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Liola ou Légende Indienne/Le captif

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Imprimerie de l'Institution des Sourds-Muets (p. 3-17).


LE CAPTIF




Comme Léonidas, Daulac, en succombant,[1]
Par sa valeur venait de sauver la patrie.
Aux bords de l’Ottawa, tout guerrier en tombant
Devint le rempart où se brisa la furie
Du farouche Iroquois. Ô glorieux combat !
De nos lointains déserts nouvelles Thermopyles !
Seul à cette hécatombe, encor jeune, un soldat
Survit, tel un épi sur les plaines fertiles
Reste après la moisson. Des cruels Indiens
La fureur est sans borne, et l’enfant de la France
Chancelle sous les coups, saigne sous ses liens.
Devra-t-il renoncer à toi, douce espérance ?


Si Dieu le veut, il est prêt : apôtre ou martyr,
Tel doit être celui qu’ici la France envoie.
Suivi de ses bourreaux, le captif va partir :
Voyez-le, radieux, entrer dans cette voie
Où d’autres le suivront portant haut l’étendard
De la croix et des lis !

De la croix et des lis ! Lionel de Versile
Avait reçu du ciel une abondante part
De ces dons qui font la vie heureuse et facile,
Beauté d’âme et de corps : un front que ses cheveux
Ceignaient d’un nimbe d’or, des lèvres qu’un sourire
Ouvrait comme une rose ; à travers ses yeux bleus
On pouvait voir son âme, âme qui ne soupire
Qu’après le sacrifice et l’immortalité.
Le ciel fait ces grands cœurs pour les crises suprêmes
Et les marque du sceau de la divinité,
Du signe le plus saint, du plus pur des baptêmes !


Lionel était né pour être un de ces preux.
Jusqu’alors bercé sous le beau ciel de Provence,
À l’ombre des lauriers, il n’était pas heureux.
La neige glacée Maisonneuve s’avance[2]
À ses yeux resplendit d’un charme souverain :
L’Inconnu, vers les bois et les grands lacs, l’attire
Et quand Daulac conçut son sublime dessein
Il se joignit à lui pour voler au martyre ;
Et maintenant il va, seul, mais encor serein,
Aux flammes du bûcher, au poteau du supplice.
Prêt à quitter ces lieux où ses frères sont morts,
Du rapide canot, qui sur le fleuve glisse,
Ses yeux, remplis de pleurs, s’attachent à ces bords
Où dix-sept combattants chassèrent une armée.
Donne-leur une larme, ô brave prisonnier !
Qu’elle soit à leur corps la goutte parfumée
Qui ranime la fleur de l’arbre printanier !
Et la patrie un jour, comptant une victoire,
Dans pareille défaite, à votre souvenir
Élèvera là même un monument de gloire !


Les mourantes lueurs du jour qui va finir
Empourprent l’horizon ; les arbres du rivage,
Dans les flots assoupis, plongent le spectre noir
De leur ombre allongée ; à travers le nuage
Perce l’œil rayonnant de l’étoile du soir.
Protégés par la nuit, les guerriers en silence
Descendent l’Ottawa dont le trop vif courant,
Comme un coursier fougueux qui bondit et s’élance,
En mugissant se mêle aux flots du St-Laurent.
Maintenant les canots remontent le grand fleuve.
Et s’éloignent du mont où grandit la cité
Que l’héroïsme vient de sauver : quelle épreuve !
C’est là que Lionel, par la croix abrité,
A tant de fois rêvé ses beaux rêves de gloire :
Des terres pour son roi, des âmes pour son Dieu
Et pour lui-même un nom illustre dans l’Histoire !
À ces rêves si chers, il lui faut dire adieu…

L’aviron des rameurs vient d’effrayer un cygne
Qui monte vers l’azur, comme une vision ;


Et l’œil de Lionel, qui, d’un berceau de vigne,
L’a vu fuir, semble dire en son affliction :
« Mélodieux oiseau, que ne puis-je te suivre !
Tu voles vers ton nid, ce gîte aérien,
Où ta compagne aimante, au retour, de joie ivre,
À ton long cou de neige enroulera le sien ;
Mais, moi, je n’irai plus vers ces lieux pleins de charmes
Où fut mon berceau, nid que m’avait donné Dieu,
Où m’attendent toujours ceux dont les douces larmes
Ont baigné mon front pâle en me disant adieu ! »

Au-dessus des forêts, la lune, belle et pure,
Paraît soudain et trace un sillon argenté
Qui semble être un reflet, au sein de l’onde obscure,
Du céleste chemin, pont d’étoiles jeté
Sur les flots de l’azur ; et Lionel oublie
Que ce sentier, semé d’astres comme de fleurs,
Est celui du Calvaire ; et la mélancolie,
Plus douce que la nuit, assoupit ses douleurs.
Si ses bras sont liés, son âme ouvre ses ailes


Et plane librement en un monde enchanté.
Ces forêts, ces déserts, que longent les nacelles,
Deviennent rayonnants de vie et de beauté :
Des campagnes partout où la moisson se dore,
Des hameaux grandissant à l’ombre de la croix,
Des cités que la main de l’art aussi décore,
Un peuple marchant, fier et jaloux de ses droits,
Vers l’accomplissement de grandes destinées !
Et c’est dans son sang et dans celui des héros
Tombés en combattant que ces œuvres sont nées,
Comme germent les fleurs sur le sol des tombeaux !
Ô céleste pensée ! Ô suprême espérance !
Tu vas jusqu’à donner des douceurs à la mort !
C’est toi qui dans tout temps transformas la souffrance
En un chant de triomphe et c’est toi qui rends fort
Et berces aujourd’hui de visions de gloire
Celui qui s’achemine au plus cruel trépas !

Soudain des cris perçants montent dans la nuit noire.
Est-ce l’écho lointain des hymnes des combats

Qui chasse du captif la douce rêverie ?
Non ! c’est tout près, la voix du terrible vainqueur
Que l’orage menace et qui se plaint et prie.
Car les vents déchaînés, comme un infernal chœur,
L’ont fait trembler d’effroi. L’éclair, serpent de flamme,
S’échappe de la nue et siffle sur les flots ;
Et les frêles esquifs, balancés sur la lame,
Semblent parfois se tordre, ainsi que des roseaux,
Et d’eux-mêmes plonger dans le béant abîme.
Pourtant l’enfant des bois, contre les éléments
Qui se déchaînent, lutte, impassible, sublime,
Tandis que Lionel dans les flots écumants
Croit à chaque instant voir s’ouvrir sous lui la tombe
Qui finira ses maux. C’en est fait ! Sous les coups
Du fleuve furieux, chaque rameur succombe.
Le canot est brisé ; les vagues en courroux
Rejettent ses débris sur la rive voisine :
L’Indien disparaît avec un dernier cri.

Mais plus d’un cependant à se sauver s’obstine
Et se cramponne aux bords, tout sanglant et meurtri.


Lionel fut ainsi jeté, comme une épave,
Dans un port qui tendait vers lui des bras amis,
En vain sur le rocher le flot crache sa bave,
En vain le vent rugit comme ses ennemis,
Loin d’eux, paisiblement, sur la rive, il repose.
La tempête bientôt commence à s’apaiser.
Sur son front en passant, chaque étoile dépose
Un rayon de lumière, ainsi qu’un doux baiser.
Descends, chaste sommeil ! Viens clore sa paupière !
Oh ! viens comme, le soir, la nuit succède au jour
Et qu’il s’endorme, heureux, même sur une pierre,
Bercé comme autrefois dans les bras de l’amour !
Le sourire déjà sur son visage jette
Son pur rayonnement : quelle sérénité !
Comme en un lac d’azur, sur ses traits se reflète
Le calme de la mort ou de l’éternité !
Son corps est immobile ; aux choses de la terre
Ses yeux sont fermés ; et tout ce qu’éveillé
Il rêva tant de fois, ô ravissant mystère !
Son regard l’entrevoit, joyeux, émerveillé.
Jacob, en son sommeil, d’une échelle de flamme,


Vit des anges du ciel descendre en souriant :
Et, lui, maintenant sent, libre, heureuse, son âme
Monter vers l’idéal, tel que de l’orient,
Le soleil monte au ciel où son disque s’embrase.
Douce ivresse du rêve ! ô bonheur du sommeil !
C’est le repos du corps ; de l’esprit, c’est l’extase !

Lionel ne voit pas, à l’horizon vermeil,
Que mille flèches d’or de toutes parts jaillissent
Ni n’entend les oiseaux dans les bois reverdis
S’appeler par des chants où leurs cœurs se trahissent ;
Mais une aile en frôlant ses membres engourdis
Ouvre ses yeux au jour et son âme à la vie.
Il veut les refermer, les fermer à jamais
De peur que la blancheur de l’aube soit suivie
D’un réveil qui pour lui n’ait que deuil désormais.
Et pourquoi vivrait-il ? Le bonheur le renie.
Il faiblit un moment sous le poids des malheurs.
L’Homme-Dieu n’a-t-il pas dans sa longue agonie
Comme hésité devant la coupe des douleurs ?


 « Ah ! » se dit-il, « si doux est le repos nocturne !
Que ne puis-je dormir le sommeil du tombeau !
Oui ! la terre a beaucoup de trésors en son urne !
Sans doute, après la nuit, le jour paraît bien beau,
Quand tout, purifié sous la fraîche rosée,
Dans des flots de lumière, un instant s’embellit !
Mais lorsque de l’exil la chaîne s’est brisée,
Que le corps au tombeau dort comme dans un lit,
L’âme s’éveille alors pour contempler, ravie,
Les splendeurs du soleil qui n’a pas de déclin :
Plus d’ombres ! Oh ! je veux que l’immortelle vie
En mon être épuisé, comme un fleuve cristallin
Dans le sol desséché, s’épanche goutte à goutte ! »
Hélas ! le temps n’est pas venu pour le repos.
Il faut que des douleurs sa pâle lèvre goûte
Jusqu’à l’amère lie. Ah ! toujours les héros
N’ont pu qu’ainsi monter au sommet de la gloire !

Tout à coup de clameurs la rive a retenti :
Ce sont les ennemis qui chantent leur victoire,


Car le gouffre des eaux n’avait pas englouti
Tous ceux qui voulaient la mort de cette victime.
Depuis longtemps leurs yeux avaient interrogé
La profonde vallée et la plus haute cime
Sans trouver Lionel par les bois protégé.
Mais enfin le voilà : quelle infernale joie !
Ils se jettent sur lui, le meurtrissent de coups :
C’est la hyène qui s’acharne sur sa proie.
Lionel cependant répond à leur courroux,
Tel qu’un chrétien le fait, par la voix du silence.

Leur colère assouvie, ils chargent de fardeaux
Son épaule sanglante, et la troupe s’élance
À travers la forêt qui suspend les rideaux
De sa sombre ramure au-dessus de leur tête.
Des rapides bruyants, ils évitent le cours
Et portent les canots sauvés de la tempête.
Quelle marche pénible avec des poids si lourds !
Pourtant la forêt vierge est bien belle, féerique
À l’œil qui n’a jamais vu pareille beauté !


Ce spectacle est encor l’orgueil de l’Amérique.
La solitude s’offre avec la majesté
Dont l’Éternel voulut parer l’heure première.
Aucun pas humain n’a souillé les tapis verts
Que la mousse déroule au bord de la clairière.
Et la hache jamais n’a fait trembler les airs
De la chute du roi qui règne ici suprême.
Sous ces arbres touffus, tout est mystérieux,
Comme dans un temple où réside Dieu lui-même.
Et ce calme sacré, ce silence pieux
N’est troublé qu’au moment où la nature prie
Par la voix de la brise et celle des oiseaux ;
Ou quand, tordant les pins, la tempête en furie
Fait chanter comme un chœur la foudre et les échos.
Les profondeurs alors jusque dans leurs entrailles
Frémissent, comme une âme, ou d’amour ou d’effroi.
Dans tout ton être aussi, Lionel, tu tressailles,
Et ton pied, sur ce seuil, hésite malgré toi.
Ah ! c’est qu’un pas encore et voilà que tu rentres
Dans le séjour de l’ombre, en un monde inconnu,
Ces retraites des bois semblent être les antres


De la nuit éternelle où jamais n’est venu
Un rayon de soleil, une lueur d’étoile.
Mais cependant parfois la voûte des rameaux
S’entr’ouvre sur le ciel : la forêt se dévoile
Comme un visage frais de vierges aux hameaux.

Il faut partir, enfant de la cité ! Pénètre
Sous ces toits de feuillage où n’entre plus le jour.
Au-dessus de toi, l’arbre à l’arbre s’enchevêtre,
Et leurs longs rangs épais font un noir carrefour.
Au pied rugueux du chêne et du pin, rien ne pousse.
Tu ne foules partout que débris jaunissants,
Que feuillages morts ; mais, dans l’air, quelle odeur douce !
C’est comme sur l’autel un nuage d’encens…
L’un sur l’autre entassés, ici, des troncs énormes
Dressent de tous côtés d’infranchissables murs
Et le pas, s’éloignant de ces étranges formes,
Ne touche devant lui que des marais impurs.
Les lianes, plus loin, se suspendent aux branches :
De leurs voiles épais les tissus épineux


Retombent jusqu’à terre en vertes avalanches
Et, s’enlaçant au pied, l’attachent de leurs nœuds.

Pourtant là-bas voilà que par une éclaircie
Abonde la clarté, belle comme au retour
Du matin rougissant : la nuit s’est adoucie,
Chaque feuille palpite et de joie et d’amour.
L’œil peut alors monter dans les hauteurs des nues.
Avec l’arbre géant qui va toucher les cieux,
Et, ravi, suivre au loin d’immenses avenues
Où s’engage le rêve au pas silencieux.
Cet éclat soudain, c’est l’éclair dans la nuit sombre :
Il montre au voyageur son pénible sentier,
Donne à ses membres un peu de lumière et d’ombre
Et borde son chemin des fleurs de l’églantier.
Repose, Lionel, sur ses fraîches pelouses
Que le printemps prépare à ton corps languissant,
Et dors sous les berceaux que les vignes jalouses
Semblent sur toi former de leur bras caressant.
Admire à ton réveil le majestueux dôme


Du cyprès, de nos tours le superbe rival.
Mainte fleur dans les airs répand son doux arôme
Et semble étoiler d’or le vert gazon du val :
Respire ces parfums d’une nature chaste.
Trempe ta lèvre sèche à l’onde des torrents
Qui tombent des rochers, et, dans l’espace vaste,
Écoute retentir les hymnes délirants
Que chante l’oiseau comme en un monde de joie.
Vois, près de l’arbre mort, la tige des ormeaux
Renaître et reverdir ; tout, le long de ta voie,
Parle de vie : espère, oublie ainsi tes maux.

  1. En 1660, seize jeunes Français, commandés par Daulac, furent attaqués par sept cents Iroquois, dans un méchant fort de pieux, au pied du Long Sault, avec l’aide d’une cinquantaine de Hurons et d’Algonquins, ils repoussèrent tous les assauts pendant dix jours. Mais abandonnés à la fin par la plupart de leurs alliés, ils ne purent résister à une attaque et succombèrent. L’un des quatre Français qui restaient encore avec quelques Hurons, lorsque l’ennemi pénétra dans l’intérieur du fort, voyant tout perdu, acheva à coup de hache ses compagnons blessés, pour les empêcher de tomber vivants entre les mains du vainqueur. Le dévouement de Daulac arrêta les premiers efforts d’un orage qui allait fondre sur le Canada, car les ennemis qui avaient essuyé des pertes très considérables, furent si effrayés de cette résistance, qu’ils abandonnèrent une grande attaque qu’ils venaient faire sur Québec, où la nouvelle de leur approche avait répandu la consternation. Après s’être emparés de cette ville, leur projet était de se rabattre sur Trois-Rivières et sur Montréal, et de mettre tout à feu et à sang dans la campagne… (Garneau, Histoire du Canada).
  2. M. Chaumeday de Maisonneuve fonda en 1642 la ville de Montréal qui fut alors nommée Ville-Marie et est aujourd’hui la métropole commerciale du Canada.