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Lucie Hardinge/Chapitre 29

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 326-336).



CHAPITRE XXIX.


Je calmai ses craintes ; et avec une modeste assurance, elle m’avoua son amour. Ce fut ainsi que Geneviève fut à moi, ma jolie fiancée !
Coleridge.



Je m’arrêtai à Willow Cove pour prendre Marbre. Mon vieux compagnon était dans la joie de son cœur. Il passait toute la journée à faire de longs et merveilleux récits de ses aventures à tout le pays d’alentour. Mon lieutenant était au fond un homme vrai ; mais il ne pouvait résister à la tentation de faire ouvrir de grands yeux aux badauds des environs ; et il réussit au gré de ses souhaits, car longtemps après on ne parlait encore partout que de ses prouesses et de ses souffrances.

Moïse fut ravi de me voir, et, après une nuit passée dans la maisonnette de sa mère, je pris avec lui le chemin de Clawbonny dans la vieille voiture de famille qu’on avait envoyée pour moi à Willow Cove. Tous ces objets des anciens temps avaient un prix infini à mes yeux, et je ne pus retenir un mouvement d’attendrissement en reconnaissant le vieil attelage ; mais mon émotion redoubla quand, arrivé au sommet d’un plateau, je découvris les plaines et les bâtiments de Clawbonny ! Tous ces biens, je les avais crus à jamais perdus pour moi, et l’impression que j’en avais ressentie ne s’effacera jamais complètement. Auparavant tout me rappelait ma détresse ; à chaque maison devant laquelle je passais à New-York, je pensais amèrement que je n’avais plus d’asile ; la vue de chaque boutique réveillait en moi des sentiments non moins pénibles. À présent, je reprenais possession de mon univers à moi, de ce qui, depuis nombre de générations, avait été la demeure de mes ancêtres, au milieu du paysage le plus agreste et le plus tranquille ; la nature même semblait s’être parée pour fêter mon retour sous le toit paternel. Puisque j’ai entrepris de me faire connaître à mes lecteurs, je ne dois pas leur cacher jusqu’où alla ma faiblesse.

La route faisait un circuit considérable pour descendre la hauteur, mais il y avait un sentier de traverse qui abrégeait de beaucoup le chemin, et que prenaient toujours les piétons. Balbutiant quelques mots d’excuse à Moïse, et lui disant de m’attendre au pied de la colline, je sautai à bas de la voiture, je franchis une haie, et des que je fus hors de vue, je m’assis sur une pierre, et pleurai comme un enfant. Je ne saurais dire au juste combien de temps je restai ainsi, mais la manière dont je fus arraché à mon émotion sera longtemps présente à mon souvenir. Une petite main se posa sur mon front, et une douce voix prononça le nom de « Miles ! » si près de moi, qu’au même instant je tenais Lucie dans mes bras ; la chère enfant était venue jusqu’à la hauteur, dans l’espoir de me voir passer sur la route, et, comprenant le sentiment qui m’avait entraîné à l’écart, elle était venue prendre sa part de si douces émotions.

— Vous voilà rentré bien heureusement dans tous vos droits, cher Miles, dit enfin Lucie en souriant à travers ses larmes. Vos lettres m’ont appris que vous êtes riche à présent ; mais la seule chose à laquelle je tenais, c’était Clawbonny ; que m’importe tout le reste ? Aussi, j’avais bien mis dans ma tête que Clawbonny vous reviendrait, dut toute ma petite fortune y passer !

— Quoi ! quand même je ne serais pas devenu votre mari ?

Lucie rougit légèrement, mais elle était trop franche pour que l’aveu de ses sentiments pour moi lui causât quelque embarras.

— Pensez-vous donc, ingrat, que j’aie jamais douté de cet heureux dénouement, depuis que mon père m’avait appris l’état de votre cœur ? Je crains que les femmes n’aient plus de confiance que les hommes dans la durée d’un attachement sincère ; vous autres, accaparés par les affaires, vous éparpillez vos pensées sur mille intérêts divers, tandis que nous, nous n’en avons qu’une, sur laquelle se concentrent toutes nos facultés, celle de notre amour. Jamais je n’ai supposé que Miles Wallingford pût devenir le mari d’une autre femme que de Lucie Hardinge ; — jamais, c’est trop dire, car il y eut une toute petite exception.

— Et quelle est cette toute petite exception, ma bien-aimée ? Vous piquez ma curiosité.

Lucie devint pensive ; elle enleva avec le bout de son ombrelle quelques herbes qui étaient à ses pieds. — Eh ! bien, dit-elle enfin, ce fut au moment où Émilie Merton vint passer quelques jours à Clawbonny. La première fois que je la vis, je la trouvai bien plus digne que moi de votre attachement, et il me sembla impossible que vous eussiez pu demeurer si longtemps ensemble à bord du même bâtiment sans découvrir réciproquement tout ce que vous valiez ; mais cette première impression ne fut que passagère, et je reconnus bientôt que si votre imagination s’était égarée un moment, votre cœur m’était toujours resté fidèle.

— Est-ce bien possible, Lucie ? Les femmes ont-elles à ce point plus de pénétration et de perspicacité que les hommes ? — Tandis que j’étais prêt à me pendre de jalousie à cause d’André Drewett, saviez-vous réellement que mon cœur était entièrement à vous ?

— J’avais bien parfois quelques petites inquiétudes, et même d’assez poignantes dans de certains moments ; mais, en général, je comptais sur la réciprocité de notre affection.

— Vous ne supposiez pas, comme votre excellent père, que nous étions trop comme frère et sœur pour jamais concevoir de l’amour l’un pour l’autre ? Oh ! quant à moi, ce n’est pas de l’estime, du respect, de l’amitié que je ressens pour ma Lucie, c’est une passion qui devait faire le bonheur ou le malheur de ma vie !

Lucie sourit malicieusement, et se remit à jouer avec le bout de son ombrelle. — Comment aurais-je pu le croire, Miles, dit-elle, quand je faisais moi-même une expérience toute contraire ? Je voyais bien que quelque chose vous tourmentait, peut-être cette différence de position entre nous, qui n’existait guère que dans votre imagination, méchant que vous êtes ! Mais je me disais qu’il viendrait un jour où vous prendriez votre grand courage pour vous déclarer.

— Comment ? et vous avez bien pu me laisser ainsi, cruelle, pendant des années entières, en proie à toutes les tortures du doute le plus affreux ?

— Comme si c’était à la femme a parler, Miles ? Ma conduite fut toute naturelle, et j’abandonnai le reste à la Providence. Dieu merci, j’ai ma récompense aujourd’hui.

Je serrai Lucie contre mon cœur, et après nous être livrés aux plus doux épanchements, nous nous mîmes à parler de Clawbonny et des moments délicieux que nous allions y passer. Lucie me raconta avec quelle impatience tout le monde m’attendait. Je n’avais point, il est vrai, de fermiers pour venir à ma rencontre, et je ne sais si, même à cette époque, dans le cas où j’en aurais eu, ils se seraient dérangés à cette occasion ; non pas que ces misérables sophismes sur les relations entre les propriétaires et les fermiers, relations dont l’utilité et l’influence sous le rapport de la civilisation ne sauraient être contestées, eussent commencé à être en vogue ; alors, violer les clauses d’un bail, ce n’était pas faire acte de liberté, et un bail à perpétuité était regardé comme plus avantageux pour le fermier qu’un bail restreint à un certain nombre d’années. Alors, on ne regardait pas comme un reste de féodalité de payer ses redevances en poulets, en bois, en corvées ; c’était plutôt une faveur, et, encore aujourd’hui, neuf fermiers sur dix s’efforcent de payer leurs dettes de toutes les manières imaginables, avant d’en venir à délier les cordons de leur bourse. Alors, on ne s’était pas encore imaginé d’appeler la terre un monopole dans un pays qui renferme dans son enceinte plus de cent acres par habitant. Mais ma plume s’égare malgré moi à la vue des dangers qui menacent la véritable liberté. Je disais donc que je n’avais point de fermiers qui attendissent mon arrivée ; mais les bons nègres étaient là, et Lucie me raconta la réception qu’ils me préparaient.

Cependant Marbre m’attendait ; et, sans vouloir permettre que je l’accompagnasse, Lucie s’échappa de son côté pendant que je descendais en toute hâte le sentier qui conduisait au bas de la route.

— Miles, mon garçon, me dit Moïse, qui semblait plongé dans ses réflexions, vous avez pour cette terre l’affection qu’un marin a pour son bâtiment. Eh ! bien, je le conçois ; c’est quelque chose de posséder un bien qui a appartenu à un grand-père ; ce qu’il y a de pire, après le métier infernal d’ermite, bien entendu, — c’est de ne tenir à personne dans cet univers si rempli. Voyez-vous bien, un baiser de ma petite Kitty, une ride de ma pauvre vieille mère, ont plus de prix pour moi que toutes les îles désertes de l’Océan. Allons, remontez dans la voiture, mon garçon ; que diable avez-vous fait ? Vous voilà rouge comme une écrevisse ; on dirait que vous n’avez fait que monter et descendre la colline en courant depuis que vous m’avez quitté ?

— Ce n’est pas une petite fatigue de descendre une pente pareille sans s’arrêter ; mais, voyons, me voici assis auprès de vous ; à quoi rêviez-vous donc ici tout seul ?

— Ma foi, mon ami, je pensais aux fonctions d’un garçon de noce ; car le moment approche, et je veux vous faire honneur. Commençons par le costume. Voyons un peu ; d’abord le bouquet dont vous m’avez parlé dans une de vos lettres, est bien arrimé dans ma malle ; Kitty me l’a fait la semaine dernière, et vous en serez content.

— Et les culottes courtes ?

— Les culottes, je les ai aussi, et je les ai essayées, qui plus est. Diable, Miles, je n’aime guère à me montrer ainsi à sec de voiles ; il me semble que j’ai une drôle de tournure ainsi. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de cacher un peu les œuvres vives ?

— Mais, à moins de guêtres, je ne vois guère comment ; et c’est pour le coup que ce serait un singulier accoutrement pour un garçon de noce. Vous serez obligé de vous mettre comme tout le monde.

— C’est encore moins le costume qui me tourmente que le cérémonial. Serai-je obligé d’embrasser miss Lucie ?

— Miss Lucie ? nullement ; mais madame la mariée, c’est une autre affaire. Je ne crois pas que le mariage fût valable sans cela.

— Dieu me préserve d’aller jeter des bâtons dans la roue, quand il s’agit de votre bonheur, mon cher ami ; mais je compte sur vous pour me faire signe quand ce sera le moment.

Je lui promis de ne pas le laisser dans l’embarras, et Marbre fut plus tranquille. — Si j’avais été élevé, dit-il, dans le sein d’une famille honnête, au lieu d’être abandonné sur une pierre tumulaire, le mariage ne serait pas un parage si inconnu pour moi ; mais vous savez ce que c’est, Miles, qu’un pauvre diable qui n’a pas de parents. Je ne suis pas au courant, moi, de toutes les simagrées du monde comme vous autres. Par exemple, Miles, quand vous aviez l’air le plus insouciant du monde, pendant que vous mouriez d’amour pour ce jeune tendron, simagrée ! Et bonne chère mère, quand elle dit que le Seigneur ne pouvait pas lui envoyer un meilleur fils, simagrée aussi, car je sais ce que je vaux, et ce n’est pas grand-chose ! Et la petite Kitty, quand elle prétend qu’elle aime mieux un baiser de moi que deux du jeune Bright, simagrée s’il en fut jamais ! Pour Lucie Hardinge, c’est un changement complet d’armures, par exemple, car il n’y a pas l’ombre de simagrée chez celle-là.

Moïse, avec son gros bon sens, avait découvert le trait distinctif du caractère de Lucie, qui était la droiture et la franchise, et je lui sus un gré infini de savoir apprécier si justement mon amie. Nous trouvâmes les nègres à un demi-mille de distance de la maison. Neb remplissait les fonctions de maître des cérémonie ou plutôt de commodore, car il portait une banderole qu’il avait prise au sloop, et il avait rassemblé tout ce qu’il avait pu, trouver de symboles nautiques en harmonie avec les honneurs à rendre à un marin. Le vieux Cupidon portait le pavillon du Wallingford, et on avait fait, avec des maillets à fourrer, des épissoirs et des paumelles de voilier, une espèce d’olla, podrida des plus caractéristiques ; le tout était couronné par une carotte de tabac, quoique je ne fisse jamais usage de cette plante qu’en cigares. Neb avait vu des processions à New-York, aussi bien qu’en pays étrangers, et il avait voulu que celle-ci lui fît honneur ; il est vrai qu’il m’en parla ensuite d’un ton de dénigrement comme d’une procession de nègres, ce qui n’empêchait pas qu’il ne fût charmé de l’idée qu’il avait eue ; mais le succès n’avait pas répondu à son attente. Dès qu’on m’aperçut, les négresses se mirent à sangloter, les hommes à agiter les bras en l’air en criant : Voici maître ! Voici maître ! Les rangs furent rompus, l’ordre troublé, sans que Neb pût parvenir à le rétablir, et ce fut à qui arriverait le premier à ma rencontre.

À défaut du cérémonial que Neb avait réglé, la manière dont je fus reçu par ces bonnes gens fut des plus touchantes. Les plus âgés venaient me serrer successivement la main ; les plus jeunes se tenaient à l’écart par discrétion, et ce fut moi qui allai à eux. Quant aux enfants, les garçons se roulaient sur l’herbe, tandis que les petites filles me faisaient forces révérences, en criant à gorge déployée : Maître être le bienvenu à Clawbonny ! — Mon cœur débordait, et je doute que jamais, seigneur en Europe ait été reçu avec plus d’effusion que je ne le fus par mes esclaves.

M. Hardinge m’attendait à l’entrée de la pelouse ; il me serra dans ses bras, et me donna tout haut sa bénédiction. À peine entré dans la maison, je fus conduit dans tous les appartements pour que je pusse me convaincre par mes propres yeux que tout avait été remis dans l’ordre d’autrefois. Vénus m’accompagnait, me racontait toute la peine qu’elle avait eue à ranger, à nettoyer partout, et elle s’en donnait a cœur-joie contre les Daggett ; mais heureusement leur règne avait été court, et un Wallingford possédait de nouveau les cinq corps de bâtiments qui formaient l’habitation de Clawbonny. Je méditai ce jour-là même l’érection d’un sixième pavillon, mais en me promettant bien de conserver religieusement toutes les constructions antérieures dans leur état primitif.

Le lendemain était le jour désigné par Lucie pour notre union : je partis à dix heures du matin dans un joli équipage acheté tout exprès, ayant auprès de moi Marbre dans son costume de garçon de noces. Le pauvre homme était au supplice, et il faut convenir que ses bas de soie et ses culottes courtes allaient singulièrement à sa tournure ; on l’eût dit cousu dans ses habits, tant il avait l’air guindé et tout d’une pièce.

— Miles, me dit-il, mes jambes n’ont jamais été faites pour paraître au grand air ; voyez donc le beau spectacle que de montrer des poteaux comme ceux-là ! C’est la première et la dernière fois qu’on m’y attrape. Ah ! ça, n’oubliez pas de me faire le signal quand il faudra embrasser.

J’aurais joui de l’embarras de Moïse, si je n’avais pas eu à penser à tout autre chose ; mais nous arrivions au presbytère, et je trouvai le bon ministre et Lucie, qui venait de terminer sa toilette. Qu’elle était jolie dans son costume de mariée, si simple, mais qui lui allait si bien ! Elle n’avait eu recours à aucune de ces mille inventions du luxe et de l’élégance pour rehausser sa beauté ; mais il était impossible d’approcher d’elle sans subir l’influence de cette grâce charmante qui était répandue dans toute sa personne. Une robe de mousseline des Indes, d’une finesse extrême, dessinait sa taille divine ; ses beaux cheveux noirs étaient retenus par un peigne orné de perles, auquel était attaché le voile d’usage. Autour de son cou d’ivoire et de ses blanches épaules se jouait mon collier de perles, tel qu’il avait été monté à bord de la Crisis, riche parure destinée depuis si longtemps à ma fiancée, et qui me rappelait tant de souvenirs si divers.

Nous n’avions invité aucun étranger à la cérémonie ; n’avions-nous pas nos meilleurs amis autour de nous ? Un moment j’avais eu l’idée d’écrire à Drewett pour l’engager à venir ; mais Lucie m’en avait détourné en me demandant avec malice si j’aurais aimé qu’on m’invitât en pareil cas. Quant à Rupert, je fus charmé qu’il n’eût pu venir, et je crois que Lucie n’en fut pas fâchée de son côté.

M. Hardinge nous précéda à l’église, qui n’était qu’à deux pas du presbytère, et quelques instants après, nous étions au pied de l’autel. La cérémonie commença aussitôt, et je ne tardai pas à pouvoir serrer Lucie dans mes bras comme ma femme. Ce fut dans la sacristie que se passa cette dernière formalité, qui n’était pas la moins agréable, et j’y reçus les félicitations des êtres simples, qui formaient alors une partie si essentielle de presque toute famille américaine

— Beaucoup de joie et toute sorte de bonheur à bon maître, dit la vieille Vénus en voulant baiser mes mains ; mais je ne voulus pas le souffrir, et je l’embrassai sur les deux joues, comme c’était ma coutume il y avait une vingtaine d’années. Ah ! quel beau jour pour vieux maître et vieille maîtresse, s’ils étaient ici seulement ! Et l’autre sainte dans le ciel dont moi pas parler ! Bon jeune maître ! nous si contents vous être ici ! et vous, jeune maîtresse ! vous bien chère aussi à nous tous !

Lucie mit sa petite main veloutée, avec l’anneau de mariage au quatrième doigt, dans la grosse et rude main de Vénus, en lui adressant quelques-unes de ces douces paroles qui partent du cœur ; puis elle dit à tous ceux qui l’entouraient qu’elle était pour eux une ancienne amie, qu’elle connaissait leurs bonnes qualités, et qu’elle les remerciait des vœux qu’ils formaient pour son bonheur.

Dès que cette partie de la cérémonie fut terminée, nous retournâmes au presbytère. Lucie quitta sa robe de noce pour faire une des demi-toilettes les plus jolies que j’aie jamais vues. Qu’on pardonne ces détails à un vieillard qui éprouve une joie si douce à se retracer ces moments de bonheur et d’ivresse ! C’est qu’aussi on a rarement l’occasion de peindre une fiancée telle que Lucie Hardinge. De sa parure du matin elle n’avait gardé que son collier de perles, qu’elle conserva pendant tout le reste de la journée. Dès qu’elle fut prête, je montai en voiture avec elle, M. Hardinge et Moïse, et nous nous dirigeâmes vers Clawhonny.

Un des plus beaux moments de ma vie fut celui où je reçus dans mes bras Lucie qui descendait de voiture, et où je saluai sa bienvenue dans la demeure de mes pères !

— Nous avions bien manqué de nous la voir ravir, ma bien-aimée, lui dis-je à l’oreille ; mais maintenant que nous l’habitons ensemble, nous ne serons pas pressés de la quitter.

Ces paroles étaient dites dans un charmant tête-à-tête que je me ménageai avec Lucie dans « la chambre de famille, » qui avait été témoin de scènes si diverses, et d’un intérêt si grave et si doux à la fois.

— Asseyons-nous un moment ici, Miles, me dit-elle en souriant, et causons un peu d’affaires de famille ; le lieu est on ne peut mieux choisi, il me semble. C’est peut-être s’y prendre de bonne heure ; mais nous sommes de vieilles connaissances ; nous n’avons pas besoin de temps pour étudier le fort et le faible de nos caractères, et il vaut mieux régler sur-le-champ nos petites affaires. Je pense tout à fait comme vous que nous ne devons jamais quitter Clawbonny, ce cher, ce délicieux Clawbonny, où notre enfance s’est écoulée avec tant de charmes, où Grace semble nous sourire encore. Sans doute la maison de campagne que j’ai héritée de mistress Bradford est d’un goût plus moderne ; mais elle ne saurait jamais nous être aussi chère. C’est à ce sujet que je désirais vous parler, mon ami. Si j’ai différé jusqu’à cet instant, c’est que je voulais attendre que vous eussiez comme mari un droit de contrôle absolu sur mes désirs comme sur mes actions. Riversedge, — c’était le nom de la propriété de mistress Bradfort — est une résidence agréable ; elle est meublée convenablement. J’ai pensé que Rupert et Émilie pourraient aller l’habiter.

— Croyez-vous, ma chère, que Rupert puisse avoir une maison de ville et une maison de campagne ?

— C’est parce que je suis convaincue qu’il sera bientôt obligé de se défaire de sa maison de Broadway-Street que je voudrais lui ménager cet asile. Quand viendra-t-il, ce moment fatal ? C’est ce que vous savez mieux que moi, Miles. Lorsque j’aurai été votre femme une douzaine d’années, peut-être me jugerez-vous digne alors de savoir le secret de l’argent qu’il possède en ce moment.

Ces mots, dits d’un ton de plaisanterie, semblaient cacher néanmoins une certaine angoisse. Je réfléchis aux conditions de mon secret. Grace voulait en dérober la connaissance à Lucie, dans la crainte que son amie, dont elle connaissait les sentiments nobles et élevés, n’employât, son influence sur Rupert pour l’empêcher d’accepter. Et puis, elle ne pensait pas que Lucie deviendrait jamais ma femme ; les circonstances étaient changées, il n’y avait plus de raison pour cacher la vérité, du moins à Lucie. Je lui communiquai donc tout ce qui s’était passé à ce sujet. Elle en fut affligée, mais elle s’y attendait.

— Je serais couverte de honte, si c’était d’un autre que vous, Miles, qu’il me fallût apprendre ces tristes détails, répondit-elle après un moment de réflexion ; mais je sais que le sacrifice que vous avez fait ne vous a coûté aucun effort ; je vous connais trop bien pour en douter, et si vous avez éprouvé quelque peine, c’est de l’égoïsme de Rupert, et non pas de la perte de votre argent. J’avoue que cette révélation a changé tous mes projets pour l’avenir, en ce qui concerne mon frère.

— Pourquoi donc, ma bien-aimée ? Que je n’aie pas à me reprocher de lui avoir nui auprès de vous !

— C’est dans son intérêt même qu’il faut que je modifie mes intentions premières. Je comptais partager avec lui la fortune de mistress Bradfort. Si j’avais épousé tout autre homme que vous, Miles, c’eût été une des conditions de notre union ; mais j’avais tant de confiance en vous, que j’ai éprouvé une douce satisfaction à me mettre complètement à votre merci. Je sais qu’à présent tous mes biens personnels sont à vous sans réserve, et que je ne puis plus disposer de la moindre chose sans votre consentement. Mais je n’ai jamais douté un instant que vous ne me permissiez de suivre dans cette occasion l’impulsion de mon cœur, qui sera toujours, je l’espère, dirigé par ma raison.

— Et toute ma vie sera employée à justifier cette opinion qui m’est si chère.

— Eh bien ! j’ai reconnu que ce serait folie de donner la libre disposition d’une fortune assez considérable à une personne de ce caractère. Si vous l’approuvez, j’assurerai à Rupert et à Émilie une rente convenable, qui leur sera payée tous les trois mois, et qui, avec une maison de campagne dont je leur abandonnerai l’usage, leur permettra de vivre honorablement.

Comment ne pas approuver un projet si sage ? La pension fut fixée à deux mille dollars ; et le lendemain même Lucie écrivit à Rupert pour l’en informer.

Notre repas de noce fut modeste, mais animé par la plus franche gaieté. Dans la soirée, les nègres eurent un grand bal dans une blanchisserie qui était un peu à l’écart, et qui convenait merveilleusement à cette destination. Nos simples et paisibles fêtes durèrent plusieurs jours ; car le mariage de Neb et de Chloé ayant suivi de très-près le nôtre, ce fut un bon prétexte pour prolonger les danses jusqu’à la fin de la semaine.

Marbre remit son large pantalon de matelot immédiatement après la cérémonie, et alors il prit part de tout son cœur à la joie générale. Il offrit même à Chloé d’être aussi son garçon de noce ; mais l’offre fut refusée.

— Merci, monsieur Marbre, merci, lui dit-elle. La couleur être la couleur. Vous être blanc, nous être noirs. Le mariage être chose très-sérieuse ; et pas vouloir de mauvaises plaisanteries sur mon union avec Neb Clawbonny.