encore un grand mérite du prince, de l’avoir imaginée, créée et équipée si vite.

On m’envoie des chiffres. Ah ! mon Dieu, la drôle de chose que vous avez, vous autres ! Le diable m’emporteroit cent fois plutôt que d’y rien comprendre. J’aime mieux envoyer des courriers, ou me servir de cosaques ; en général cela me plaît d’écrire tout simplement par la poste ; on est lu par son Souverain sans lui adresser la lettre : c’est un moyen de risquer des confidences. On fait savoir ainsi sa joie ou son mécontentement : cela sauve de la flatterie ou de la satyre ; c’est un mezzo termine entre le madrigal affadissant, et la mordante épigramme ; cela dispense des représentations et des conseils, et cela ne compromet point ; d’ailleurs je sais que je n’aurois que du bien à dire. Et puis, j’aurai beau faire, je serai toujours facile à déchiffrer.

Je pars pour aller demander quatre pièces de vingt-quatre et quatre bataillons pour le prince de Cobourg, au maréchal Romanzow, qui est encore à sa campagne en Ukraine, ou qui arrive, je crois, en Pologne. Adieu.

Vale, et me ama.