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Lucile de Chateaubriand, ses contes, ses poèmes, ses lettres/Notice

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VIE


DE LUCILE

VIE
DE LUCILE


I


Les Chateaubriand étaient de haute lignée. Ils sortaient des Brien, qui eurent au xie siècle un château en Bretagne ; ils tenaient de Saint Louis leur écu de gueule, semé de fleurs de lys d’or ; ils avaient mêlé leur sang au sang des rois d’Angleterre et s’étaient alliés à la fleur de la noblesse française, aux Croï, aux Rohan et aux Guesclin. François-Henri-René, leur héritier, né en 1718, risquait de mourir de faim devant son pigeonnier, entre sa garenne et sa grenouillère. Mais c’était un Malouin résolu, trempé, comme La Bourdonnais, comme Surcouf, dans l’air salé. Il se fit corsaire, reçut et donna de grands coups, passa aux îles et gagna quelque argent dans les épices. À trente-cinq ans, déjà vieux, roidi par les fatigues, tanné par les pluies et les soleils, endurci par une dure vie, n’ayant rien retenu de toutes ses aventures et ne sachant rien, sinon qu’il était gentilhomme, il revint en Bretagne et épousa Jeanne-Suzanne de Bedée, fille du comte de Bedée, seigneur de la Bouëtardais. Brune, laide et vive, pleine des romans de Mlle de Scudéry, dont les derniers exemplaires traînaient encore dans les provinces, c’était une précieuse attardée, gâtée par les lectures et les sociétés, mais qui se sauvait par ses distractions : elle s’oubliait et se laissait voir dans tout le piquant de son naturel. Elle se fût répandue en discours ; mais son maître et seigneur la fit taire. Ce n’étaient pas des paroles qu’il lui demandait, c’étaient des enfants. Il n’avait trafiqué en Amérique que pour redorer son blason et pourvoir sa lignée. Ses quatre premiers nés moururent dans les langes, d’un épanchement au cerveau. Un cinquième, Jean-Baptiste, vécut ; puis naquirent Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile[1].

II

En l’an 1766, Mme de Chateaubriand accoucha de sa quatrième fille, à Saint-Malo, dans l’étroite et sombre rue aux Juifs, au-dessus des vieux remparts de la ville, dans le bruit de la mer brisant sur des écueils.

Lucile avait deux ans quand il lui vint un petit frère, ce François-René qu’elle devait tant aimer, et sans qui le souvenir de tous ces fiers Chateaubriand moisirait aujourd’hui dans les in-folios des Saint-Luc, des Le Borgne et des Anselme.

Lucile grandit trop vite ; ses bras de fillette s’allongeaient et elle ne savait qu’en faire. Elle avait toutes les gaucheries et toutes les timidités. Vêtue à la grâce de Dieu des défroques de ses aînées, prise, par bienséance, dans un corsage à baleines qui lui faisait des plaies aux côtes, les cheveux relevés à la chinoise, le cou soutenu par un collier de fer, garni de velours brun, c’était une chétive créature. Elle était livrée aux gens de service par sa mère, qui courait tout le jour les réceptions et les offices, et rentrait à la maison pour gronder étourdiment son monde, fermer les armoires à clé, gémir et soupirer. Une vieille intendante, bavarde comme la nourrice de Juliette, prenait soin de la pauvre abandonnée. On menait tous les matins madame Lucile en robe courte avec monsieur le chevalier en jaquette, chez deux vieilles sœurs bossues qui enseignaient à lire aux enfants et qui désespérèrent de rien apprendre à la sœur comme au frère. L’opinion générale fut que Lucile était une sotte et François-René un cancre. La vérité est que tous deux avaient déjà dans leur petite tête un génie sauvage, hautain, indocile. Mais ce n’étaient, après tout, que des bambins. Il y avait au bout de la chaussée, qui rattache le rocher de Saint-Malo à la terre ferme, une butte plantée d’un gibet. Ils y jouaient aux quatre coins, et leurs cris levaient des compagnies de mouettes. Monsieur le chevalier, digne fils d’un corsaire, courait les aventures avec tous les petits garnements de la ville et rentrait le soir au logis en piteux équipage, nu-tête, avec des trous aux habits et à la peau. Lucile rapiéçait, la nuit, les culottes endommagées, et une chandelle de quatre sous éclairait cette petite Antigone bas-brette qui travaillait de l’aiguille pour épargner les gronderies et les punitions à son frère chéri. Mais les affaires du chevalier allaient de mal en pis, jusqu’au jour où il eut le malheur de jeter impoliment dans la mer Mlle Hervine, que sa bonne repêcha. Cette affaire mit le comble aux disgrâces de François-René qui, à l’âge de neuf ans, fut réputé un fort méchant homme. Lucile en prit du chagrin. Elle aimait et admirait ce frère qui, en toute rencontre, la défendait du bec et de l’ongle avec une audace de jeune coq. Noyés dans le même abandon, ils étaient tout l’un pour l’autre. Elle se troublait pour lui ; ce furent ses premiers troubles. Ils devenaient inséparables, quand ils furent séparés. René fut mis au collège de Dol. Lucile fut emmenée par sa mère avec ses sœurs à Combourg, où le chef de la maison les attendait.

III

M. de Chateaubriand avait, quelques années auparavant, racheté Combourg, vieille résidence de plusieurs branches de sa famille. C’était un sombre manoir qui, ceint de chênes séculaires et les pieds dans un étang, élevait ses murs nus, flanqués de quatre tours en poivrière, sous ce ciel capricieux qui, en changeant, change les pensées des hommes. A l’intérieur les corridors noirs, les galeries dans lesquelles on se perd, les grandes salles à poutres sculptées, où le jour ne pénètre qu’à travers les profondes embrasures des fenêtres en trèfle, les caveaux, les souterrains, toutes ces constructions faites pour une chevalerie sans cesse en garde, prenaient dans ce temps de paix un aspect monstrueux, absurde et vénérable.

Les enfants découvraient à ce géant de pierre mille caractères terribles et curieux. Naturellement le château était hanté par des spectres. On entendait quelquefois, la nuit, une jambe de bois monter seule avec un chat noir les escaliers de la grosse tour. C’était la jambe de bois d’un comte de Combourg, amputé au temps de la Belle au Bois dormant. Comme on devait trembler aux récits circonstanciés des servantes ! Les enfants se donnent des peurs délicieuses. Ils voient des fantômes, ils sont vraiment poètes. Lucile eut aussi des sujets d’émotion plus qu’à demi réels, bien que mystérieux. Une nuit que les quatre sœurs étaient occupées à lire dans leur chambre la mort de Clarisse, elles entendirent des pas dans l’escalier. Aussitôt la bougie est soufflée et les quatre liseuses tapies dans leurs quatre lits. Le bruit des pas s’éloigne et s’éteint. Le lendemain, à dîner, leur père leur demanda si elles n’avaient rien entendu la nuit. On avait ouvert avant le matin un coffre placé devant la porte de sa chambre.

Quelque temps après, dans une soirée de décembre, le comte de Chateaubriand écrivait auprès du feu, dans la grand’salle ; une porte s’ouvre derrière lui ; il tourne la tête et voit un homme qui le regarde avec des yeux flamboyants. M. de Chateaubriand se lève, armé d’énormes pincettes. Mais l’homme avait disparu. On crut le voir mille fois, sous mille formes. Les histoires de voleurs ont aussi leur poésie.

Le village de Combourg, misérable et sale, était tapi à l’ombre des tours féodales. Et ce n’étaient à la ronde que bois de haute futaie, moulins moussus et landes parfumées. Ce n’est pas là la Bretagne bretonnante. On parle français dans l'évêché de Dol. Mais le pays est âpre et l’habitant sauvage. La noblesse des environs, gueuse et fière, venait le dimanche, après la messe, dîner au château. Compagnie honnête, mais de faible ressource.

Lucile vivait depuis trois ans en familiarité avec les revenants de Combourg quand ses deux sœurs aînées se marièrent et suivirent leurs maris. Puis ce fut le tour de la troisième, la très-belle Julie, qui épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé. Ainsi s’égrènent les familles. Les trois sœurs vécurent avec leurs trois maris dans la petite ville de Fougères, où il y avait bals, assemblées et dîners. Elles étaient belles toutes trois. Ne croirait-on pas entendre conter le commencement d’une vieille ballade ? Pendant ce temps, la vie de Lucile était monotone et triste dans le château silencieux. L’emploi des heures était sévèrement réglé.

Lucile avait une chambre attenant à l’appartement de sa mère. Elle y déjeunait le matin à huit heures. La cloche sonnait dès onze heures et demie le dîner de midi. Le repas était servi dans la grand’salle, faite pour cinquante chevaliers, et dont la boiserie blanche était couverte de vieux portraits. Après le repas, on restait une longue heure devant l’énorme cheminée, aux côtés du père de famille, plus glacial et plus morne que les portraits des ancêtres. À deux heures, tandis que le comte s’en allait en chasse ou à la pêche et que la comtesse priait dans la chapelle, Lucile s’enfermait dans sa chambre et rêvait jusqu’à ce que la cloche l’appelât pour le souper de huit heures. Par les belles soirées, elle restait assise sur le perron, près de sa mère, et regardait le soleil couchant empourprer les arbres, pendant que son père tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à la tombée de la nuit. L’hiver, on restait après le souper dans la grand’salle. Lucile se tenait devant le feu avec sa mère. M. de Chateaubriand, grand et sec, le nez en bec d’aigle et les yeux jaunes, coiffé d’un haut bonnet blanc, enveloppé d’une robe de ratine blanche, se promenait de long en large, muet et sombre. La comtesse soupirait par intervalles et Lucile n’osait faire un mouvement. Dans ce grand silence battait le cœur le plus agité qu’un sein de femme ait jamais renfermé. Cette chaste, cette fière Lucile exaltait dans la solitude son imagination déjà pleine de beautés et de troubles. M. de Chateaubriand prenait son chandelier d’argent, tendait à sa femme et à sa fille sa maigre joue, et s’allait coucher ; alors Lucile accueillait en liberté ses fantômes familiers.

IV

Son frère René, qui avait appris un peu de latin et de mathématiques à Dol, à Rennes et à Dinan, lui revint grandi, plein de pensées nouvelles, et animé de toutes les ardeurs de l’adolescence.

Lucile était devenue très-belle ; son cou, débarrassé du collier de fer qui le soutenait autrefois, se pliait avec une grâce languissante et noble. Une magnifique chevelure noire couronnait son visage pâle. Mais aucune joie n’animait sa beauté. Tout l’affligeait. À dix-sept ans, elle désespérait de la vie et soupirait après le cloître, comme après l’inconnu. Il fallait son intelligence et sa beauté pour donner du charme à ses dégoûts de fille ignorante. Les lents désespoirs que les êtres jeunes traînent dans le train ordinaire de la vie prennent forcément une allure de bouderie monotone et prétentieuse. Mais Lucile avait, pour relever ses mélancolies quotidiennes, la fierté des Chateaubriand, une âme profonde, et un génie plus voisin de l’âcreté que de la fadeur. Sa maladie était de celles qui ne mordent que sur les natures d’élite. Il y a des infirmités rares pour les organismes supérieurs. Lucile était profondément atteinte. La crise éclata ; ses troubles nerveux produisirent des effets étranges. Elle eut des songes dont la lucidité étonna ceux qui l’entouraient. Elle s’asseyait la nuit, éveillée ou endormie, dans l’escalier de la grosse tour, sous l’horloge dont les aiguilles, réunies pour marquer l’heure de minuit, lui rappelaient toutes les légendes merveilleuses de son enfance ; alors elle entendait des bruits lointains de mort. Et les vieux chrétiens du villages avaient voir l’accomplissement de ses prophéties.

Trop sauvage pour s’attacher aux travaux domestiques, trop hautaine pour se complaire à ses devoirs de fille obéissante, elle donnait toute son âme à son frère René. Elle l’aimait avec souffrance et passion, ne sachant pas aimer sans souffrir, sans faire saigner son cœur. Un jour qu’ils se promenaient tous deux sous les châtaigniers, dans la robuste et verte antiquité d’un bois respecté, elle dit à son frère : « Tu devrais peindre tout cela. »

Pour elle, elle jetait ses rêves sur le papier. C’étaient des tableaux charmants et passionnés. René, qui avait déjà le secret des tristesses magnifiques et des désespoirs enchanteurs, lui révélait quelques lambeaux brûlants de Lucrèce ou de Virgile. C’est ainsi qu’ils mêlaient leurs souffles sur la bruyère déserte, au bord des forêts. Communions dangereuses ! Si la volupté pouvait toucher cette grave Lucile, c’est bien dans le vague de la poésie et sous le voile d’une belle tristesse. Sublime et malheureuse enfant, elle nourrissait ainsi les chimères qui devaient la dévorer. Pourtant, c’est le frère et non la sœur chez qui d’abord la crise fut terrible. Il courait toute la nuit à l’aventure, ouvrait les bras, poussait de grands cris, haletant, éperdu. Puis il s’abattait lourdement et pleurait de longues heures. Il voulut mourir et alla jusqu’à mettre dans sa bouche le canon de son fusil de chasse. Enfin une fièvre violente le saisit. Il fut six semaines entre la vie et la mort. Lucile le veilla, le soigna, le sauva.

V

Cette âme en peine crut un moment reconnaître dans la réalité la forme de son rêve. Son frère aîné, qui venait quelquefois à Combourg, y amena un jour un jeune conseiller au parlement de Bretagne, dont le nom rappelait la légende encore récente et toute vive d’un jeune poète mort de génie et de misère. Il se nommait M. de Malfilâtre et était cousin de l’auteur du Génie de Virgile. Lucile l’aima. Il n’en sut rien et partit. Elle retomba dans sa solitude et s’y rongea. René, titulaire d’un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre, quitta Combourg. Bientôt après, le 6 septembre 1786, à l’heure où la cloche sonnait le souper familial, M. le comte de Chateaubriand tomba mort subitement. L’apoplexie foudroyante épargna l’embarras des adieux à cet homme qui n’avait jamais prononcé de sa vie une parole de tendresse. Lucile, alors chanoinesse de l’Argentière, attendait son transfert au chapitre de Remiremont. Ce canonicat séculier n’enlevait pas à la vie mondaine ses nobles affiliées, et ce n’était qu’une manière de dotation pour les cadettes de grande maison. Lucile put faire les preuves de seize quartiers qu’on exigeait à Remiremont. En attendant son transfert, elle alla rejoindre à Fougères Julie, sa sœur préférée.

VI

La belle Mme de Farcy, dont on vantait l’esprit et les bras, sentait alors les premières atteintes de la maladie qui devait la conduire à la piété et lui faire échanger l’éventail contre le crucifix. Le paradis perdrait de son agrément s’il se fermait aux saintes de la dernière heure. Elle n’avait pas encore atteint le plus haut degré de la perfection chrétienne. Elle voulait guérir et consentait à plaire. C’est en Bretagne qu’elle souffrait ; elle crut qu’elle souffrait parce qu’elle était en Bretagne. Elle espérait tout de l’air de Paris. C’est un air de fête, et les femmes se guérissent en dansant. Elle fit ses malles. Lucile et René l’accompagnèrent. C’est le vieux philosophe Delisle de Sales qui leur trouva un logement. Il les établit au haut du faubourg Saint-Denis, dans les pavillons Saint-Lazare. Ce bonhomme était le premier individu de l’espèce littéraire que voyait Lucile. Ami de la nature, homme sensible et vertueux, son esprit, qu’il croyait unique, était celui du jour. Il fit une Vie d’Orphée dans laquelle Orphée ressemble singulièrement à Turgot. On y lit cette phrase mémorable : « Orphée avait des vertus : il fut persécuté. » Ce vieux philosophe était un fort honnête homme, qui rendit de bons offices aux deux dames bretonnes. Lucile, transplantée dans les salons de Paris, y répandit son parfum sauvage. Chamfort la vit et elle fut remarquée par l’homme le plus spirituel de France. Mme de Farcy, qui avait des amoureux et qui se moquait d’eux, était une très-honnête femme et une femme charmante. Elle aimait les lettres. Elle savait son Parny par cœur et traduisait à loisir les Saisons de Thomson.

L’Angleterre était alors à la mode. On vantait ses poètes, sa constitution et ses jardins. Devenue pieuse, cette adorable Julie disait : « Que répondrai-je à Dieu, quand il me demandera compte de ma vie ? Je ne sais que des vers. » Vit-on jamais pécheresse plus innocente, plus honnête et plus aimable ? Lucile connut à Paris l’illustre Malesherbes, de qui elle était parente par alliance, car le frère aîné de Lucile avait épousé la petite-fille de ce magistrat philosophe. Ce titre, qu’on lui donnait, peint bien l’homme qui, sorti des plus grands emplois, se mit à voyager à pied par l’Europe, selon la méthode de son maître Jean-Jacques. Un tableau dans la manière de Greuze et de Diderot, c’est M. de Malesherbes dans sa maison, au milieu de ses enfants et de ses petits-enfants, et Lucile en bergère lui chantant un couplet pour sa fête. L’histoire dit que la Bas-brette but un doigt de Champagne pour se donner du cœur. Le vieillard dut la bénir. C’était l’habitude alors de bénir. Il lui promit de plus qu’elle serait chanoinesse de Remiremont. On était à la veille de la Révolution, qui devait emporter l’abbaye de Saint-Romaric avec tout le reste du monde féodal. Toute la société française était pleine d’espérance. M. de Malesherbes, nourri d’Encyclopédie, voyait avec joie le fanatisme expirer et saluait le règne nouveau de la tolérance, de l’humanité, de la fraternité universelle.

VII

C’est en Normandie, dans un manoir rustique de Mme de Farcy, que Lucile apprit les premiers troubles. Elle retourna à Paris, par curiosité sans doute, dans l’été de 1789, avec René, son frère, et sa sœur Julie. De quoi parlèrent-ils en route ? De ce dont tout le monde parlait : du pillage de la maison Réveillon, de l’ouverture des États Généraux, du Serment du Jeu de Paume et de Mirabeau. Aux abords de la capitale, l’agitation se sentait dans les villages. Les paysans arrêtaient les voitures, demandaient les passeports et interrogeaient les voyageurs. Nos Bretons virent, en traversant Versailles, les troupes casernées dans l’Orangerie, les trains d’artillerie parqués dans les cours, la salle de bois de l’Assemblée nationale élevée sur la place du Palais, et les députés allant et venant. Les voyageurs passaient la tête hors de la portière. C’était curieux, en effet. Les révolutions sont des spectacles ; une de leurs séductions est d’amuser les yeux. Chacune de leurs journées apporte au divertissement populaire. Versailles montrait la majesté de la loi. Paris offrait des tableaux plus variés : rassemblements, défilés, rixes, haillonneux faisant queue à la porte des boulangers. On parle d’immortels principes ; mais le pain quotidien est la grande affaire. Lucile était à peine installée avec Mme de Farcy dans un hôtel garni de la rue Richelieu, quand une insurrection éclata. Il y en avait toutes les semaines. Ce jour-là, le peuple (c’est ainsi, je crois, qu’on nomme toutes les foules sans nom), le peuple se portait à l’Abbaye pour délivrer des gardes-françaises arrêtés par ordre de leurs chefs. Des artilleurs se mêlaient aux faubouriens. Quelques jours après, on eut cette charge de Royal-Allemand que le prince de Lambesc commanda avec une légèreté qui n’était plus de mise alors. Le prince de Lambesc culbuta un vieillard, et aussitôt soixante mille citoyens équipés en gardes nationaux sortirent des pavés des faubourgs. Le 14 juillet, une bande d’insurgés enleva la Bastille à quelques invalides commandés par un gouverneur qui ne fit pas son devoir, si toutefois le devoir était alors de se défendre. Cette facile victoire de la populace s’acheva en massacres. Mais la Bastille était renversée. Le monde féodal croulait avec elle. Je ne crois pas que Lucile en fut surprise ; elle ne voyait pas la Révolution à travers un œil-de-bœuf de Versailles. Elle ne croyait pas, avec la cour, qu’on pût arrêter par des intrigues d’antichambre l’élan d’un peuple. Bailly, nommé maire de Paris, commença à croire que tout était pour le mieux dans la meilleure ville du meilleur des royaumes. Louis XVI vint à l’Hôtel de Ville et se montra au peuple avec une grosse cocarde à son chapeau. Près de lui, Bailly pleurait d’attendrissement, de joie et de béatitude en songeant qu’il avait fini la Révolution. LouisXVI pleura comme lui. Sans doute, dans son épaisse candeur, il était content aussi.

Le bon Bailly n’était pas encore remis de son attendrissement civique, quand Lucile, accoudée avec sa sœur et toute la famille bretonne aux fenêtres de l’hôtel, entendit crier : « Fermez les portes ; fermez les portes ! » Elle vit venir une troupe d’hommes en guenilles, et chercha à voir ce qu’il y avait sur deux piques qu’on escortait avec des huées. Elle vit que c’étaient deux têtes coupées et tomba évanouie. Ces têtes étaient celles de Bertier et de Foullon. A compter de ce moment, elle eut horreur de la Révolution. Dans la nuit du 4 août, sur la motion du vicomte de Noailles, les droits féodaux furent abolis, sacrifice léger pour une cadette de Bretagne qui ne possédait que son nom et méprisait tous les biens de la terre.

La Révolution suivait son cours. Il y avait partout une plénitude de vie, un contentement d’être et de jouir. On chantait. La belle société, qui gardait son élégance et son goût, y ajoutait une pointe d’impertinence. Mais le ton était parfait chez Mmes de Foix, de Simiane, de Vaudreuil, que Lucile voyait. C’était un monde éloigné de la cour et des clubs, sage, sans préjugés, sans vices, sans force.

VIII

Au commencement de 1791, Lucile, retournée en Bretagne, dit adieu à son frère qui partait pour l’Amérique. François-René s’en allait chercher des images nouvelles et un désennui sur les bords du Mississipi. Il donna une couleur scientifique à son voyage, mais c’était l’aventure qui le tentait. Il était Malouin, et les Malouins tiennent pour proches tous les pays dont ils ne sont séparés que par la mer. Il vit Washington et sentit la grandeur de ce soldat citoyen. Il découvrit à la hâte quelques campements de sauvages et abrégea sa course. Lucile avait à Saint-Malo une amie, petite-fille de feu M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, et orpheline depuis l’enfance, dont elle sortait à peine.

Mlle de Lavigne avait dix-sept ans quand Chateaubriand revint d’Amérique. Blanche et blonde, charmante, sur la chaussée de Saint-Malo, dans sa pelisse rose, enflée par le vent de la mer, elle avait de plus une fortune de cinq à six cent mille francs en rentes sur le clergé. Lucile s’employa à la faire épouser à son frère qui joua le sauvage, mais fit sa cour. Le mariage, célébré par un prêtre non assermenté, fut secret. Un M. de Vauvert, oncle de la demoiselle et grand démocrate, cria au rapt et fit enfermer sa nièce à Saint-Maio, dans le couvent de la Victoire, où Lucile s’enferma avec elle. La cause fut plaidée et le mariage jugé valide au civil.

IX

Sortie avec Mme de Chateaubriand du couvent de la Victoire au printemps de 1792, Lucile suivit sa sœur Julie et les nouveaux mariés à Paris, où ils logèrent au petit hôtel de Villette, dans le cul-de-sac Férou, entre les tours de Saint-Sulpice et les arbres du Luxembourg, lieu discret, aimé des prêtres. Son frère émigra dans l’été. Lucile resta dans le faubourg Saint-Germain. Ginguené et Chamfort, qu’elle voyait, trouvaient la situation bonne ; ces gens d’esprit comptaient sur la sagesse du peuple. Dans le fait, la capitale était en proie à la plèbe. Quotidiennement les tambours appelaient les sections aux armes, des bandes de citoyens en bonnet rouge et armés de piques défilaient en chantant le Ça ira et la Marseillaise. Les crieurs criaient les Révolutions de Paris, par le citoyen Prud’homme, la grande colère du père Duchesne et l’Ami du peuple de Marat. Les prisons étaient pleines. Dans l’atmosphère de trouble qui l’entourait, Lucile, énervée, souffrante, en proie au mal des vierges, eut des extases et des visions. Un jour, étant devant une glace, elle poussa un grand cri, et dit :

— « Je viens de voir entrer la mort. »

Ses sœurs purent croire qu’elle avait le don de seconde vue : à quelques jours de là, Mme Ginguené, instruite par son mari, vint les avertir qu’on massacrerait le lendemain dans les prisons. En effet, le 2 septembre, des prêtres, amenés en fiacre à la prison de l’Abbaye, furent massacrés. Un Maillard, assassin paperassier, mit de l’ordre dans la boucherie. Quand ce fut fini, content de son ouvrage, il conduisit ses hommes aux Carmes, où cent quinze prêtres furent égorgés séance tenante.

Le tribunal révolutionnaire fut institué le 10 mars 1793, et la guillotine dressée en permanence sur les places publiques. Qui régnait alors en France ? La Convention ? Le Comité de salut public ? Non. La peur ! Ces hommes, qui envoyaient à la mort les petites gens comme les notables, les républicains comme les royalistes, et leurs propres amis de préférence, ces hommes-là étaient misérablement épouvantés. Les victimes seules étaient sans crainte. Le supplice leur semblait chose naturelle, chose due. Des femmes adorées, en mettant sous le couteau de la guillotine un cou charmant qu’on eût baisé au prix de la vie, donnaient un goût distingué, un charme à l’instrument de mort. Lucile, sœur d’émigré, était suspecte. Elle se cacha chez Mme Ginguené qui, en la recueillant, devenait suspecte elle-même et passible de mort. Les femmes prodiguaient alors l’héroïsme domestique. Mais il n’y avait pas de retraite sûre. Partout la délation, et sans cesse des visites domiciliaires ; pas un marmiton qui ne se crût un Brutus pour avoir dénoncé comme conspirateurs à la municipalité les maîtres qui le nourrissaient. A la première délation, les gardes de la municipalité accouraient, fouillaient la maison de la cave au grenier, lardaient les matelas de coups de baïonnette, forçaient les tiroirs, jugeaient, sans savoir lire, de l’importance des papiers, et buvaient volontiers une bouteille de vin, car ils étaient en somme bons compagnons. Quand ils surprenaient les dames en chemise, ils avaient le mot pour rire. Un vrai sans-culotte sait unir la gaudriole au civisme. On est Français, mille tonnerres !

Lucile put quitter Paris, dont les barrières étaient pourtant gardées par une milice vigilante. Elle s’enfuit en Bretagne.

X

La terreur régnait sur cette terre féodale et catholique. L’héritière des Chateaubriand fut arrêtée. On parla de l’enfermer à Combourg, devenu propriété nationale. Mais elle fut jetée, avec sa belle-sœur, dans un cachot de Rennes. Elles y attendaient leur jugement, la mort. Une gazette leur apporta les nouvelles de Paris. Elles y lurent ceci :

TRIBUNAL CRIMINEL REVOLUTIONNAIRE
Du 3 Floréal an II.


« G.-G. Lamoignon Malesherbes, âgé de 72 ans, natif de Paris, ministre d’État jusqu’en 1788 , ci-devant président de la Cour des Aides de Paris, demeurant à Malesherbes ;
« A.-M.-T. Lamoignon Malesherbes, âgée de 38 ans, native de Paris, veuve de Lepelletier Rosambo, à Malesherbes ;
« A.-T. Lepelletier Rosambo, âgée de 23 ans, native de Paris, femme de Châteaubriant, à Malesherbes ; « J.B.-A. Châteaubriant, âgé de 34 ans, natif de Saint-Malo, ex-marquis, capitaine au régiment ci-devant Royal-Cavalerie, à Malesherbes.

Convaincus d’être auteurs ou complices des complots qui ont existé depuis 89 contre la liberté, la sureté et la souveraineté du Peuple, par suite desquels le tyran, ses agens, complices et tous les ennemis du Peuple, ont tenté par l’abus d’autorité, par la corruption, par la guerre extérieure et intérieure, par les trahisons, les violences, les assassinats, les secours fournis en hommes et en argent aux ennemis du dehors et du dedans, par des correspondances criminelles et des intelligences entretenues avec eux, et par tous les moyens possibles, de dissoudre la représentation nationale, de rétablir le despotisme et tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple :

« Ont été condamnés à la peine de mort. »

Cela voulait dire que M. de Malesherbes, Mme la présidente de Rosambeau, sa fille, Mme la comtesse de Chateaubriand et le comte de Chateaubriand avaient été guillotinés le même jour, sur le même échafaud.

La vieille mère de Lucile, traînée à Paris, y était sous les verroux. Pendant ce temps René, retiré à Londres après le licenciement de l’armée de Condé, errait dans le parc de Kensington et là, sous un ciel mélancolique, esquissait les premiers crayons de son René, peintures d’âpre volupté et de tristesse amoureuse où sa sœur était mêlée, avec l’indiscrétion du génie, sous le nom d’Amélie.

XI

Dans cette terrible année 1793, la prisonnière de Rennes épousa un vieillard, le comte de Caud, « pour se soustraire aux persécutions. » Les circonstances de ce mariage sans amour sont restées obscures. Ce vieux ci-devant, dont l’intervention dans la destinée de Lucile est inexplicable, mourut après quinze mois de mariage, si toutefois il y eut mariage en fait. Quoi qu’il soit de M. de Caud, le 9 thermidor, mieux que lui, sauva Lucile, sa belle-sœur et sa mère. Mais Mme la comtesse de Chateaubriand mourut presque aussitôt et Mme de Farcy lui survécut de peu de jours. Lucile vécut égarée, éperdue, et erra comme une âme en peine sur tant de ruines.

XII

Le 19 brumaire apporta la paix intérieure à la France nouvelle. La liberté était perdue ; mais la Révolution, transformée en dictature, se poursuivait. L’ancien régime était bien mort. C’est le nouveau qui s’organisait sous le consulat de Bonaparte. Les salons se rouvraient dans la capitale rassérénée. Mmes de Staël, Suard, Récamier, Joseph Bonaparte, retenaient chacune dans son cercle un groupe de philosophes et de gens de lettres. Chateaubriand, revenu en France en 1800, vit s’ouvrir à lui un salon discret et doucement animé par une société délicate. MM. Joubert, Fontanes, Bonald, Mole, Pasquier, s’y groupaient autour de Mme de Beaumont.

Pauline de Beaumont était la fille d’un ministre de Louis XVI, le comte de Montmorin, guillotiné pendant la Terreur. Échappée à l’échafaud qui avait pris presque toute sa famille, elle semblait se survivre à elle-même et coulait dans la société nouvelle comme une ombre voilée. Ses beaux yeux, d’un éclat cuisant, brillaient sur son visage pâle et consumé. Son charme, profondément ressenti par les habituées de son cercle, était vif, mais sans douceur. Elle avait la rigidité des âmes frappées de trop de coups et martelées par le malheur. Les grands deuils se portent avec une sorte de raideur. Mme de Beaumont ne se livrait, ne s’abandonnait plus. D’ailleurs, atteinte de consomption, il ne lui restait plus que le souffle qu’elle allait bientôt perdre.

Ce fut dans sa maison de Savigny, à l’automne de 1802, que Mme de Beaumont reçut Lucile pour la première fois. Cette maison, située à l’entrée du village, adossée à un coteau de vignes et regardant les bois, donnait alors l’hospitalité à la famille Joubert, à Mme de Chateaubriand et à René, qui y terminait le Génie du Christianisme. Mme de Caud y fut accueillie avec un mélange d’admiration et de pitié. Elle se sentit, de son côté, prise de sympathie pour son hôtesse.

Ces deux femmes se lièrent vite d’une étroite amitié. Ce fut, de la part de Lucile, de brusques chaleurs, des élans impétueux. Sa tête se prenait. L’amitié grondait en elle comme l’amour. L’orage était dans tous ses sentiments. Tout lui était trouble et passion.

Mais, si les tristesses de Lucile étaient d’une qualité rare et si la mélancolie d’une âme dépareillée n’est pas sans beauté, il faut bien le dire, un caractère immodéré comme le sien était fatigant dans l’intimité. Les rares infortunes, quotidiennement étalées, perdent de leur noblesse et se tournent en moues et en querelles. « Ma sœur était déraisonnable, » dit Chateaubriand, et il dit vrai. Impétueuse, fantasque, pleine de contradictions, détachée de tout et s’attachant à des riens, prête à tous les renoncements et multipliant les exigences, sentimentale et défiante, se croyant sans cesse persécutée, elle était parfaitement insociable. Vivant avec ses sœurs et sa belle-sœur, elle les désespérait. Mme de Chateaubriand, qui paraît l’avoir longtemps accueillie et soutenue, se lassa. Lucile, à charge à elle-même et aux autres, errait de gîte en gîte sans trouver d’oreiller où reposer sa belle et malheureuse tête.

Dans l’automne de 1802, elle vit chez Mme de Beaumont un jeune poète revenu d’exil en même temps que René. Il se nommait Chênedollé. Pour son malheur, elle fut remarquée et aimée de lui.

XIII

Charles-Julien Lioult de Chênedollé était de trois ans plus jeune que Lucile. Issu d’une famille de robe, né dans la grasse vallée normande de Vire où les couplets d’Olivier Basselin et de Jean le Houx avaient jailli naturellement comme le cri de l’alouette, il ne sentait point en lui les robustes gaietés des compagnons du Vau-de-Vire. Sa mère, « ingénieuse, dit-il, à se troubler elle-même, » ne vécut « que d’angoisses et d’alarmes. » Il tenait d’elle une âme triste et douce et la maladie du siècle. Son adolescence s’éveilla dans les prés, à la lecture de Gessner et de Jean-Jacques. Il sut garder l’innocence ornée de ces premières heures et se prit d’amour pour la chose rustique. Il aimait les travaux champêtres. La vue des paysans lui rendait sensibles les pages des poètes descriptifs. Jeune disciple de Bernardin de Saint-Pierre, il ne savait pas ce qu’on faisait dans les villes ; il apprit tout à coup qu’on y faisait la Révolution. Ce vieux monde qui croulait avec la monarchie, c’était le sien. Il partit pour l’émigration, et, comme Chateaubriand, s’enrôla dans l’armée des princes. Après une double campagne, il fut jeté, avec les débris de l’armée royale, sur les glaces de la mer du Nord. Licencié par la défaite, il se rendit à Hambourg, où il connut Rivarol, dont la conversation brillante et froide lui fit l’effet d’un feu d’artifice tiré sur l’eau. Le malheur fut que Rivarol donna au jeune émigré une idée de poème, une de ces idées à la Roucher et à la Saint-Lambert qui traînaient alors dans l’air des salons. — Faites un poème de la nature, lui dit Rivarol. Ainsi fut conçu le Génie de l’homme, poème en douze chants, dont les alexandrins insipides commencèrent à s’aligner, et un petit Apollon rustique ne vint point tirer l’oreille à l’enfant normand qui, au lieu de chanter les moissonneurs du val de Vire, exposait en vers le système de Copernic. Non, il n’avait point en lui de démon pour l’avertir ; il obéissait sans révolte ; il était né disciple et ne savait que changer de maître. C’est ainsi qu’il tomba de Rivarol en Klopstock. Quand il vit le vieil épique, dont la figure ridée souriait avec douceur, il crut voir un Dieu, et resta accablé. Le bonhomme, pendant cette visite, échenillait ses pruniers. Chênedollé quitta Hambourg et se rendit en Suisse, où il connut Mme de Staël. Il rentra en France en 1802, et rencontra à Paris Chateaubriand qui revenait d’Angleterre. Les émigrés rentraient peu à peu dans leur patrie et ne se cachaient plus. Un faux nom suffisait pour endormir la loi déjà caduque.

Chênedollé et Chateaubriand ayant tous deux servi dans l’armée de Condé,

Tecum Philippos et celerem fugam…

se sentant même goût pour la poésie, se voyaient tous les jours, se confiaient leurs projets et mêlaient leurs rêves.

XIV

Lucile vit Chênedollé et fut touchée. Elle voyait presque un frère en ce frère d’armes de René, qui, comme René, avait connu la défaite, l’exil et la pauvreté, et qui était poète aussi. Elle s’oublia à le plaindre, et Mme de Beaumont fut la confidente de ces nobles faiblesses.

Qui ne sait compatir aux maux qu’il a soufferts ? soupirait Lucile avec une tristesse ornée de littérature. Et Mme de Beaumont, hardie comme une honnête femme, écrivait au jeune amoureux : « Elle vous plaint, elle vous plaint. »

Chênedollé ressentit pour la sœur de son ami ce sentiment triste et délicieux qui de tout temps fut l’amour.

Ηδιστον… ταὐτὸν ἀλγεινόν θ’ ἅμα.

Chateaubriand approuvait les assiduités de son ami.

Chênedollé parla et fut écouté : — Vous serez à moi ? — Je ne serai point à un autre.

Ainsi s’engageait Lucile. Mais hélas ! ce n’étaient point les riches promesses d’une âme de vingt ans. De la jeunesse, Lucile ne gardait que les derniers éclairs. Elle touchait au retour et sentait confusément que ses heures étaient comptées, qu’il était tard pour recommencer la vie. D’ailleurs, elle n’était point une femme ordinaire et le bonheur dans le mariage n’était pas son lot. Une union tout unie répugnait à cette âme dépareillée.

XV

Elle retourna en Bretagne. De Rennes et de Lascardais, où elle vivait sous le toit de son excellente sœur, Mme de Chateaubourg, elle écrivait à Chênedollé des lettres charmantes et tourmentées comme elle-même. Elle ne voulait ni se lier davantage, ni se délier ; son instinct la portait aux sentiments les plus douloureux.

Ils s’étaient séparés, ils voulurent se revoir. Lucile, impatiente comme une malade, l’appela. Il paraît que Mme de Chateaubriand s’efforça, avec un art tout féminin, d’empêcher ce rendez-vous. Mais que pouvait-elle, qu’aiguiser l’impatience de Chênedollé ? Il logeait chez elle ; on le retint ; on fit en sorte que la poste n’eût point de chevaux. Il partit enfin.

Lucile alla au-devant de lui et lui tint dans la voiture ces propos nobles et tristes qui n’étaient point affectés en elle.

— « Quand les hommes et les amis nous abandonnent, dit-elle, il nous reste Dieu et la nature. »

Que parlait-elle d’abandon auprès de cet homme !

Elle se troubla, pâlit et, le front humide de sueur, elle dit avec l’accent étouffé de la tendresse :

— Monsieur de Chênedollé, ne me trompez-vous point ? M’aimez-vous ? »

Mais s’arrêtant dans ce mol abandon elle reprit :

— « Ne croyez pas, au moins, que je veuille vous épouser. Je ne ferai jamais mon bonheur aux dépens du vôtre. »

Il la quitta au jour.

— « Je serai heureux, lui dit-il, d’avoir passé un instant à côté de vous dans la vie. Il me semble avoir passé à côté d’une fleur charmante dont j’ai emporté quelques parfums. »

Puis il y eut de grands élans et des paroles brûlantes. Les plus chastes passions ont aussi leurs flammes.

Lucile, agitée et embrasée de nouveau, murmura :

« Je ne dis pas non. »

Peu de jours après, Lucile reçut de Chênedollé une lettre dans laquelle le souvenir du rendez-vous était encore tout vibrant et tout palpitant.

« … Sans ce mot charmant : Je ne dis point non, je serais reparti la mort dans le cœur ; mais cela ne suffit pas, chère Lucile, il faut que vous preniez des mesures pour que nous nous voyions promptement ; il faut que vous vous déterminiez bientôt, et que vous soyez entièrement à moi avant cet hiver. Je ne vois de bonheur que dans notre union, et je sens que vous êtes la seule femme dont les sentiments soient en harmonie avec les miens, et sur laquelle je puisse me reposer dans la vie… Je suis triste et j’ai le cœur flétri. Cette existence isolée me pèse cruellement ; j’ai besoin de quelques mots de vous pour me redonner le goût de la vie. Il me semble qu’il y a plusieurs mois que je ne vous ai quittée, et je ne puis me faire à l’idée de ne point recevoir de vos lettres. Écrivez-moi donc, et dites-moi que vous m’aimez encore un peu… »

Sous quelles mornes influences lut-elle cette page brûlante ? Elle n’y répondit pas et partit pour Rennes, impatiente, fuyant tous et soi-même, se cachant avec cet instinct sauvage des animaux blessés.

Lui, pendant ces longs mois de silence, se traînait péniblement de Vire à Paris et de Paris à Vire.

Lucile le vit un jour à sa porte. N’y pouvant tenir, il était venu à Rennes. Elle fut surprise et, dans sa tristesse, elle sourit. À qui souriait-elle ? Ce n’était plus à l’amour. Cet homme lui était à charge, et, en même temps qu’elle le recevait, elle se plaignait à René de ce qu’elle appelait bien durement « les impertinences de M. de Chênedollé. » Ce mot nous gâte un peu le roman de Lucile. Un soir, elle retira sa parole et dit à son amant désespéré :

— « Je ne serai jamais à vous. »

Et comment se fût-elle donnée ? Elle ne s’appartenait plus.

Chênedollé éclata en imprécations.

Elle lui reprocha doucement sa violence et garda jusqu’au bout toute la froideur de sa tristesse. L’entrevue s’achevait : penchée, une lampe à la main, sur la rampe de l’escalier, elle le regarda partir avec une expression de visage où il crut voir de la douleur et de l’effroi. Un œil plus sûr y eût reconnu la folie.

Et pourquoi aussi poursuivre de la sorte une malheureuse femme égarée, en qui toute pensée, tout sentiment s’aigrit et s’empoisonne ? L’amour est bien aveugle et bien impitoyable. Comment Chênedollé ne s’arrêta-t-il pas devant les premiers signes de démence ? La nouvelle de la mort de Mme de Beaumont vint frapper Lucile à Rennes.

XVI

Dans l’été de 1803, Mme de Beaumont s’était laissé emmener en traitement au Mont-Dore. Lucile lui envoyait de Lascardais des lettres brûlantes qui restaient sans réponse. Mme de Beaumont était alors bien affaiblie. Elle écrivait avec grâce à Chênedollé :

— « Je tousse moins, mais il me semble que c’est pour mourir sans bruit. »

Lucile, avertie par son frère de l’état désespéré de leur amie commune, s’obstinait à ne rien craindre.

— « Nous ne la perdrons pas… J’en ai au dedans de moi la certitude, » disait-elle avec son doux entêtement d’illuminée.

Mme de Beaumont, incertaine comme les phthisiques, se croyait tantôt sauvée, tantôt perdue.

Elle écrivait dans son journal :

« Ce 21 floréal — 10 mai. — Anniversaire de la mort de ma mère et de mon frère.

« Je péris la dernière et la plus misérable ! »

Puis elle se reprenait.

« Cette maladie, écrivait-elle, que j’avais presque la faiblesse de craindre, s’est arrêtée, et peut-être suis-je condamnée à vivre longtemps. »

L’automne vint et emporta ses dernières illusions. On la vit pleurer sur sa mort prochaine. Ces larmes me la font aimer tout à fait. Elle s’éteignit à Rome, dans les bras de Chateaubriand.

À la nouvelle de cette mort, Lucile tomba dans un noir chagrin. Sa raison, déjà troublée, s’obscurcit étrangement. Elle ne voulait pas croire à cette fin si naturelle, dont son frère avait rédigé une relation qui courait en manuscrit dans le cercle des amis. Elle soupçonnait les machinations les plus odieuses et allait jusqu’à croire à un enlèvement. Les inquiétudes les plus déraisonnables, les soupçons les plus malheureux naissaient dans cette tête à la Jean-Jacques. Elle se croyait sans cesse épiée, universellement persécutée. Elle cachait son adresse à ses amis, et ne trouvait jamais les cachets de ses lettres assez intacts. La modestie de son âme lui faisait chercher le silence, et elle mettait tout le monde dans ses secrets. Elle faisait étalage de cachotteries. Elle soupirait après le repos, et ne pouvait rester en place.

Elle était alors dans un dénûment qu’elle sentait peu, car elle n’avait besoin de rien sur la terre, mais qui la mettait forcément sous une dépendance dont souffrait sa fierté.
XVII

À l’automne, elle revint à Paris. Chateaubriand ne la prit pas sous son toit, mais il l’installa rue Caumartin, en la trompant avec délicatesse sur le prix véritable du loyer et de la pension. Mais elle quitta la rue Caumartin et alla demeurer dans le faubourg Saint-Jacques, chez les Dames de Saint-Michel. Elle avait là une cellule dont la fenêtre s’ouvrait sur le jardin du couvent. Un jardin sans ombre. Les beaux ombrages conseillent la volupté, et les religieuses se promènent en silence, non sous des bosquets de myrtes, mais entre des carrés de légumes et de plantes médicinales. Dans sa cellule, elle ne se souvint pas de Chênedollé. Leur rupture, qui s’explique assez par l’état d’âme de la pauvre Bretonne, eut, dit-on, une autre cause, que je ne veux pas rechercher. Lucile était en proie, chez les Dames de Saint-Michel, à un sentiment unique, l’amitié de son frère. Cette amitié, agitée et maladive, grandit démesurément.

Il vint la voir et la trouva qui se promenait dans le jardin avec la supérieure. Elle le reçut dans sa chambre. Elle assemblait péniblement ses idées, et ses lèvres étaient agitées d’un mouvement convulsif.

— « Je crois, dit-elle, que le couvent me fait mal. »

Elle ajouta qu’elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes, qu’elle pourrait y voir des médecins et se promener.

Il lui dit :

— « Je vais rejoindre ma femme à Vichy ; j’irai ensuite chez M. Joubert, à Villeneuve. Viens avec nous. »

Elle répondit qu’elle voulait passer l’été seule et qu’elle renverrait sa femme de chambre Virginie en Bretagne.

Il la laissa assez calme et revint la voir avant son départ pour Vichy.

Pendant cette visite, elle lui lut quelques-uns de ces petits poèmes en prose, d’une tristesse suave, qu’elle écrivait malgré elle et jetait ensuite à l’aventure. Presque tout cela est aujourd’hui perdu. On sait qu’elle faisait aussi des vers, et il nous en reste par hasard quatre d’un goût charmant. Les voici :



À UN AMI

QUE J’AURAIS À T’OFFRIR DE FLEURS SI, SEMBLABLE À L’AURORE, COMME ELLE J’AVAIS, PAR MES PLEURS,

LE DON D'EN FAIRE ÉCLORE.
L U C I L E

C’est ainsi que cette affligée revêtait sa tristesse d’une forme élégante et choisie.

En se quittant ils s’embrassèrent. Elle le reconduisit sur le palier et, penchée sur la rampe, elle le regarda descendre.

Elle le voyait pour la dernière fois.

XVIII

Trois mois se passèrent. Ayant quitté les Dames de Saint-Michel, elle s’était retirée seule avec un domestique de quatre-vingts ans, ce bon Saint-Germain qui, ayant été longtemps à Mme de Beaumont, la pleura sans vouloir rien entendre au legs qu’elle lui laissait. On n’en sait pas davantage.

Lucile de Chateaubriand mourut le 9 novembre 1804, dans la trente-huitième année de son âge.

Quelle fut sa dernière pensée ? Nul ne saurait le dire, et l’imagination peut travailler sur ces heures muettes. Les dernières idées des hommes sont le plus souvent des idées d’enfant. Lucile dut revoir, sur son lit de mort, les falaises bretonnes, le vieux château, l’étang mélancolique et, sous les vieux châtaigniers, elle enfant avec ce frère qu’elle aima tant. Mais si l’on veut qu’avant de s’éteindre son âme se soit reconnue dans toute sa plénitude, il faut chercher le secret de ces réflexions suprêmes dans cette piété un peu hautaine, dans cette mélancolie qu’elle préférait à toutes les joies, dans cet amour des passions escarpées et des orages de l’âme, et surtout dans ce fier sentiment de l’honneur qui la garda pure, bien qu’agitée, et qui fit d’elle une vraie Chateaubriand.

Son vieux domestique suivit seul son cercueil. Elle eut le convoi des pauvres, et les restes de cette créature d’élite, portés dans le maigre corbillard que le peuple, qui le connaît, nomme la roulette, furent jetés sans marque dans la fosse commune. Son frère les y laissa. Il s’entendait pourtant à l’arrangement des tombeaux. En Italie il rêva pour lui-même un sarcophage de marbre antique, lit funéraire digne du père d’Eudore et de Cymodocée. Il y renonça et s’arrêta à l’idée d’un cercueil creusé dans le granit et balayé par l’écume de l’Océan. Il voulait qu’après être rentré dans le silence, les bruits sans nombre de la mer rappelassent cette voix qui avait parlé si haut dans le siècle. Et cet artiste, qui maniait avec un haut goût les décors de l’amour et de la mort, ne tenta rien pour tirer de la fosse sans nom celle qu’il tenait pour le plus beau génie de femme qui eût jamais existé. Faut-il expliquer ce consentement au hasard par des influences domestiques ou par l’indifférence d’un homme occupé ? J’aime mieux y voir l’effet de cette pensée : Qu’importe où se consume l’argile magnifique et pure qui fut Lucile, et qu’est-ce après tout que la fosse commune, sinon le lit des préférées de Jésus-Christ ? D’ailleurs l’écrivain gentilhomme s’est expliqué sur ce point avec ce grand ton qui lui était familier. Prenons ses raisons sans les dépouiller de leur pompe et de leur apprêt.

Il promit que Lucile ne sortirait de son cœur que quand il aurait cessé de vivre. C’est là, mieux que dans l’âme de M. de Chênedollé, qu’elle avait choisi sa tombe. Il la pleura ; il l’a dit et je le crois : c’est sa propre jeunesse qu’il pleurait.

ANATOLE FRANCE



FIN DE LA VIE DE LUCILE



  1. Les principales sources de la Vie de Lucile sont : Mémoires d’outre-tombe, tomes I, II, V et VI (Penaud frères, 1849, in-8o) ; Esquisses d’un maître, publiées par Mme Lenormant (Michel Lévy, 1850, in-18, et Chateaubriand et son groupe littéraire, par Sainte-Beuve, tome II (Calmann Lévy, 1878, in-18).