Aller au contenu

Lucie Hardinge/Chapitre 30

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 336-354).



CHAPITRE XXX.


Ce mal est au-dessus de mon art ; cependant J’ai connu des somnambules qui sont morts saintement dans leur lit.
Macbeth.



Le mois de miel se passa à Clawbonny, et il fut suivi d’un grand nombre d’autres. Je n’ai jamais vu d’homme plus heureux que M. Hardinge depuis qu’il m’avait pour gendre. Je crois en vérité qu’il avait encore plus d’attachement pour moi que pour Rupert. Et cependant il mourut, comme il avait vécu, dans l’ignorance du véritable caractère de son fils. Il eût été cruel de le détromper, et rien ne nécessita des explications qui auraient été si pénibles. Rupert continua sa vie folle et dissipée, mais sa vanité et son égoïsme le préservèrent des écarts qui auraient pu compromettre gravement son honneur. Il eût dépensé en peu d’années la fortune de Lucie et la mienne, s’il en eût été le maître ; mais, grâce aux sages dispositions qui avaient été prises, il fut obligé de régler à peu près ses dépenses sur la pension que nous lui faisions. Nos relations se bornaient à quelques visites de cérémonie. Il était pour moi M. Hardinge, comme j’étais pour lui M. Wallingford ; les noms de Miles et de Rupert n’existaient plus entre nous. J’ai hâte d’achever son histoire et celle de sa femme ; car je conviens que, même aujourd’hui, après un intervalle de tant d’années, il m’en coûte de parler d’eux.

Rupert ne vécut que quatre ans après le mariage de sa sœur. Indépendamment de la rente que nous lui faisions, j’avais, à l’insu de sa sœur, payé deux fois ses dettes, et je crois vraiment qu’il comprit ses torts avant de mourir. Il laissait une fille unique, qui ne lui survécut que quelques mois. Le major Merton l’avait précédé au tombeau. J’avais toujours été en assez bons termes avec le major, et il semblait n’avoir pas complètement oublié les diverses obligations qu’il m’avait, ainsi qu’à Marbre. Comme presque tous ceux qui servent des gouvernements libres, il ne laissa presque rien ; de sorte que mistress Hardinge pendant son veuvage fut heureuse de se voir continuer la pension qui était faite à son mari. Émilie était une de ces femmes du monde qui ne manquent pas absolument de bonnes qualités, mais qui calculent trop bien tout ce qu’elles font. L’extérieur agréable de Rupert et ses manières assez distinguées l’avaient captivée, et, le croyant l’héritier de mistress Bradfort, elle l’avait épousé avec plaisir. N’y avait-il pas eu ensuite des moments de regrets et de déception ? C’est un voile que je ne tenterai pas de soulever ; mais je ne fus pas fâché d’apprendre qu’elle se disposait à changer de position. Elle épousa un homme âgé, qui pouvait lui procurer tous les avantages de la fortune, et passa avec lui en Europe. Nous entretînmes encore quelques relations avec elle, et même, il y a une quinzaine d’années, nous restâmes quelques semaines dans une maison, moitié chaumière, moitié château, qu’elle décorait du nom de palais, et qu’elle habitait sur les bords de l’un des lacs enchanteurs de l’Italie. La signera Montiera — elle avait ajouté une finale italienne à son nom de Montier — veuve de nouveau depuis un an, était assez considérée, et passait pour une douairière respectable qui aimait assez les pompes et les vanités de ce monde pervers. Je voulus lui rappeler quelques incidents de sa première jeunesse, mais je n’eus pas grand succès. Elle m’écoutait avec patience, le sourire sur les lèvres, quoique sa mémoire fût très-infidèle. Elle se rappelait bien confusément quelque chose du canal de Hyde-Park et de la brouette ; mais quant au grand voyage que nous avions fait ensemble à travers l’Océan pacifique, elle n’en conservait presque aucun souvenir. Pour lui faire honneur, Lucie avait mis son collier de perles dans une petite fête qu’elle avait donnée pendant notre séjour, et je m’aperçus qu’elle le reconnaissait. Elle fit même entendre à une de ses amies — j’étais assez près pour surprendre cette confidence — qu’il lui avait été destiné dans l’origine ; — mais que voulez, cara mia, avait-elle ajouté en poussant un soupir dans lequel elle semblait se complaire, nous ne pouvons commander à notre cœur !

Un mot de la race si dévouée des Clawbonny. Tous les membres âgés de cette grande famille vécurent et moururent à mon service, et je pourrais dire avec plus de raison, au leur. Mais le jeu des institutions humaines opère de manière à briser des liens plus étroits que ceux qui m’attachaient mes esclaves. Les pères conscrits de New-York avaient décidé depuis longtemps que l’esclavage serait aboli dans l’étendue de leur empire ; et les plus jeunes de mes nègres se retirèrent l’un après l’autre pour aller chercher fortune à New-York, ou dans quelque autre ville de l’État ; et il ne reste plus guère auprès de moi que Neb, sa femme, et leurs descendants immédiats, ceux-ci ayant reçu de leurs parents des exemples et des conseils qui les mettent en garde contre les innovations d’un état de société si mobile. Pour eux Clawbonny est toujours Clawbonny ; et moi et les miens nous sommes toujours une race à part dans leurs idées. J’avais donné à Neb et à Chloé, le jour même de leur mariage, l’acte que j’avais dressé de leur affranchissement, et par lequel je déchargeais en même temps leur postérité des vingt-huit ans ou des vingt-cinq ans de services que les enfants me devaient, suivant leur sexe. La loi n’avait pas encore prononcé l’affranchissement général et sans condition. Neb mit cet acte dans le fond de sa tabatière, ne voulant point paraître faire fi de ce que je lui donnais ; et je l’y vis par hasard, dix-sept ans après, réduit presque en poussière : personne ne l’avait ouvert dans tout cet espace de temps.

Je n’eus jamais qu’une seule conversation avec Neb ou avec sa femme au sujet des gages, et je découvris alors combien ce serait blesser le bon nègre que de le mettre sur le pied des domestiques de ma ferme ou de ma maison.

— Quoi moi avoir fait, maître, pour vous vouloir payer moi, comme un homme à gages ! dit Neb d’un ton moitié fâché, moitié chagrin. Moi être né dans la famille ; bon titre déjà ; et si d’autres être nécessaires, moi avoir accompagné maître dans son premier voyage, et dans tous les autres ensuite, dans tous !

Ces mots, prononcés avec une expression de reproche, tranchèrent la question. Jamais, depuis ce moment, je ne reparlai de gages. Quand Neb a besoin de vêtements, il les fait faire, et on les porte au compte de « maître Miles ; » quand il a besoin d’argent, il en demande sans honte et sans répugnance ; et de même pour tout ce dont il a besoin. Chloé agit de même avec Lucie, qui a remplacé pour elle miss Grace sous tous les rapports, et qui est toujours « miss Lucie » pour ces bonnes gens. Un jour je vis un voyageur anglais prendre ses tablettes, et écrire sans doute quelque réflexion très-spirituelle, quand il entendit Chloé appeler de ce nom la mère de trois jolis enfants qui étaient suspendus à son cou. La note du voyageur ne fit aucun effet sur Chloé, qui n’en continua pas moins à appeler sa maîtresse « miss Lucie, » quoique miss Lucie soit aujourd’hui grand-mère.

Ainsi que la vérité m’a forcé de le dire, les enfants ont été moins fidèles ; l’esprit du siècle a agi sur eux, et les liens qui unissaient les Wallingford et les Clawbonny se sont relâchés. Plusieurs nous ont quittés, et je les vois partir sans regret. Mais tous ont demandé du moins mon consentement, et je leur ai procuré des places à mesure que l’ambition ou la curiosité les attirait dans le monde. Puisque je parle de cet esprit du siècle, qui amène tant de changements, je ne suis pas assez routinier pour les condamner tous, et je reconnais qu’il y en a eu dont on ne saurait trop se féliciter. Sans doute on ne saurait prendre l’esclavage domestique tel qu’il existait à Clawbonny, comme l’image fidèle de ce qu’il était dans le pays. Ce n’est pas tant l’esprit d’abolitionnisme qui m’alarme, en tant qu’il se renferme dans des bornes convenables, qu’un certain esprit dont la tendance est toujours et partout pour le changement ; rien dans la vie sociale n’est arrivé à son plein développement, suivant la doctrine de ces philosophes du mouvement. Or, à mon point de vue, les deux partis les plus dangereux dans un état sont celui qui veut rester immobile comme une borne, et celui qui veut toujours progresser ; l’un voulant conserver des abus dont il serait mieux de s’affranchir, l’autre renversant toutes les institutions utiles dans sa course désordonnée. Je parle de ces tendances diverses, telles qu’elles se manifestent quand elles sont exploitées et poussées jusqu’à leurs dernières conséquences par l’esprit de parti. Certes, je n’entends pas contester qu’il est des améliorations heureuses, comme il en est qu’on pourrai appeler d’un tout autre nom. Le seul législateur vraiment sage, vraiment éclairé, est celui qui sait faire les distinctions convenables. Quant au parti conservateur, Lafayette l’a parfaitement caractérisé dans un de ses discours de tribune les plus heureux : « On parle du juste milieu, disait-il, comme si ce mot renfermait une profession politique bien claire. Nous savons tous ce que c’est que le juste milieu, en tant qu’il s’agit d’une question particulière ; c’est simplement la vérité par rapport à cette question. Mais quand quelqu’un dit qu’il est du parti du juste milieu, et qu’il entend se tenir au milieu dans tous les événements publics, il me semble qu’on pourrait très-bien lui appliquer cette anecdote : — un homme d’opinions exagérées établit en principe que quatre et quatre font dix ; un autre, plus raisonnable et plus fort en arithmétique, combat cette idée en soutenant que quatre et quatre ne font que huit ; sur quoi le membre du juste milieu se croit obligé de dire : Messieurs, vous vous trompez tous deux ; la vérité n’est jamais dans les extrêmes : quatre et quatre font neuf. »

Ce qui est vrai du système de conservation, comme principe, est encore plus vrai du mouvement ; car il arrive souvent en politique, comme en médecine, que le remède est pire que le mal. En Europe, la situation n’est pas la même que parmi nous. Là, des changements radicaux ont été opérés, la base même de l’édifice social a été renouvelée, quoiqu’il reste encore au-dessus beaucoup de parties de l’architecture ancienne. Dans un pareil état de choses, on peut pardonner quelques erreurs à ceux qui veulent ramener tout l’édifice à la simplicité d’un seul ordre. Mais parmi nous, l’homme qui ne voit de terme à rien, et qui soutient toujours que le mieux est au-delà, finira par découvrir, s’il vit assez longtemps, que la vérité est placée sur une hauteur, et qu’en courant en aveugle pour l’atteindre, sans jamais s’arrêter, on est exposé au danger de redescendre de l’autre côté de la pente, et de s’en éloigner de plus en plus.

Je ne dois pas oublier Marbre. Il passa un mois entier à Clawbonny, occupé presque constamment avec Neb à gréer la Grace et Lucie de sept manières différentes, et finissant par trouver que la première était la meilleure de toutes ; image assez exacte, soit dit en passant, du résultat des essais successifs qui ne se font que trop souvent en politique. Moïse essaya de la chasse, ayant entendu dire que c’était une partie essentielle de la vie à la campagne ; mais ses jambes étaient trop courtes pour sauter facilement au-dessus des haies et des palissades ; et, en dix jours d’essais, il abattit trois rouge-gorges, un écureuil et un corbeau, prétendant qu’il avait aussi blessé un pigeon et effrayé tout une troupe de cailles.

Dans le second mois de notre mariage, j’allai passer avec Lucie une semaine très-agréable à Willow Cove. À ma grande surprise, je reçus une visite de l’écuyer Van Tassel, qui semblait ne conserver aucune rancune. Marbre avait fait sa paix avec lui, dès qu’il avait été remboursé intégralement, capital et intérêts ; mais, dans l’intimité, il parlait toujours de lui avec un souverain mépris.

Marbre perdit sa mère un an après notre retour de notre triste voyage à bord de l’Aurore. Un mois ou deux auparavant, il avait perdu sa nièce, par suite de son mariage avec le fils du « voisin Bright ». À partir de ce moment, il vécut presque constamment avec nous à Clawbonny, et même il venait parfois nous rendre de petites visites à Chamber-street. Je dis à Chamber-street, car les empiétements du commerce n’avaient pas tardé à nous chasser de Wall-street ; c’était en 1805. Vingt ans plus tard, il fallut reculer encore d’un mille, pour habiter le beau quartier ; et enfin en 1839, nous nous installâmes dans Union-place, à près d’une lieue de l’endroit où Lucie avait commencé ses fonctions de femme de ménage dans la ville toujours croissante de Manhattan.

Quand Marbre s’était de nouveau trouvé orphelin, il s’était plaint qu’il n’était guère qu’un infernal ermite à Willow Cove, et il s’était mis à parler de courir encore le monde. Un beau matin, je le vis paraître à Clawbonny, avec armes et bagage, et décidé à chercher une place de lieutenant à bord de quelque bâtiment des Indes orientales. Je lui laissai conter son histoire ; je le retins quelques jours avec moi, pendant que je surveillais les maçons qui achevaient le pavillon que, moi aussi, j’ajoutais à la maison ; et ensuite nous nous rendîmes ensemble à New-York. Je conduisis Moïse au chantier de construction, et je lui montrai un beau bâtiment, doublé et chevillé en cuivre, dont on ajustait les mâts, en lui demandant comment il le trouvait.

— Et son nom ? me dit-il.

— Un nom de votre connaissance : L’Échalas. Vous n’avez pas oublié ce fier sauvage ?

Moïse devina la vérité, et il me demanda quelle était la destination du bâtiment.

— Canton, avec vous pour capitaine.

Moïse fut touché jusqu’au fond du cœur de cette preuve de confiance, et la découverte de son origine l’avait tellement relevé à ses propres yeux qu’il ne fit point d’objections. Je n’avais pas l’intention de me lancer régulièrement dans de grandes entreprises commerciales ; mais Marbre fit pour moi plusieurs voyages qui furent très-lucratifs. Une fois il me conduisit avec Lucie en Europe. Ce fut après la mort de mon vieux tuteur, qui fit une fin exemplaire, comme l’avait été toute sa vie. Nous passâmes plusieurs années sur le continent ; et Neb, qui avait été de plusieurs voyages, seulement pour son plaisir, était à bord quand Marbre vint me reprendre au Havre. Je fus frappé de voir à quel point Moïse était changé. Il approchait de soixante-dix ans, et c’est un âge où la plupart des marins ne sont plus bons qu’à prendre leur retraite. Il avait tenu bon, néanmoins, décidé qu’il était à nous reconduire tous, moi, ma femme et nos quatre enfants, à Clawbonny. Mais trois jours après que nous avions appareillé, mon vieil ami dut quitter le pont pour se mettre au lit. Je vis que ses jours étaient comptés ; et je crus de mon devoir de lui faire connaître sa situation. C’était un devoir pénible, mais qui fut adouci pour moi par la résignation et le courage du malade. Ce ne fut que lorsque je cessai de parler, qu’il fit un effort pour me répondre.

— Je sais depuis longtemps, Miles, me dit-il, que le voyage de la vie touche à sa fin. Quand le bois se pourrit, quand les chevilles ne tiennent plus, il est grand temps de démonter la carcasse, pour retirer le cuivre et le vieux fer du bâtiment. L’Échalas et moi, nous allons nous faire nos adieux, et je ne puis mieux faire que de le remettre entre vos mains ; car je ne reverrai jamais les États-Unis. Le bâtiment est a vous, et personne ne peut mieux en prendre soin. J’avoue que j’aimerais à être enfermé dans quelque chose qui lui eût appartenu. Vous savez bien cette cloison qu’on a retirée pour préparer des chambres pour votre famille ; on en ferait un cercueil aussi commode qu’il soit possible à un honnête marin d’en désirer un.

Je promis à Marbre de faire ce qu’il désirait. Après une courte pause, il me sembla que le moment serait favorable pour lui dire un mot de l’avenir. Marbre n’avait jamais été vicieux ni pervers ; c’était un parfait honnête homme, et il ne devait avoir à se reprocher que de ces petites peccadilles dont les marins, pas plus que les autres, ne sont exempts ; mais quant à l’instruction religieuse, il n’en avait pas reçu la plus légère notion dans son enfance. Ce qu’il en avait ramassé en chemin n’était pas de la nature la plus orthodoxe. J’avais toujours pensé que Marbre était convenablement disposé à ce sujet ; mais l’occasion ne s’était jamais présentée de cultiver ses heureuses dispositions. J’entamai donc sans hésiter la grande question, et je le vis fixer sur moi les yeux avec une attention marquée.

— Oui, oui, Miles, répondit-il quand j’eus fini ; tout cela peut être vrai ; mais l’heure est un peu avancée pour que j’aille à présent à l’école. J’ai déjà entendu tout cela, sous une forme ou sous une autre ; mais c’était toujours par pièces et par morceaux, et je n’ai jamais pu en faire rien qui vaille. Quoi qu’il en soit, j’ai travaillé rudement le bon Livre pendant cette traversée, et vous savez qu’elle n’a pas été courte ; et j’y ai recueilli bien des préceptes qui me semblent de la meilleure qualité. J’avais toujours pensé que c’était une vraie folie de pardonner à ses ennemis, ma règle à moi étant de rendre bordée pour bordée, comme vous savez bien ; mais je vois à présent qu’il est plutôt d’un bon cœur de pardonner que de se venger.

— Mon cher Moïse, c’est une excellente disposition d’esprit ; maintenez-vous dans ces sentiments, ne cherchant votre appui qu’en Dieu, et votre heure dernière peut encore être la plus heureuse de votre vie.

— Il y a pourtant cet Échalas infernal ! celui-la, on ne peut pas vouloir que je le regarde comme autre chose que comme un satané pirate, à qui l’on ne pourrait donner trop vite son compte. Quant au vieux Van Tassel, il est allé brasser ses vergues dans une partie de l’univers où tous ses tours seront connus, et je n’irai pas conserver de la haine contre un homme au-delà du tombeau. Je crois que je lui ai à peu près pardonné ; quoique, à vrai dire, personne n’ait jamais mieux mérité la corde.

Je comprenais Marbre mieux qu’il ne se comprenait lui-même. Il sentait la beauté sublime de la morale chrétienne ; mais en même temps il y avait quelques idées qui étaient si fortement enracinées dans son cœur, qu’il n’avait pas la force de les extirper. Notre conversation dura longtemps. Enfin Lucie vint nous joindre, et je crus ne pouvoir mieux faire que de laisser le vieux marin entre les mains d’une personne qui réunissait toutes les qualités nécessaires pour le ramener, avec l’aide de Dieu, à une vue plus saine de sa condition. J’avais le bâtiment à surveiller, et ce fut une bonne excuse pour intervenir le moins possible entre le mourant et celle qu’on pouvait presque appeler son ange gardien. J’entendis quelques parties de leurs entretiens, assistai à quelques-unes de leurs prières, ainsi que mes enfants, et j’en vis assez pour apprécier la marche et les progrès de cette charitable et pieuse entreprise.

C’était quelque chose de vraiment admirable que de voir une femme, encore dans tout l’éclat de la beauté, employant toute l’éloquence de son cœur et de son esprit à amener un vieux marin endurci à la connaissance exacte et saine de ses rapports avec son Dieu. Je ne dirai pas qu’un succès complet couronna ces généreux efforts ; c’était peut-être plus qu’on ne pouvait attendre ; mais, par la grâce du Sauveur, nous eûmes tout lieu d’espérer que la bonne semence avait pris racine sur ce sol jusqu’alors stérile, et qu’elle finirait par produire d’heureux fruits.

La traversée fut longue, mais paisible. Le bâtiment était encore à l’est du banc de Terre-Neuve quand Marbre cessa de causer beaucoup, quoiqu’il fût évident que ses pensées étaient sérieusement occupées. Il déclinait visiblement, et je vis que sa fin approchait. Il ne paraissait pas souffrir ; mais les liens de la vie semblaient se détacher l’un après l’autre, et l’esprit était au moment de prendre son vol vers le ciel, uniquement à cause de la ruine de la demeure terrestre qu’il avait habitée si longtemps, comme la cigogne finit par abandonner la cheminée qui chancèle.

Une semaine après ce changement, mon fils Miles vint me trouver sur le pont, et me dit que sa mère désirait me parler dans la chambre. Au bas de l’échelle, je trouvai Lucie, dont les traits bouleversés me révélèrent assez le caractère solennel de la communication qu’elle avait à me faire.

— Le moment approche, cher Miles, me dit-elle ; notre vieil ami va nous être enlevé.

Tout préparé que j’étais à ce triste événement, je sentis mon cœur se serrer. Toutes les aventures de ma vie, si longtemps agitée, se présentèrent à mon esprit, et toujours l’image du mourant y était associée. Tout original qu’il avait pu être, son dévouement pour moi ne s’était jamais démenti un seul instant.

— A-t-il encore sa connaissance ? demandai-je avec anxiété. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a semblé qu’il battait un peu la campagne.

— Il est plus calme et plus recueilli dans ce moment. Il y a tout lieu d’espérer que le sang du Rédempteur n’aura pas coulé inutilement pour lui ; car de moment en moment il comprend mieux les sublimes mystères de notre foi.

J’entrai dans la chambre où Marbre était depuis sa maladie. C’était celle qui avait été préparée pour Lucie et pour ses deux filles, mais qu’elles avaient voulu céder à leur vieil ami.

Je n’ai encore rien dit de ces deux chères enfants, dont l’aînée s’appelait Grace, et la plus jeune Lucie. L’aînée venait d’avoir quinze ans ; sa sœur avait deux ans de moins, et était tout le portrait de sa mère. Les deux sœurs étaient au chevet du lit du malade, l’aînée tout près de lui, cherchant tous les moyens de soulager ses souffrances, tandis que l’autre, plus défiante, se tenait un peu à l’écart, quoiqu’on vît dans ses petits yeux humides combien elle eût été heureuse de pouvoir se rendre utile.

Au moment où j’entrai, Marbre avait toute sa connaissance ; et le regard attentif qu’il jeta sur tous ceux qui entouraient son lit montrait avec quel soin il notait les présents et les absents. Deux fois il nous passa ainsi tous en revue ; et alors, de cette voix sourde et entrecoupée qui précède ordinairement la mort :

— Qu’on appelle Neb, dit-il ; j’ai pris congé hier du reste de l’équipage ; mais je considère Neb comme de la famille, Miles, et je l’ai réservé pour la fin.

Pas une syllabe ne fut proférée que le nègre ne fût venu prendre place derrière ma femme et mes enfants. Moïse épiait cet arrangement d’un œil inquiet. Il ne paraissait pas content que son vieux compagnon se tînt aussi éloigné dans ce moment solennel.

— Vous n’êtes qu’un nègre, je le sais, Neb, murmura Moïse ; mais votre cœur ferait honneur à un roi ; c’est ce qu’il y a de mieux après celui de Miles, et je ne connais pas de plus grand éloge qu’on puisse en faire. Approchez ; approchez encore, mon garçon ; personne ici ne s’en plaindra.

La petite Lucie fit un pas en arrière, et poussa Neb à la place qu’elle venait de laisser libre.

— Merci, ma petite amie, merci, dit Marbre. Je n’ai pas connu votre mère quand elle était à votre âge ; mais je me figure qu’elle était telle que je vous vois. Conservez toujours cette ressemblance, ma bonne petite, et alors votre père sera aussi heureux dans ses enfants qu’il l’a été dans sa femme. Voilà un mortel qui méritait bien toutes les faveurs de la fortune, — de la divine Providence, veux-je dire, madame Wallingford, reprit Marbre en croyant remarquer une expression de tristesse dans les yeux de Lucie ; car, grâce à vous, je sais maintenant que sur mer comme sur terre, noirs ou blancs, nous avons tous un arbitre divin de nos destinées.

— Pas une plume ne tombe du corps du plus petit oiseau, qu’il ne l’ait ordonné, dit la voix douce de ma femme.

— Oui, je le comprends maintenant, quoique j’aie été bien longtemps sans m’en douter. Ainsi, quand nous avons fait naufrage tous les trois, Neb, c’était par la volonté de Dieu, qui avait ses vues sur nous ; et voilà comment je suis arrivé à me trouver dans la disposition d’esprit où je suis à présent. Oui, madame Wallingford, je comprends cela à merveille, et je n’oublierai jamais vos bontés, qui sont bien la faveur la plus signalée que la fortune, — je veux dire la divine Providence, pouvait m’accorder. J’ai désiré vous voir. Neb, pour vous dire un mot d’adieu, et vous donner les derniers avis d’un vieux loup de mer qui va quitter ce monde.

Neb commença à se tordre les doigts, et des larmes roulaient dans ses yeux ; car son attachement pour Marbre était réel. Quand des hommes ont traversé ensemble des épreuves telles que celles auxquelles nous avions été soumis tous les trois, les liens qui les unissent ne peuvent se comparer à ceux qui existent entre d’autres hommes.

— Moi écouter, capitaine Marbre ; moi écouter de toutes mes oreilles, dit le nègre en essayant de surmonter son émotion.

— Le câble est filé jusqu’au bout, Neb, la bosse est levée, et la première houle va entraîner le vieux navire à la dérive. Vous, mon garçon, c’est une autre affaire, vous n’avez pas encore votre pareil sur une vergue ou au gouvernail ; le dernier avis que j’aie à vous donner, c’est de continuer jusqu’au bout comme vous avez commencé. Je ne dis pas que vous soyez sans défauts ; vous êtes un nègre ; mais vous êtes un brave garçon qu’on est toujours sûr de trouver à sa place comme les pompes. D’abord, vous êtes marié, et, quoique votre femme ne soit qu’une négresse, elle n’en est pas moins votre femme, et vous devez lui rester aussi étroitement attachée que la toile à la vergue. Prenez votre maître pour exemple, et voyez comme il aime votre maîtresse — dans ce moment Lucie se serra doucement contre moi ; — et ensuite, quant à vos enfants, prenez pour les élever les avis de madame Wallingford. Vous ne pouvez avoir de meilleur pilote, je le sais par expérience. Tâchez de guérir votre petit polisson d’Hector de cette manie qu’il a de jurer à tout propos. Quand on commence de cette manière, ou va loin ; il faut y mettre ordre. Parlez-lui d’abord, et si cela ne suffit pas, essayez d’un bout de corde. Il n’y a rien de plus efficace avec les enfants. Pour vous, Neb, restez toujours le même, mon garçon, et le Seigneur aura pitié de vous avant la fin de la traversée.

Marbre fut oblige de s’arrêter ; mais il fit signe à Neb de ne pas s’éloigner, parce qu’il n’avait pas fini. Après un moment de repos, il chercha sous son oreiller, en tira une vieille tabatière, tâtonna jusqu’à ce qu’il eût réussi à l’ouvrir, prit un peu de tabac et referma la boîte. Tout cela fut fait très-lentement et avec les mouvements faibles et incertains d’un mourant. Quand le couvercle fut refermé, Marbre présenta la boîte à Neb.

— Servez-vous-en, reprit-il, en souvenir de moi. Elle est pleine d’excellent tabac, et voilà trente ans qu’elle m’accompagne dans tous mes voyages ; elle a été à neuf combats, à sept naufrages ; elle a fait quatre fois le tour du monde, sans parler de ce qu’elle a passé le détroit de Magellan dans les ténèbres, comme vous et votre maître vous le savez aussi bien que moi. Prenez cette boîte, mon garçon, et ayez soin de ne jamais y mettre que du tabac de première qualité, elle n’en a jamais contenu d’autre. À présent, j’aurais à vous demander de me rendre un petit service, quand vous serez rentré au port. Ce serait, après en avoir demandé la permission à votre maître, d’aller à Willow Cove porter ma bénédiction à Kitty et à ses enfants. La chose n’est point difficile, pourvu qu’on y apporte les dispositions convenables. Tout ce que vous avez à faire, c’est de leur dire qu’avant de mourir j’ai prié Dieu de les bénir tous. Pensez-vous que vous pourrez retenir cela ?

— Moi essayer, capitaine Marbre, moi essayer, quoique moi pas savant du tout.

— Peut-être feriez-vous mieux de me charger de ce soin, dit ma femme avec sa voix touchante.

— Je n’aurais pas voulu vous donner cette peine, répondit Marbre avec émotion, mais j’accepte et je vous remercie. Eh bien, Neb, puisque votre maîtresse est si bonne, vous n’avez plus à vous occuper de la bénédiction — attendez un peu ; vous n’avez qu’à la donner à Chloé et à sa petite famille, sauf Hector, bien entendu, à moins qu’il ne promette de ne plus jurer ; auquel cas vous lui donnerez aussi sa part. À présent, Neb, donnez-moi votre main. Adieu, mon camarade. Votre attachement pour moi ne s’est jamais démenti, et Dieu vous en récompensera. Vous n’êtes qu’un nègre, je le sais ; mais il y a quelqu’un aux yeux de qui votre âme est aussi précieuse que celle de tous les potentats du monde.

Neb échangea une poignée de mains avec son vieux commandant, puis il sortit précipitamment pour pouvoir donner un libre cours à ses sanglots. Pendant ce temps Marbre, ému des démonstrations touchantes du nègre, attendit un moment pour reprendre son sang-froid. Dès qu’il se sentit un peu plus calme, il se mit à chercher sur son hamac jusqu’à ce qu’il eût trouvé deux petites boîtes contenant chacune une très-jolie bague, qu’il avait sans doute achetée exprès avant de quitter le port. Il les donna à mes filles, qui les reçurent les larmes aux yeux, et en témoignant, par l’expression naïve de tous leurs traits, à quel point elles étaient sensibles à cette attention de leur vieil ami.

— Votre père et moi, nous avons subi ensemble bien des traverses et bien des épreuves, leur dit-il, et je vous aime tous plus que je n’aime mes propres parents. C’est peut-être mal, madame Wallingford ; mais je ne puis m’en empêcher. J’ai déjà fait mes petits présents à vos frères et à vos parents ; j’espère que vous penserez tous quelquefois au vieux loup de mer que Dieu, dans sa merci, a jeté sur votre chemin pour qu’il s’amendât dans votre société. Jeunes filles, voilà votre étoile polaire ! ajouta-t-il en montrant ma femme. Ayez toujours Dieu présent à l’esprit, et donnez la seconde place dans votre cœur à votre digne et vertueuse mère. Ce n’est pas que j’aie rien à dire contre votre père, qui est le meilleur des hommes aussi, lui ; mais, après tout, c’est sur leur mère que les jeunes personnes doivent se modeler, quand elles ont le bonheur d’en avoir une comme la vôtre, parce que, en fait de gentillesse, d’amabilité et de vertus de tout genre, le meilleur père n’y entend pas grand-chose.

Marbre prit alors solennellement congé de tous mes enfants, et il demanda qu’on le laissât seul avec Lucie et moi. Une heure se passa en entretiens graves entre nous, et Moïse me recommande à plusieurs reprises de prêter l’oreille aux pieuses exhortations de ma femme, car il manifestait la plus tendre sollicitude pour mes intérêts spirituels.

— Je n’ai pas cessé pendant cette traversée de généraliser à part moi sur cette affaire de l’Échalas, ajouta-t-il, et je crains bien que ma conduite en cette occasion n’ait pas été des plus orthodoxes. Madame Wallingford m’a pourtant rassuré en me disant que l’amour du Sauveur couvrirait cela avec mes autres fautes. Ainsi donc, je suis résigné à partir, Miles, et il en est temps ; car je ne suis plus bon à rien. Quand le bâtiment fait eau de tous côtés, il ne faut plus songer à le remettre à flot. J’avoue, Miles, mon cher garçon ; — car pour moi vous n’avez toujours que vingt ans, — j’avoue que c’est une rude épreuve de vous quitter ; mais, pour prendre courage, il faut regarder de l’avant. Suivez les recommandations de votre femme ; et, au bout du voyage, nous nous retrouverons tous ensemble dans le même port.

— Je suis heureux, Moïse, de vous voir dans de pareilles dispositions. Et cet avenir, dont vous nous parlez, nous l’entrevoyons tous avec joie. Oui, comme vous le dites très-bien, Dieu a le pouvoir et la volonté de nous soulager du poids de nos fautes, quand il nous voit disposés à la pénitence et prêts à recourir à la médiation de son fils bien-aimé. À présent, si vous avez quelque désir à former, quelques instructions à me donner, je vous prie de me les faire connaître.

— J’ai fait un testament, Miles, et vous le trouverez dans mon pupitre. Sauf quelques misères que je vous donne à vous et aux vôtres, puisque vous n’avez pas besoin d’argent, toute ma petite fortune est pour Kitty et pour ses enfants. Il est un point qui me tracasse, et sur lequel je voudrais avoir votre avis. Ne croyez-vous pas qu’il est plus convenable pour un marin d’être enseveli dans la mer, que d’être claquemuré dans un cimetière ? Je n’aime pas les pierres tumulaires ; j’en ai eu assez comme cela dans mon enfance, et il me faut de l’espace. Qu’en pensez-vous, Miles ?

— Prononcez. Vos désirs seront une loi pour nous.

— Eh bien ! alors, roulez-moi dans mon hamac, et jetez-moi par-dessus bord à l’ancienne manière. Je me suis dit quelquefois que je devrais reposer à côté de ma mère ; mais elle excusera un vieux loup de mer s’il préfère l’eau azurée à tous vos cimetières de campagne.

J’eus encore quelques entrevues avec le vieillard, mais il ne reparla plus ni de son enterrement, ni de sa fortune, ni de son départ ; Lucie lui lisait la Bible deux ou trois fois par jour, et elle priait souvent avec lui. Une fois j’entendis une petite voix qui lisait tout bas auprès de son lit, et, en regardant, je vis ma plus jeune fille, qui avait à peine treize ans, qui relisait un chapitre que sa mère avait expliqué au malade une heure auparavant. Les explications manquaient cette fois ; mais c’était bien la voix douce, touchante, distincte de sa mère !

Marbre s’éteignit, sans pousser un gémissement, au milieu de toute ma famille rassemblée autour de son lit. La seule chose qui marqua sa fin fut un regard d’une expression singulière qu’il jeta sur ma femme, et aussitôt il rendit le dernier soupir. Du robuste et vigoureux marin que j’avais connu autrefois il ne restait qu’un cadavre inanimé. Mais quel que fût le changement qu’eût subi le corps, celui qui s’était opéré dans l’esprit était bien plus grand encore. À coup sûr, son regard suprême était plein de résignation et d’espérance ; et nous eûmes raison de croire que cette rude, mais honnête créature, avait eu le temps de se reconnaître et de s’appliquer tous les mérites du sacrifice de son Dieu.

Conformément à sa volonté expresse, et malgré la vive répugnance de ma femme et de mes filles, j’ensevelis dans l’océan le corps de mon vieil ami, six jours avant d’arriver aux États-Unis.

Et maintenant je n’ai plus à parler que de Lucie. J’ai anticipé sur les événements, afin de garder pour la fin la partie la plus agréable de ma tâche.

Les premières années de mon mariage furent pour moi des années de bénédiction. J’étais heureux, et j’avais la conscience de mon bonheur ; de ce bonheur qui ne peut résulter que de l’union de deux êtres que la raison et les principes ont rapprochés autant que la conformité de goût et l’amour. Je n’entends pas dire que les années qui ont suivi aient été moins heureuses ; car, dans un certain sens, elles l’ont été bien davantage, et ce bonheur n’a fait que s’accroître jusqu’à ce moment ; mais si cette union intime avec tout ce qu’il peut y avoir de plus pur, de plus vertueux, de plus délicat dans une femme, avait été pour moi, dans le principe, une source de jouissances jusqu’alors inconnues, elle fait aujourd’hui tellement partie de mon existence, qu’il me semble qu’elle en est devenue inséparable, et que je ne puis concevoir la vie, si ce lien qui m’y rattache venait jamais à se rompre.

Quand je parcours ma chère propriété de Clawbormy, je me rappelle avec un doux sentiment de joie, et, je l’espère, avec une humble reconnaissance, la manière dont se sont écoulées ces délicieuses années. Lucie m’accompagnait dans toutes mes promenades, et écoutait avec un tendre intérêt et avec l’attention la plus indulgente toutes les idées qui s’échappaient de mes lèvres, me rendant pensée pour pensée, sourire pour sourire, et quelquefois même larme pour larme. Pas une émotion ne pouvait s’élever dans mon âme, qui ne trouvât un écho dans la sienne, pas une sensation de plaisir que son humeur douce et enjouée ne doublât en la partageant. Ce furent les années où s’exécutèrent les plans d’agrandissement et d’amélioration que j’avais formés pour Clawbonny, mais sans rien changer au caractère primitif du bâtiment. Après avoir passé ainsi le premier été qui suivit notre mariage, je dis à Lucie qu’il était temps de laisser dormir un peu les travaux à Clawbonny, pour nous occuper de la propriété dont elle avait hérité de mistress Bradfort, et qui était aussi un bien patrimonial.

— N’y pensez pas, Miles, me répondit-elle. Que Riversedge soit entretenu avec soin, c’est tout ce qu’il faut. Rupert — il y demeurait alors — veillera à ce que rien ne tombe en ruine. Mais Clawbonny, le cher Clawbonny est la véritable résidence des Wallingford ; et je suis une Wallingford à présent, ne l’oubliez pas. Quand notre fils aîné sera en âge de se marier, il pourra aller résider là-bas, si bon lui semble, jusqu’à ce que nous soyons disposés à lui céder la place ici.

Ce plan ne fut pas exécuté à la lettre ; car Miles, mon fils aîné, passe l’été avec nous à Clawbonny ; et ses enfants tapageurs sont, dans ce moment même, en train de jouer à la balle dans un champ qui est réservé exclusivement à leurs plaisirs.

La période qui suivit les six premières années de notre mariage ne fut pas moins heureuse, quoiqu’elle prît un nouveau caractère. Nos enfants durent entrer alors en ligne de compte, non comme de simples jouets, ou de petits êtres qu’on pouvait manger de caresses et entourer de soins, mais comme des créatures qui possédaient l’image de Dieu dans leurs âmes, et dont plus tard le caractère dépendrait en grande partie de la direction première qui leur serait donnée. La manière dont Lucie gouvernait ses enfants, et les amenait par des voies douces et insensibles à la vérité et à la vertu, a toujours été pour moi un sujet d’admiration et de profonde gratitude. Son principe a toujours été un principe d’amour. Je ne sache pas avoir jamais entendu sa voix s’élever sur le ton de la colère en parlant à une créature humaine, encore moins à ses enfants. Quand il fallait en venir à un reproche, c’était du ton de l’intérêt et de l’affection, modifié plus ou moins par la sévérité, suivant que les circonstances l’exigeaient. Le résultat a été tout ce que nos plus avides espérances pouvaient désirer.

Quand nous voyagions, c’était toujours avec nos enfants, et alors c’était une nouvelle source de jouissances. Tous ceux qui ont parcouru le monde ont éprouvé combien les voyages agrandissent les idées et élargissent en quelque sorte le cercle de notre existence. Quel plaisir de voir ces jeunes intelligences s’ouvrir à une foule d’idées et de sensations nouvelles, et de voir se développer l’être moral, en même temps que nous voyons le corps grandir et se fortifier ! Lucie était merveilleusement propre à diriger cet essor de nos enfants. Elle avait beaucoup lu ; et sans ostentation, sans orgueil, elle était toujours prête à donner les explications qui pouvaient être désirées, ou à rectifier telles impressions qui n’étaient pas justes. Ce fut alors que j’appréciai l’inestimable avantage d’avoir une compagne au point de vue intellectuel dans sa femme. Lucie avait toujours eu une intelligence remarquable, mais je n’en sentis toute la supériorité que quand nous voyageâmes ensemble au milieu des souvenirs qui s’attachent à chaque pas, à chaque pierre dans l’ancien monde. L’Amérique est le plus grand pays des temps anciens et modernes ; je ne le conteste pas. Tout le monde le dit, et ce que tout le monde dit ne peut manquer d’être vrai. Néanmoins, je me hasarderai à avancer que, toutes choses égales, et pourvu seulement qu’on soit doué de la faculté de penser, l’existence intellectuelle de tout Américain qui a voyagé en Europe est plus que doublée. L’Amérique est un pays d’action et non de réflexion. Le fait domine au lieu de la raison. On ne trouve point ici cette multiplicité d’objets et d’événements qui, dans les pays anciens, tient sans cesse l’esprit éveillé. C’est cette absence d’un présent et d’un passé qui fait que l’Américain, dès qu’il veut se livrer à la spéculation, se lance dans l’avenir. Cet avenir promet beaucoup et peut, jusqu’à un certain point, justifier ce travers. Prenons garde néanmoins de n’y trouver que le désappointement.

Mais c’est depuis que nous avons passé l’un et l’autre l’âge de cinquante ans, que Lucie est devenue pour moi la plus chère et la plus précieuse compagne. L’air n’est pas plus pur que son âme, et toutes les fois que j’ai besoin de conseil, d’appui, de consolation, c’est à elle que je m’adresse avec une confiance qui n’a jamais été trompée. À mesure que nous approchons du terme de la carrière, je m’aperçois que ma femme se détache graduellement des liens de ce monde, son amour pour son mari et pour ses enfants excepté, — et qu’elle fixe ses regards sur un monde futur. En accomplissent ainsi la grande fin de son existence, il ne se mêle à sa dévotion rien d’outré ni d’exclusif, rien qui sente le bigotisme, ni qui la rende étrangère aux affections ou aux devoirs de cette vie. Ma famille, comme celle qui en est l’âme, a toujours été profondément imbue de sentiments religieux ; mais c’est la religion sous son aspect le plus agréable, sans aucune teinte de puritanisme, et sans que d’innocents plaisirs y soient confondus avec le péché. C’est en même temps la famille la plus gaie des environs, et cela, je le crois du fond du cœur, parce que, indépendamment des bienfaits dont elle est redevable à Dieu, elle sait faire une juste distinction entre les défenses que la parole de Dieu a prononcées et celles qui n’ont jamais existé que dans l’imagination malade de quelques théologiens exaltés. Le grand mérite de Lucie, c’est d’avoir gravé dans le cœur de mes enfants le sentiment le plus profond de leurs devoirs, en même temps qu’elle les préservait de ces exagérations et de ces grimaces qui ne seront jamais la véritable piété.

Quelques-uns de mes lecteurs peuvent être curieux de savoir comment le temps nous a traités, nous autres vieilles gens, car nous sommes vieux à présent, il faut bien le reconnaître. Quant à moi, je jouis d’une verte vieillesse, et je parais, je crois, dix ans de moins que mon âge. J’attribue ce résultat à la tempérance et à l’exercice. Lucie conserva sa beauté, et même une certaine fraîcheur, jusqu’à près de cinquante ans. Je la trouve encore très-bien aujourd’hui ; et Neb, quand il est dans ses accès de flatterie, l’appelle sa « belle vieille maîtresse. »

Et pourquoi Lucie Hardinge ne conserverait-elle pas quelques traces de ces charmes qui embellissaient sa jeunesse ? N’était-ce pas son âme qui communiquait à sa figure cette expression suave et angélique qui la caractérisait ! L’âme est toujours la même ; pourquoi l’expression aurait-elle changé ? Oui, je le répète, Lucie est belle encore, plus belle à mes yeux, même que ses charmantes filles. Elle continue à faire le charme en même temps que l’orgueil de ma vie. C’est un bienfait dont, je ne rougis pas de le dire, je me prosterne tous les jours pour rendre grâce à Dieu.


fin de lucie hardinge.