Aller au contenu

Mélanges historiques/13/02

La bibliothèque libre.
◄  I
III  ►

II


Si le Canada eut appartenu à l’Espagne ou à la France, nous n’aurions pas eu les luttes pour la liberté politique qui impriment une si noble attitude à notre histoire durant la longue période de 1774 à 1850.

Sous le mot Canada, nous embrassons ici les quatre provinces confédérées en 1867, Québec, Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, car elles ont eu chacune une existence à peu près semblable avant l’heure de la Confédération, mais le Bas-Canada fut le berceau de la liberté.[1]

Commencées par la France et retenues sous son contrôle de 1604 à 1760, ces quatre colonies, à l’exception de l’Acadie ou Nouvelle-Écosse, qui fut abandonnée en 1713, n’ont rien connu de la liberté politique.

Le roi était propriétaire du sol, des bois, des eaux, des bêtes et des gens ; il en disposait à volonté, et ceci est tellement le cas que le peuple cédé par un souverain à un autre souverain changeait de joug avec la passivité, l’obéissance aveugle, la soumission inerte du bœuf de labour, sans éprouver ni tristesse ni regret, faute de culture intellectuelle. L’homme qui n’a pas joui de la liberté dans l’ordre social ne l’envie point, étant incapable de la comprendre. Nous étions de cette classe lorsque le pays passa de Louis XV à George III, et les Canadiens ne se doutaient pas des changements surprenants qui allaient se produire dans l’ensemble de leur manière de voir, par suite du contact avec une nation libre.

L’Angleterre, à cette époque, était la seule nation civilisée qui eût la pratique du « self-government » ; ce seul terme explique la transformation magique des idées chez les Canadiens. Les premiers individus de langue anglaise qui arrivèrent en Canada y apportaient le sentiment du citoyen et non pas de l’esclave. Ce fut une révélation pour les anciens sujets de la monarchie absolue. Ils saisirent la différence qu’il y avait avec la monarchie constitutionnelle où le peuple délègue le pouvoir à des représentants de son choix et se trouve ainsi à se gouverner lui-même, en ne laissant au prince que la tâche de faire exécuter les lois du parlement populaire.

Les capitulations de Québec, de Montréal et le traité de Paris n’ont qu’un sens : nous devenions sujets du roi d’Angleterre. Il ne nous a pas été fait ou accordé de conditions spéciales par ces actes ou aucun autre que l’on pourrait invoquer. Notre devoir, comme celui des gouverneurs, consistait à nous tenir dans cette mesure, et c’est ce qui eut lieu, nonobstant certaines heures difficiles que l’histoire enregistre parce qu’elle ne veut rien oublier.

À l’honneur des officiers militaires qui nous avaient combattus, et que les circonstances appelèrent tout d’abord à l’administration du pays en 1760, nous devons dire qu’ils tinrent une conduite loyale et généreuse. Ils savaient ce que les habitants valaient et ils les respectaient. Ceci contribua beaucoup à pacifier les campagnes. Quant aux villes, elles étaient alors de simples bourgades sans importance. Plus tard, on nous adressa de Londres des fonctionnaires non instruits de leurs devoirs et préjugés comme le sont les Européens. Ils gâtèrent la situation par le déploiement d’un faux zèle britannique.

Toutes les colonies autour du globe étaient administrées de cette façon, et, comme nous l’avons dit, c’est encore la manière des puissances européennes, l’Angleterre exceptée.

Nos premiers défenseurs devant le public anglais furent ceux qui nous avaient rencontrés sur les champs de bataille et qui ensuite avaient étudié sur place nos sentiments et notre caractère. Ils se prononcèrent contre l’aveuglement du petit monde administratif du Canada qui se modelait sur celui des colonies anglaises en général, ou pour mieux dire ressemblait aux fonctionnaires de n’importe quelle colonie espagnole, hollandaise ou française. Ces derniers ont donné naissance à la révolution qui a créé les États-Unis.

Si, au lendemain de la conquête, on eût vu arriver en foule des immigrants de l’Angleterre, la situation se serait dessinée d’elle-même ; l’idée d’absorber les Canadiens et de les faire disparaître dans la masse du peuple nouveau avait, en ce cas, sa raison d’être ; mais il ne vint aucun colon, si l’on en excepte une poignée de marchands. La politique de Murray et de Carleton prescrivait sagement de s’en tenir à l’état des choses et de ne pas alarmer les Canadiens.

Nous avons tous ri de cette leçon donnée par Louis XIV aux gouverneurs du Canada en 1672 : « On m’assure que malgré cinquante ans de fréquentation avec nos sujets du Canada, les Iroquois ne parlent pas français : il faut que cela change. »

On a vu en 1772 et en 1792 des membres de la chambre des Communes mécontents de ce que les Canadiens n’étaient pas devenus Anglais ; mais, comme le roi de France, ils négligeaient de se rendre compte des événements et traitaient une affaire de cette importance avec la naïveté d’un enfant.

Peu après la cession du pays, les Canadiens apprirent que la monnaie de carte et les billets d’ordonnance étaient répudiés par le trésor français. « Cette nouvelle, dit Garneau, fut comme un coup de foudre pour ces malheureux, à qui l’on devait plus de quarante millions de francs ; tous étaient créanciers de l’État. Le papier qui vous reste, écrivait le chevalier de Lévis au ministre, est entièrement discrédité et tous les habitants sont dans le désespoir ; ils ont tout sacrifié pour la conservation du Canada ; ils se trouvent actuellement sans ressources ».

Le roi d’Angleterre insista auprès de Louis XV pour le paiement de cette dette à la fois nationale et d’honneur, mais après plusieurs années de sollicitation et d’insuccès, il abandonna la partie.

Du côté de la France, rien n’éveillait plus l’espoir. Mettons-nous un instant à la place de nos pères en ce moment solennel. N’ayant jamais connu que l’administration française, ils n’en voyaient pas les défauts, puisque les termes de comparaison leur manquaient. Tout les invitait à regretter un état de choses que leurs descendants aujourd’hui ne voudraient pour rien au monde voir recommencer.

Avec la perte du drapeau français, ils pensaient avoir tout perdu : ils avaient tout gagné. Le poète Octave Crémazie a dit qu’ils éprouvaient « la douleur d’un enfant qu’on arrache à sa mère » et qu’ils se considéraient « exilés dans leur propre patrie ». C’est possible, mais dans une mesure restreinte, croyons-nous, car il est peu probable que leur chagrin ait été profond.[2]

Qu’il y ait eu des effarements, nous savons que la nature humaine s’y prête ; mais ce ne fut pas un sentiment aussi général que les hommes d’imagination le représentent. Toutefois, ce que l’on nomme le patriotisme, lequel était purement français, eut une heure terrible à passer, ne sachant pas ce que lui apportait la volonté du vainqueur. Un malaise général régnait naturellement par tout le pays.

L’inconnu du lendemain explique cette situation. Ne pas savoir ce que l’on va devenir est un état accablant, terrifiant. Passer aux mains de l’ennemi de la veille coupe les ailes de l’espérance. Se voir brusquement appelé à recevoir les ordres de l’étranger transforme notre existence. Être laissés seuls, loin de la mère-patrie, sans un mot de consolation, rend l’avenir bien sombre. L’idée d’un écrasement systématique s’offre à l’esprit. La résistance n’est plus dans les âmes. Il faut céder — céder à quoi ? au pouvoir qui va parler. C’est comme l’attente du jugement.

Pourtant, on se trompait : il n’y eut pas de malveillance de la part des nouvelles autorités. Les angoisses ont existé, néanmoins, vu l’incertitude où nous laissait cette déplorable cession, sans un mot de réconfort, sans une garantie consolante. Ah ! nous avons été bien abandonnés, et il ne nous resta que notre courage pour faire face à l’imprévu de ces moments terribles. Le tempérament de la race sauva ce petit peuple qui se transforma, se fit une éducation nouvelle, attendit l’occasion d’agir, profita des incidents favorables, s’émancipa à la longue du temps, bien mieux qu’il n’eût été capable de le faire sous le régime ancien.

Il se résolut à accepter sa situation et, à la manière des Normands ses ancêtres, il retourna le problème pour le résoudre. Alors cet enfant arraché à sa mère devint un homme ; cet exilé dans sa propre patrie se créa un patriotisme autochtone et devenant, comme le voulait le traité de 1763, sujet britannique, il en réclama les devoirs et les prérogatives.

Ainsi, en 1763, ruine partout. Le Canadien était dans la situation d’un homme qui voit réduire par le feu, en quelques heures, les biens qu’il possède. Aurait-il le courage de recommencer la lutte contre l’indigence ? Cette question resta en suspens pendant quelques mois. Elle devait un jour se trouver résolue par la forte trempe de la race. L’habitant tenait le sol : il comprit ce que cela valait.

La situation financière changea de formes avec les Anglais. Le numéraire à circulation libre prit sur le peuple un empire bienfaisant. Le commerce cessa d’être aux mains des coteries et des privilégiés. C’était un régime nouveau qui s’annonçait sous bonne couleur ; aussi la réflexion convainquit les Canadiens de la nécessité de le mettre à l’épreuve avant que de s’en plaindre. Ils avaient à leur portée les éléments d’une éducation tournée vers l’esprit public et favorisée par les institutions de leur nouvelle mère-patrie.

Rien d’étonnant donc que, au lieu de rester, comme les colons français et espagnols, de simples machines inconscientes aux ordres de quelques familles privilégiées, ils aient fait eux-mêmes, par leur initiative et leurs actions, l’histoire de leur propre pays.

La population du Bas-Canada, plus nombreuse à elle seule que celle des trois autres provinces, fut l’inspiratrice des réformes demandées. Elle voulait la représentation nationale dans une chambre élue par le vote populaire ; la responsabilité des ministres soumis à cette chambre ; le contrôle des finances, du patronage, le vote du budget (liste civile comprise) item par item ; le droit de régler le tarif des douanes ; la poste canadienne, non impériale ; les terres de la couronne ; l’exclusion des juges et des fonctionnaires publics du conseil législatif et de l’assemblée législative ;[3] la reconnaissance de l’évêque par le gouvernement ; la nomination d’un agent du Canada à Londres ; etc. De 1774 à 1850, la lutte fut sans trêve, la cause canadienne gagnant sans cesse quelques points qui finirent par former un total merveilleux : l’indépendance politique, alors que les colonies espagnoles et françaises restaient dans les langes du XVIIe siècle et que la plupart des colonies anglaises n’avaient encore remué ni un œil ni un doigt pour se constituer en « self-government ».

C’est aux Anglais qu’est due la première idée d’un gouvernement représentatif dans la colonie : ils la tenaient de leurs pères et l’avaient apportée ici avec eux, tout naturellement. Les Canadiens, pour qui cela était nouveau, redoutaient de la voir appliquée, à cause de l’influence qu’un tel genre d’administration pouvait fournir à la population anglaise, déjà exercée à se servir de l’instrument en question. Les quinze premières années qui suivirent la conquête constituent une période d’attente et de tâtonnements durant laquelle chacun regardait son voisin avec défiance. Il y eut des mouvements politiques destinés à prouver à l’Angleterre que personne n’était satisfait du régime existant : les Anglais parce qu’ils désiraient réduire plus vite les Canadiens, et les Canadiens parce qu’ils ne voyaient qu’une liberté dérisoire dans le mode de gouvernement qu’on leur appliquait.

En 1774, par l’Acte de Québec adopté au parlement de Londres, on nous donna à peu près tout ce que nous désirions. Il était temps, car les colonies anglaises renonçaient à leur ancienne loyauté et cherchaient le chemin de l’indépendance. Dès que les Yankees se révoltaient, l’Angleterre devait, dans son propre intérêt, se rapprocher de nous. Il fallait voir si les trafiquants du Canada étaient furieux en voyant cette conduite du cabinet anglais ! Tout naturellement ces braves gens se figuraient que le Canada leur appartenait.

Un conseil, composé d’Anglais et de Canadiens, était autorisé par l’Acte de Québec. Les Canadiens passaient aux yeux du peuple anglais pour une race ignorante et crétinisée ; on se montra inquiet de voir qu’il leur serait donné place au conseil et qu’ils auraient l’usage des libertés nouvelles. À cette crainte chimérique autant que malveillante, le général Guy Carleton, qui nous avait gouvernés de 1766 à 1770, répondit par la déclaration suivante devant la chambre des Communes anglaises en 1774 : « Les protestants du Bas-Canada sont au nombre de trois cent soixante, et aucun d’eux n’est propre à être élu membre d’une chambre d’assemblée. »

L’Acte de Québec assurait aux catholiques la liberté religieuse et les dispensait du serment du « test » ;[4] les lois françaises d’autrefois étaient reconnues. Tout cela avait pour cause la situation des affaires dans l’Amérique du Nord ; en présence de ce qui avait lieu à Boston, New-York et ailleurs, l’administration de lord North comprenait la nécessité de faire disparaître tout sujet de mécontentements parmi les Canadiens. Le parti anglais du Canada n’était ni aussi avisé ni aussi patriotique : il cria bien fort contre la mesure et chercha plus que jamais à noircir la population française. Nous avons vu pareille chose en 1811.

Voici un passage du discours de Louis-Joseph Papineau prononcé à l’Institut Canadien de Montréal le 17 décembre 1867 — qu’il importe de lire :

« Le bill de 1774 et les opinions des officiers en loi de la couronne avaient enfin reconnu que, aux termes de la capitulation et du traité de paix de 1763, et même d’après les seuls principes du droit public de l’Europe chrétienne, il n’aurait jamais dû y avoir, pour un nouveau sujet, d’incapacité à l’exercice d’aucun emploi public, à raison de son catholicisme, et qu’en Canada tous les sujets étaient de plein droit sur un pied de parfaite égalité. L’oligarchie coloniale n’en continuait pas moins à demander le système représentatif avec droit d’éligibilité pour les protestants seuls. Les Canadiens le demandaient pour tous sans distinction de culte ni d’origine. Ils étaient dans le vrai. Les hésitations des cabinets anglais duraient depuis plusieurs années, laissant tout ici dans la souffrance et le désordre. Elles eussent duré plus longtemps sans la révolution française qui, en un instant, ébranle et déracine la plus ancienne et la plus forte monarchie du monde, disperse sa vaillante noblesse et soulève de toutes parts le flot populaire autour d’elle. La consternation est dans toutes les cours et l’épouvante chez tous les nobles, chez ceux de l’Angleterre plus qu’ailleurs, parce qu’ils sont plus éclairés et plus réfléchis. L’effroi que répandent les principes de l’Assemblée Nationale a des effets plus salutaires que n’en avaient produits la déclaration d’indépendance (1776). On fait mine de se convertir, si l’on ne se convertit pas sincèrement. Le danger étant devenu plus grand en se rapprochant, on est plus libéral en 1789 qu’en 1776 et l’on accorde enfin le système représentatif, avec le suffrage presque universel et l’éligibilité, la même pour tous les sujets indistinctement.

« Il fallait que ces concessions fussent avantageuses aux majorités pour que les hommes de la minorité, qui avaient toujours gouverné jusqu’alors, se montrassent si fort irrités de se voir, disaient-ils, abaissés à ce niveau.

« L’influence constitutionnelle du corps représentatif va, sans doute, être la même ici que celle qu’il a déjà en Angleterre, et elle y est grande. Bons Canadiens, on vous le dit et vous le croyez. Réveillez-vous ! votre songe doré va s’évanouir. La couronne a toujours le droit de nommer le conseil législatif ; et, pour apaiser les colères de l’oligarchie qui voulait le système pour elle et les siens seulement, on saura bien rendre illusoire la folle espérance, aveuglément conçue, qu’une représentation française influente pût être tolérée dans une dépendance anglaise. On fit donc du conseil l’ennemi organisé en permanence du corps représentatif. On appela dans le nouveau conseil ceux des membres de l’ancien qui s’étaient le plus violemment opposés à l’introduction du système représentatif. On en exclut inflexiblement le petit nombre d’entre eux qui en avaient appuyé la demande, sans distinction d’origine. La droite reprenait ainsi ce que la gauche avait hypocritement offert.

« Ainsi, ces deux chambres inconciliables ne feront rien du tout ; ce sera la balance des pouvoirs, l’équilibre maintenu en sens inverse de ce qu’il est dans la métropole, où toute l’action prépondérante existe en réalité dans la chambre des lords, qui ne laissent élire que leurs fils, leurs dévoués, leurs commensaux et leurs serviteurs, dans ces bourgs si justement nommés « pourris », patrimoines de leurs familles dans le passé et dans l’avenir.

« On préparait donc sciemment, ou plutôt on organisait artistiquement l’animosité entre ces deux corps. Elle ne s’est pas ralentie un instant tant qu’ils ont été en présence. L’histoire de ce que fut ce régime de gouvernement a été tracée à grands traits par lord Durham. Il est loin de rendre justice à la libéralité des représentants, mais il fait justice de l’arrogance et de l’illibéralité des conseils et des pactes de famille dans l’une des provinces, et des conseils et de l’oligarchie dans l’autre. »

Ce résumé des affaires politiques de 1774 à 1837, fait par l’homme qui avait pris part à presque toutes ces luttes, est assez original ; mais il devrait nous dire que les idées répandues alors en Europe étaient de beaucoup plus arriérées que celles des ministres de Londres, whigs ou tories. Papineau n’a jamais cessé d’être un peu comme en 1807 et 1837 : deux crises qui l’ont vivement impressionné. Nous allons dire un mot là-dessus, puisque nous causons sans programme arrêté.

De tout temps, depuis 1807, on a vu des Canadiens pousser le zèle national jusqu’à attaquer les Anglais. Est-ce que les Anglais peuvent changer notre situation ? Et nous, qui sommes le petit nombre, qui avons besoin de tout le monde pour vivre, pourquoi travailler à susciter contre nous des animosités ? Chacun de nous est libre de faire son chemin comme il l’entend. Les Anglais ne nous ont que rarement gênés. Même dans nos luttes politiques, il y avait de notre côté des Anglais de poids qui se sont admirablement comportés. D’où vient cette haine, ce sentiment sauvage qui reparaît si souvent sous la plume de nos écrivains et dans la bouche de nos orateurs ? Je la fais remonter à 1807, car avant cette date néfaste, elle n’existait pas.

Sir James Craig, en débarquant à Québec l’automne de 1807, souleva de suite la colère des Canadiens en déclarant que le parti anglais allait triompher. Or, en créant l’expression du parti anglais, il entendait parler des fonctionnaires publics, tous venus d’Angleterre, tous liés ensemble contre les gens du pays et formant une sorte de pacte de famille que le ministère de Londres appuyait, faute de rien comprendre à nos affaires.[5]

Lorsque ce gouverneur repartit, l’été de 1811, pour aller mourir de chagrin en Angleterre, accablé par la disgrâce et banni des Canadiens, il laissait derrière lui un parti canadien formidable qui ne cessa plus de combattre l’oligarchie en question.

Voilà bien longtemps de cela. Les bureaucrates n’existent plus. Leur école est morte et enterrée. La masse des Anglais n’avait point d’attache avec ces favoris du ministère de Londres, et cependant nous fulminons contre les Anglais, par habitude, et nous nous causons des embarras, mais chacun s’imagine que c’est là du patriotisme ! Ceux des Anglais qui nous dédaignent sont comme les Américains : ils ne nous connaissent point. Ils voient, avec raison, peut-être, que nous sommes un peuple sans défense, peu nombreux, assez errant, pas du tout commerçant, passionné pour la politique, et ils en concluent que c’est une race de second ordre. Ce n’est pas en les injuriant que nous nous relèverons à leurs yeux. Quant à notre patriotisme, ils nient son existence, et ils ne se trompent pas là-dessus, de nos jours, s’ils le recherchent dans la politique. Nos gouvernants, pour se faire « sirer », ne se plaisent-ils pas à faire toutes sortes de courbettes devant les Anglais ? et en combien de cas n’ont-ils pas été comme des « poules-mouillées » lorsqu’ils auraient dû défendre courageusement nos droits ?

Ah ! que les temps sont changés depuis Papineau !

Dans son discours prononcé à l’Institut Canadien de Montréal le 17 décembre 1867, Louis-Joseph Papineau disait que sous le drapeau britannique il avait le droit si précieux d’exprimer librement ses convictions et sa foi politique, ainsi que le droit de réfuter ceux qui pensent autrement que lui, et il ajoutait : « Ce n’est pas un droit théorique, c’est un droit donné par l’autorité suprême qui éclaire tout homme venant en ce monde et lui a soufflé de faire pour les autres ce que l’on voudrait que l’on fasse pour nous. C’est le droit qui ne fut reconnu qu’en partie par les articles de la capitulation qui disent « ils deviennent sujets anglais ». Ce titre a brisé pour eux le scellé qu’il y avait eu sur leurs lèvres, supprimé l’embastillement par lettres de cachet, pour quoi que ce soit qu’ils diront ou écriront ; ce titre confère le droit à la pleine discussion orale et écrite, l’autorité d’appeler en assemblée publique quiconque voudra bien s’y rendre pour les entendre ; ce titre abolit la censure préalable sur les livres et proclame la liberté de la presse. »

La définition de ces deux mots : « sujets britanniques » ne fut pas d’abord comprise par les Canadiens, faute d’en connaître le sens pratique.

Citons un autre écrivain canadien sur ce sujet : « Quoi que l’on puisse penser de la constitution britannique, elle aura au moins le mérite presque exclusif et incontestable d’avoir fait passer un peuple de l’absolutisme du souverain à la participation de son propre gouvernement, et d’avoir ainsi acheminé les sociétés formées à la suite de l’invasion des barbares en Europe à la pratique de la démocratie qui envahit maintenant le globe. » [6]

La révolution américaine causait des agitations dans les cercles politiques de la Grande-Bretagne, et l’opinion publique inclinait du côté des réformes, sans trop savoir encore lesquelles adopter ; mais en principe on convenait que les colonies pouvaient être mieux gouvernées qu’elles ne l’étaient. À mesure que cet esprit nouveau se répandait, les Canadiens agrandissaient leur programme dans l’espoir d’obtenir davantage. Des changements politiques s’annonçaient, petit à petit, après 1783, à la suite des pétitions de la classe anglaise, contre lesquelles les Canadiens ne manquaient pas de combattre au moyen de contre-pétitions.

La presse ne restait pas inactive : on imprimait des brochures. Les journaux des États-Unis, nouvellement émancipés, croisaient le feu avec les feuilles de l’Angleterre à notre sujet : ce que les Canadiens n’osaient point dire tout haut, les Américains le criaient aux quatre vents du ciel. Enfin, en 1789, la révolution française éclata, créant une immense sensation dans tous les cabinets de l’Europe. Les ministres de George III se dirent que l’Acte de Québec de 1774 avait fait son temps.

Pitt proposa d’accorder au Canada une constitution libérale, selon le vœu des habitants de cette colonie. On sait que sa copie ne ressemblait à l’original que de loin ; pourtant rien d’aussi favorable n’avait encore été accordé à aucune colonie, sauf le Massachusetts, un siècle auparavant.

Lorsque la colonie est gouvernée par un cabinet (conseil exécutif) responsable au peuple, elle se trouve absolument libre de ses actions et n’a pas à craindre d’avoir à lutter contre un parti qui représente la mère-patrie comme c’était le cas en 1818.

Expliquant le bill de 1791 pour la division du Canada en deux provinces séparées, Pitt déclara que son intention était d’assimiler les Canadiens à la langue, aux mœurs, aux habitudes et, par-dessus tout, aux lois et à la constitution de la Grande-Bretagne.

M. Lymburner, de Québec, se trouvait alors à Londres. Il était contre la division en deux provinces.[7] Il fit observer au premier ministre que l’assimilation des deux races serait empêchée par l’établissement d’une province anglaise et d’une autre province déjà toute française ; on ne l’écouta pas. John Neilson disait en 1828, devant la chambre des Communes, que l’intention des deux partis politiques, whig ou tory, avait toujours été de laisser le Bas-Canada aux Canadiens-français.

Durant le débat sur la constitution de 1791, Pitt insista pour que le titre de conseiller législatif de la colonie fût héréditaire ; mais Fox répondit que l’institution d’un pouvoir aristocratique comme celui de la chambre des lords, devrait être l’œuvre du temps, et que d’ailleurs il n’y avait pas de familles riches en Canada, donc pas de classe aristocratique habituée aux affaires publiques.

Joseph Bouchette décrit soigneusement l’organisation politique de la colonie en 1815 ; mais il ne s’aperçoit pas qu’elle est bien différente de celle de la Grande-Bretagne. Avec Pitt, il veut que nous regardions l’Acte de 1791 comme une copie de la constitution anglaise.

Certains livres publiés de nos jours qui traitent des malheureux abus d’un pouvoir entêté et injuste, n’ont que des sarcasmes pour le Canadien et ses rédacteurs.[8] De quoi s’agissait-il donc ? De principes sacrés et de la liberté politique chère à tous les hommes de cœur. On ridiculise ceux qui combattaient dans l’assemblée législative et dans la presse l’oligarchie qui écrasait la colonie. Les défenseurs des droits populaires avaient non seulement des idées élevées et généreuses, mais aussi le courage de les mettre au jour à leurs risques et périls. C’étaient les rebelles, dit-on. Parce qu’ils ont devancé les Anglais en demandant la jouissance des libertés anglaises ? Songe-t-on que leurs idées sont devenues celles des loyaux sujets anglais de ce pays ? Il n’y a pas ici de simples nuances ou manières de comprendre, il y a couleur tranchée et une seule méthode, rien d’ambigu. Ce qui est bon pour les autres races était également bon pour les Canadiens. Est-ce donc à dire que lorsque les Anglais épousent des opinions rebelles, celles-ci deviennent des vertus ? C’est comme 1837 : on persiste à dire que les Canadiens ont mal agi à cette époque ; néanmoins on se montre très fier des conquêtes accomplies par le sacrifice du sang et de la fortune des prétendus rebelles.

Dans son enquête, en 1828, John Neilson dit : « De 1792 à 1806, les mesures du gouvernement étaient communément soutenues par la majorité de la chambre d’assemblée. Le changement qui a eu lieu en 1807 est attribuable à sir James Craig, qui se conduisit d’une manière très violente envers la chambre d’assemblée et envers le peuple en général. Ce fut la fin de l’influence de l’administration, parce que cette conduite impliquait non seulement le gouverneur, mais tous les individus qui étaient dans les emplois du gouvernement. »

L’assemblée législative a fréquemment déclaré qu’elle croyait avoir le droit d’affecter les deniers de la province aux différentes branches du service public, en vertu de l’Acte de Québec de 1774. L’acte déclaratoire de 1778 dit que les deniers prélevés dans les colonies seront utilisés par les législatures des colonies, et il ajoute que ce sera là un principe pour le gouvernement futur de ces colonies. Certaines lois du Royaume-Uni adoptées avant 1778, affectaient des sommes d’argent d’une manière permanente pour diverses branches du service de la province ; mais la chambre d’assemblée a toujours prétendu que ces lois étaient abrogées par l’acte déclaratoire de 1778. John Neilson affirme que, de 1792 à 1822, l’exécutif n’invoquait pas ces anciennes lois ; mais en 1822 ce corps les a remises en vigueur, s’est appuyé dessus, et la division qui s’en est suivie durait encore en 1828. L’exécutif se fait appuyer par le conseil législatif et dit qu’il ne veut pas appliquer l’argent de ces prétendus octrois permanents à d’autres objets qu’aux dépenses du gouvernement civil ; mais l’assemblée législative soutient qu’il ne doit pas être employé par l’exécutif de manière à ce qu’elle n’ait aucun contrôle sur cet argent.

Au commencement du dix-neuvième siècle, il paraîtrait que les Communes du Royaume-Uni ne surveillaient pas de très près cette partie de la liste civile qui comprend les salaires des fonctionnaires publics ; mais c’était parce qu’elles ne voulaient pas s’en occuper, car leur droit sur ce point était incontestable. Au Canada, il fallait déterminer par items l’emploi et la distribution de l’argent ; c’était le seul moyen d’exercer quelque contrôle sur le pouvoir exécutif nommé par la couronne, et de s’assurer de la diligence et de l’intégrité des employés publics à tous les rangs et à tous les degrés.

D’après la dépêche de lord Bathurst[9] en date du 8 septembre 1817, « le droit de voter les subsides, qui, par l’esprit et l’essence de la constitution, appartient aux seuls représentants du peuple, serait partagé avec le conseil législatif, nommé par la couronne et conséquemment sa créature. »[10]

L’un des points de la question se rapportait aux dépenses contingentes, extraordinaires, imprévues. En pareils cas, le gouverneur soldait en puisant dans la caisse militaire, ne se trouvant pas justifiable d’utiliser l’argent de la province non encore affecté par la législature à aucun but défini. Si, par exemple, une somme de £100 avait été votée pour la construction d’un quai qui se trouvait à coûter nécessairement £120, on empruntait aux fonds de l’armée les £20 manquants, — mais le trésor impérial devait-il perdre cette somme ? Si l’on demandait à l’assemblée législative de la reconnaître par un vote, celle-ci pouvait répondre qu’elle n’approuvait pas les dépenses encourues en dehors de son contrôle — et il n’y avait pas de ministre responsable au peuple.

À l’enquête de 1828, John Neilson s’exprimait comme suit : « Tous les revenus de la couronne étaient dans les mains du receveur-général et ils y étaient tenus avec beaucoup de confusion. Je crois que la caisse militaire payait quelques-unes des dépenses ; il y avait de continuels versements réciproques entre la caisse civile et la caisse militaire ; quelquefois elles se vidaient l’une dans l’autre, et d’autres fois les coffres devenaient absolument vides… On disait que la Grande-Bretagne payait une partie de la dépense ; mais chaque fois que la chambre d’assemblée demandait le contrôle des deniers publics, la réponse était : « Qu’avez-vous à vous mêler de cela puisque c’est la Grande-Bretagne qui paye… » Dans d’autres colonies, on a établi la règle de faire les actes de revenu annuellement, mais dans le Bas-Canada, nous avons commis la folie de rendre ces actes permanents. Ces actes produisent plus d’argent qu’il n’en faut pour le soutien du gouvernement ; toutefois les dépenses en général se sont accrues en même temps que le revenu et rien n’a jamais été contrôlé par les représentants du peuple de la colonie. »

Le même témoin continue : « Le total du revenu du Bas-Canada a été dernièrement d’environ £90.000. Il s’est élevé en gros jusqu’à £150.000 par an, dont douze ou quinze pour cent passent pour la perception (collection), ce qui nous paraît énorme. Un quart du revenu net est remis au Haut-Canada, excepté la part du revenu territorial. L’exécutif prend £40.000, de sorte qu’il reste une forte balance à la disposition de la législature pour les améliorations locales, dons charitables, etc. Ce que l’on appelle communément revenu de la couronne est perçu d’après des actes antérieurs à 1774, par exemple ceux de Charles II, George I et les autres ; nous n’avons pas de comptes réguliers de leurs produits. Une autre partie des revenus de la couronne est mentionnée dans l’acte de 1774 (14e George III) à part le revenu territorial, aussi appartenant à la couronne. Tous ces revenus peuvent former de £30.000 à £40.000 par année.

« La première proposition faite par l’exécutif et soutenue par le conseil législatif était que tout l’argent qu’on voterait fût accordé d’une manière permanente à la liste civile pour le soutien du gouvernement. Ensuite, on se borna à demander le vote pour la durée de la vie du roi. La chambre d’assemblée refusa toujours ces conditions. Enfin l’exécutif prétendit qu’il était déjà pourvu au salaire de certains employés du gouvernement civil à même les deniers que les actes impériaux affectent au soutien du gouvernement civil et de l’administration de la justice. Il n’a été fait aucune proposition directe à la chambre d’assemblée de pourvoir au salaire de tels ou tels employés, mais on lui a demandé d’accorder d’une manière permanente tout ce qu’elle voudrait donner.

« Dans la Nouvelle-Écosse, où les choses vont très bien, on a fait dépendre tout le revenu du vote annuel de la législature, de sorte que non seulement la formation du budget, mais la perception même des deniers dépend du vote annuel de la législature ; là, le gouvernement et l’assemblée agissent très bien de concert. Dans les anciennes colonies de l’empire on persiste à voter annuellement le revenu en bloc, ce qui n’est pas extraordinaire lorsque l’on connaît les circonstances particulières de ces colonies.

« Le gouvernement ne voulant consentir à aucune loi pour régler la charge et devoir d’un auditeur des comptes publics, la chambre d’assemblée a objecté à la nomination d’un tel fonctionnaire. L’exécutif voulait que l’on accordât £1.800 par année à la personne qui occuperait ce poste, tandis qu’il n’y a pas d’audition du tout, parce que l’on se borne à noter les noms de ceux qui reçoivent l’argent. »

John Neilson vivait à Québec depuis trente-sept ans lorsqu’il fit ces déclarations et l’on sait que personne ne les a jamais contredites. Il représentait le comté de Québec depuis dix ans. Il fut envoyé en Angleterre avec D.-B. Viger et M. Cuvillier, porteurs des pétitions.

John Neilson était un philosophe qui fut comparé à Franklin par ceux qui le virent en Angleterre. Il avait, comme journaliste, un genre qui lui était propre, un style laconique, d’une ironie froide et calme, une habileté toute particulière à faire ressortir, par des citations et des rapprochements, les exagérations ou les contradictions de ses adversaires. Protestant, il était cependant l’ami intime de Mgr Plessis et des membres les plus éminents du clergé catholique. Par ses connaissances, sa sagesse et sa modération, il fut longtemps une sorte d’oracle politique dans le district de Québec.[11]

La proclamation de 1763 déclarait que tous les sujets de Sa Majesté qui iraient au Canada auraient droit aux avantages des lois de ses domaines en Angleterre. Le statut de 1774 donnait les lois françaises aux seigneuries, mais exceptait de l’opération de ces lois le reste de la province accordé ou à accorder en soccage, tenure des townships.

On a agi, de 1763 à 1774, d’après les lois anglaises. D’après l’Acte de Québec de 1774, les townships étaient sous les lois anglaises et les seigneuries retournent aux lois françaises. Après l’acte constitutionnel de 1791, le gouvernement invita par proclamation les loyalistes américains à venir s’établir dans les townships du Bas-Canada, leur offrant des terres, et, en conséquence, nombre de ces personnes se présentèrent et d’autres firent des demandes de terres, de sorte que leurs descendants ou les gens auxquels ils ont revendu habitent à présent les townships.

De 1815 à 1817, $280,000 ont été dépensés pour faire des chemins par tout le pays ; mais l’argent a été gaspillé. De 1818 à 1828, $120,000 furent dépensés de la même manière, sans régularité, sans bons résultats. John Neilson dit que « la chose a été tout à fait mal conduite. Il y a eu beaucoup de désordres dans cette affaire. Des deniers au montant de $600,000 ont été affectés à divers travaux et rien de tout cela n’a été réglé. »

L’acte de 1822 donne au district de Saint-François une juridiction limitée ; il renferme des expressions d’où l’on pourrait conclure qu’on regardait les lois françaises comme étant en opération dans les townships. Le tribunal de ce district pouvait juger sans appel des causes de $40. Il pouvait juger aussi des procès allant jusqu’à $80 ; mais dans ce cas les parties avaient le droit d’en référer à une plus haute autorité pour faire casser le jugement.

La pétition de 1823, présentée par les cantons de l’Est, se plaint de la situation dans laquelle se trouve cette partie du pays. Les seigneuries établies du temps des Français comprennent une bande étroite de terre des deux côtés du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Richelieu, dont la profondeur varie de dix milles à quarante, à moitié peuplée, principalement habitée par des Canadiens, à part 40,000 âmes d’origine britannique, et régie par les lois françaises. Les cantons de l’Est comprennent le reste de la province (sud-est), sont d’une plus grande étendue et susceptibles de contenir une population plus forte que les seigneuries ; ils sont entièrement peuplés d’habitants, formant en tout 40,000 âmes, parlant uniquement l’anglais,[12] ayant un clergé protestant, pour le soutien duquel une partie de ces terres est mise en réserve, et cependant sont soumis aux lois françaises, quoique les terres aient été concédées sous la tenure anglaise du franc et commun soccage. Il n’y a pas de cour de justice dans les limites des cantons de l’Est, et les colons sont obligés de se rendre à Québec, Trois-Rivières et Montréal, souvent à une distance de cent ou cent cinquante milles, à travers un pays où il est difficile et même dangereux de voyager, par suite du mauvais état des routes auxquelles la législature ne semble prêter aucune attention. De plus, ces cantons sont « de facto » sans représentation quelconque dans la chambre d’assemblée. Pour ces motifs, ils se prononcent en faveur du projet de l’union législative des deux provinces.

Les milliers d’émigrés arrivés de la Grande-Bretagne pendant ces dernières années en ont laissé à peine mille dans les cantons de l’Est, le reste a passé aux États-Unis, en voyant ce déplorable état de choses. On estime que cent mille émigrants nous ont ainsi échappé. Les cantons sont persuadés que les Canadiens se regardent comme la nation par excellence et veulent absorber les autres éléments ou leur refuser justice s’ils ne s’assimilent pas. Les Canadiens, sans devoir aucune partie de leur accroissement à l’émigration, ont plus que deux fois doublé depuis la conquête, et ils ont encore un caractère pareil à celui du temps de la conquête : ils le garderont toujours si la législation actuelle est maintenue. Si l’on adoptait l’union législative, on ferait finalement disparaître les préjugés et les inimitiés nationales, et on consoliderait la population des deux provinces en une masse homogène. Ces derniers mots ont rapport à l’ancien projet d’unir les deux provinces en une seule.

En 1828, l’enquête du parlement de Londres constata que la loi des chemins du Bas-Canada fonctionnait assez bien dans les seigneuries, à cause de la forme des terres d’habitants et du niveau égal du sol généralement, mais dans les townships, elle n’était guère applicable, vu la forme de ces terres, la situation des réserves et l’inégalité fréquente du sol.

Les gens des townships se plaignaient qu’on les négligeait systématiquement, et ils en accusaient la chambre d’assemblée. La faute en était au conseil exécutif. De fait, ils avaient des chemins d’été qui menaient aux États-Unis et n’en avaient pas pour conduire aux seigneuries du Bas-Canada. La partie des townships située près des seigneuries était la moins habitée.

Nous avons dit que le premier ministre William Pitt proposant le bill de 1791 pour donner au Canada une chambre élective, déclara que c’était mettre la colonie sous le régime de la constitution des Trois-Royaumes ; par conséquent, il accordait plus qu’on ne lui avait demandé, et il ajouta que son intention était d’assimiler les Canadiens à l’élément britannique afin de transformer l’ancienne Nouvelle-France en pays anglais.

Cette déclaration paraît étrange lorsque l’on étudie l’histoire des années qui suivirent 1791, puisque d’une part on voit clairement que les autorités impériales voulaient laisser le Bas-Canada aux Canadiens et former une province anglaise dans le Haut-Canada. Du moment que l’on voulait amener les Canadiens aux usages anglais, il fallait mettre les deux provinces en un seul gouvernement et tâcher de retenir dans le Bas-Canada la masse des colons de langue anglaise. En 1822, lorsque l’on proposa l’union des provinces, M. Lymburner s’y opposa, disant qu’il était trop tard, puisque les peuples que l’on avait séparés en 1791 se regardaient comme des ennemis. Ses paroles n’empêchaient pas qu’en ce moment on signait partout des pétitions dans les deux Canadas, les unes en faveur du bill, les autres contre et d’autres demandant que les détails du projet fussent connus du public des provinces intéressées avant que d’être soumis au parlement britannique. De fait, il était visible pour tous que c’était un coup monté par un petit nombre d’hommes qui agissaient comme des idéologues ou par simples calculs privés.

Les arrangements conclus, le 1 mai 1817, entre le Haut et le Bas-Canada au sujet de la proportion du revenu des douanes afférente à chacune de ces provinces avaient été ratifiés durant la session de 1818, mais ils étaient expirés depuis le 1 juillet 1819. Ensuite, une commission avait siégé pour reprendre la question ab ovo mais sans pouvoir arriver à une entente parce que les exigences du Haut-Canada paraissaient excessives.

La législature du Haut-Canada avait référé l’affaire à la considération du gouvernement impérial et en avait averti les autorités du Bas-Canada. Cette démarche fit sortir en pleine lumière le projet de l’union législative des deux provinces jusque-là débattu dans l’ombre par le parti du conseil exécutif, du conseil législatif, le bureau du gouverneur, les fonctionnaires anglais et certains marchands. En peu de temps un bill dans ce sens était soumis à la chambre des Communes de Londres, embrassant toutefois la question du commerce, des douanes et autres choses comme pour régler par cette loi les principales difficultés des deux provinces. Les articles concernant l’union furent attaqués vivement, et le ministère décida de suspendre la discussion jusqu’au moment où l’on aurait pu s’assurer de l’opinion des habitants de chaque province à cet égard.

Le bill, ainsi déchargé, prit le nom de Canada Trade Act et devint loi. Il accordait au Haut-Canada, sous une forme permanente, les conditions de l’arrangement du 1 mai 1817 au sujet des douanes ; de plus, les deux bills de subsides mentionnés plus haut et qu’on avait laissé expirer intentionnellement à la chambre de Québec, furent remis en vigueur avec le caractère de la permanence, mais susceptibles d’être modifiés par la législature du Bas-Canada pourvu que la législature du Haut-Canada y consente ; en outre il n’était plus permis à la législature du Bas-Canada d’imposer de nouveaux droits sur les marchandises importées par voie de mer, à moins du consentement du Haut-Canada.

Cette aventure politique, qui ressemble à un coup de théâtre, enrayait la marche adoptée par la chambre de Québec, et lui enlevait en même temps les pouvoirs qu’elle avait exercés relativement aux douanes.

Le bill donnait au Bas-Canada une représentation beaucoup plus faible qu’au Haut-Canada. Il conférait à des conseillers non élus par le peuple le droit de prendre part aux débats de l’assemblée législative. Il abolissait l’usage officiel de la langue française et limitait la liberté religieuse et les droits de l’Église catholique. Il restreignait aussi les droits des représentants touchant la disposition des impôts. Cette loi paraissait dictée par l’esprit le plus rétrograde et le plus hostile.

Il était évident que tout avait été tramé dans le Bas-Canada car on ne pouvait supposer que le parlement ou le ministère britannique eussent trempé dans une pareille combinaison sans y avoir été conduits par leur confiance dans le gouvernement de la colonie. La plupart des Anglais du Bas-Canada se disaient assez favorables à l’union mais tous rejetaient le bill comme mal conçu et renfermant de criantes injustices.

Dans le Haut-Canada, on pétitionna vigoureusement contre le bill. Dans l’assemblée législative il n’y eut que trois voix pour l’union ; au conseil il y en eut six. L’opinion publique pesait évidemment sur les deux chambres.

La Compagnie du Nord-Ouest, qui jouissait de beaucoup d’influence à Londres, voulait l’union. Ses directeurs en Canada étaient MM. Richardson[13] et McGill, deux chefs exagérés du parti anglais. Ellice avait été commis dans leur maison, puis étant passé aux Antilles il y avait épousé une fille du comte Grey qui se trouva plus tard l’homme le plus puissant du parti whig. Ellice, propriétaire de la seigneurie de Beauharnois, conservait des attaches en Canada[14] et cherchait à détruire l’œuvre de Pitt ; il décida le ministère à présenter le bill d’union.

Samuel Gale, né à Saint-Augustin, en Floride, était propriétaire dans les seigneuries et les townships et de plus président salarié de la cour des Sessions de quartier pour la ville et le district de Montréal. C’est lui qui se chargea de faire parvenir à Londres les requêtes favorables à l’union.[15] James Stuart se détacha du parti canadien, se fit le champion des unionistes et devint par cette voie procureur-général en 1825.

Parker, qui avait fait fortune en Canada, vivait retiré en Angleterre. Il eut connaissance du bill d’union et se rendit aux bureaux de Downing Street où il accusa Ellice de plusieurs méfaits et de fourberie dans toute cette affaire, mais on ne l’écouta pas. Il fut plus heureux auprès de sir James Mackintosh, de sir Francis Burdett et quelques autres députés. Une opposition se forma et arrêta le bill à la seconde lecture.

John Neilson et Papineau furent délégués à Londres où ils virent, en 1823, M. Lymburner. Les pétitions qu’ils portaient étaient couvertes de 60,000 signatures. La grande assemblée de Montréal à ce sujet avait eu lieu le 7 octobre et à Québec le 14 octobre 1822. Le conseil législatif fut intimidé par les démonstrations publiques et se déclara contre l’union. Comme la chambre basse il envoya son adresse à Neilson et Papineau pour la faire parvenir au roi, aux lords et aux Communes. Dans ce conseil, Richardson, Ryland, Grant, Irvine, Roderick Mackenzie et Felton avaient lutté contre l’adresse. Neilson et Papineau arrivèrent à Londres pour apprendre que le ministère ne poussait pas le bill.

Papineau dit qu’il se trouva en présence « d’un ministère tory, conservateur et absolutiste qui lui fit un accueil bienveillant et lui témoigna une honnête déférence. » Il ajoute que lord Bathurst lui demanda vingt-cinq ans de patience pour amener la transformation politique que Papineau désirait.

Lord Bathurst s’appuyait sur la croyance assez générale alors que la démocratie amènerait vers 1840 des déchirements aux États-Unis et que les régions voisines du Canada reprendraient le drapeau anglais, ce qui ouvrirait une nouvelle ère coloniale propre à l’accomplissement des désirs de Papineau. Par exemple, on accorderait au Canada un gouvernement à lui, et en donnant, comme contrepoids à l’élément populaire, une chambre héréditaire. Sur ce point le ministre expliqua que si la création d’une aristocratie n’avait pas encore été tentée en Canada, c’était à cause de la pauvreté des gens — argument que Fox amenait contre le même projet de Pitt en 1791. Mais, à entendre lord Bathurst, on pourrait former de grands propriétaires fonciers, qui deviendraient bientôt riches avec l’aide d’une immigration intelligemment dirigée. Papineau était accessible à de semblables vues et l’on pensait peut-être qu’il y aurait eu moyen de le tourner en faisant miroiter devant lui la perspective d’une élévation que toute sa nature était préparée à recevoir. On se trompait.

Il résulte de ce qui précède et de bien d’autres sources de renseignements, que le plus complet malentendu régna dans les conseils de George III, George IV et Guillaume IV au sujet de l’administration du Bas-Canada, aussi bien que pour le Haut-Canada, c’est-à-dire de 1791 à 1837. Avec la reine Victoria,[16] on commence à voir que les ministres sont accessibles à certaines explications et, par la suite, ils deviennent de plus en plus ouverts et comprennent enfin ce que leurs prédécesseurs s’obstinaient à méconnaître.

Le croirait-on ! l’un des hommes qui conserva le plus longtemps les vieux préjugés à cet égard fut Gladstone. En 1868, il expliquait au parlement que par nécessité, le pouvoir impérial avait dû, depuis 1791 jusqu’à ce dernier moment, concéder par bribes et fragments le « self-government » à plusieurs colonies, et que, par conséquent, la séparation était devenue complète, qu’il ne fallait pas songer à retenir l’amitié de ces États devenus indépendants car, disait-il, « leur premier instinct est de se dérober à notre contrôle »… et il concluait, comme vous le savez, en demandant que l’on retirât les troupes anglaises de la confédération canadienne. Il était loin de prévoir ce qu’il a vu avant que de mourir : les principales colonies de la Grande-Bretagne devenues indépendantes, mais se rapprochant plus que jamais de leur ancienne métropole.

Tout de même, Pitt avait une singulière conception en pensant que plus il nous isolerait, plus il nous laisserait à nous-mêmes et plus nous deviendrions Anglais ! Les Canadiens étaient tous cultivateurs : la plupart des Anglais étaient commerçants. Afin d’échapper à l’influence que ces derniers exerçaient à Londres, l’assemblée législative proposa la nomination d’un agent résidant près le ministère britannique pour représenter les intérêts de la province.

Avant 1774, les colonies de la Nouvelle-Angleterre avaient chacune un agent à Londres ; ces fonctionnaires étaient nommés par les législatures intéressées. La Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick ont eu à leur tour de semblables agents.

Pierre Bédard fut le premier qui demanda la permission pour le Bas-Canada d’avoir un agent en Angleterre. C’était en 1809. Le gouverneur fit dire à Bédard de se taire. La chambre, passant par dessus cette rebuffade, vota une adresse au prince régent, déclarant que ladite adresse lui serait portée par Bédard. On vota une autre adresse au gouverneur, le priant d’avancer à Bédard la somme de trois mille louis courant, à prendre sur l’argent non encore affecté à aucun service, puis, dès le lendemain, la chambre changea d’avis et demanda au gouverneur de nommer un messager pour porter l’adresse au régent. Le gouverneur répondit qu’il choisirait un messager lorsque les frais de son voyage auraient été votés. Le désaccord entre les deux chambres empêchait la réalisation de ce projet, et la chose en resta là. Cette question n’était pas encore réglée en 1837. Elle était au nombre des griefs qui amenèrent le soulèvement.[17] Les troubles de 1837 ne sont que la fin de quarante années de conflits politiques les plus remarquables, à plusieurs points de vue, de tous ceux des colonies anglaises, françaises, espagnoles et autres.

Cet aperçu de la situation jusqu’en 1822 n’est pas complet. Il l’est cependant assez pour faire comprendre le rôle important que Papineau s’est chargé de remplir. La lutte va se continuer sur le même terrain pendant des années, car, semblables aux héros des poèmes épiques qui combattent depuis l’aurore jusqu’au coucher du soleil durant plusieurs jours sans jamais épuiser leurs forces, nos champions parlementaires déploient une merveilleuse énergie et semblent avoir en eux quelque chose de cette vigueur antique chantée par Homère et les bardes anciens.

  1. En 1758, à la Nouvelle-Écosse, on élit vingt-deux conseillers. L’autre chambre, la haute, était un conseil de douze hommes. Ce gouvernement dura jusqu’à 1836, alors que parut Joseph Howe ; c’est le point tournant. Canada : an Encyclopedia, V, 416, 417. En 1785 on ajouta, dans le Nouveau-Brunswick, une chambre élective au conseil des douze qui existait déjà. Cela dura jusqu’en 1832.
  2. Voir Mélanges historiques, vol. 5, p. 86-92, sur les erreurs historiques de Crémazie.
  3. Les juges élus membres de l’Assemblée législative doivent choisir entre leur commission du roi et leur mandat populaire.
  4. Après les capitulations de Québec et Montréal jusqu’à l’automne de 1764, le serment des fonctionnaires publics était conçu comme ceci : « Je, X…, promets et jure sincèrement que je serai fidèle et garderai une véritable ligence envers Sa Majesté le roi George. Ainsi, Dieu me soit en aide. »

    En 1764, on introduisit les deux formules suivantes qui remontaient à cent ans et plus : « Je, X…, déclare que je crois qu’il n’y a pas dans le sacrement de la sainte scène de Notre-Seigneur Jésus-Christ, aucune transubstantiation des éléments de pain et de vin, ni dans le moment de leur consécration ni après leur consécration, par quelque personne que ce soit ; et que l’invocation ou l’adoration de la Vierge Marie, et de tout autre saint, et le sacrifice de la messe, comme elles sont aujourd’hui pratiquées dans l’église de Rome, sont superstitieuses et idôlatreuses. Et je jure que j’abhore du fond de mon cœur et que je déteste et abjure, comme étant impie et pleine d’hérésie, cette doctrine et maxime affreuse que les princes qui sont excommuniés, ou privés de leurs royaumes ou territoires, par le pape, ou par aucune autorité du siège de Rome, peuvent être détrônés ou mis à mort par leurs sujets ou par d’autres personnes quelconques. Et je déclare que nul prince, personne, prélat, état ou potentat étranger a, ou devrait avoir, aucune juridiction, pouvoir, supériorité, prééminence ou autorité ecclésiastique ou spirituelle dans ce royaume. Ainsi, Dieu me soit en aide. » Voir Thomas Chapais, le Serment du Roi.

  5. Cette oligarchie administrative, dans laquelle entraient les hommes du commerce, menait en réalité toutes les affaires et jouissait du patronage sur toute la ligue. On l’appelait le parti anglais. Jusqu’à 1805, toutefois, ce terme ne signifiait pas grand’chose. Lorsque le Canadien parut, en 1806, on prit l’habitude de mentionner le parti canadien par opposition au parti anglais. Il y avait parmi les Canadiens des Anglais qui n’épousaient pas les vues du family compact.
  6. Joseph Doutre, discours prononcé devant l’Institut Canadien de Montréal, 17 décembre 1867.
  7. Il comprenait l’illogisme du système de Pitt. Mais en 1822, M. Lymburner sera contre l’union des deux provinces, et dira que la séparation a fortifié des habitudes et des intérêts distincts et donné naissance à deux législations différentes. Ce qu’il voulait, en 1791, ajoute-t-il, « c’était d’amalgamer les deux nationalités ; on les a séparées — ce fut une erreur — maintenant il faut laisser les choses comme elles sont. »

    Le parti anglais exclusif avait toujours demandé l’union, depuis au moins 1799, pour noyer la population française. L’Angleterre n’envoyait que peu de colons et les isolait des Canadiens. Voir Mélanges historiques, vol. 2, p. 124-40.

  8. Nous avons ici l’esprit du temps : la chambre d’assemblée composée d’une forte majorité de Canadiens ne veut pas que l’on parle contre sa politique. De son côté le Canadien, organe de Bédard, blâme sans trop s’enflammer les actes du gouvernement et on le regarde comme un rebelle.
  9. Il fut ministre des colonies de 1809 à 1827.
  10. Garneau, Histoire du Canada, III, 216.
  11. John Neilson était né le 17 juillet 1776 ; il mourut en 1848. Il était imprimeur de métier. Il avait épousé le 6 janvier 1797, dans l’église protestante des Trois-Rivières, Marie Hubert, de cette ville, petite-fille de Jean-Baptiste Rieutord. Après son mariage, Neilson envoya régulièrement la Gazette de Québec aux Ursulines, chez qui sa femme avait été instruite. Bibaud, le Panthéon canadien, p. 196 ; Henry J. Morgan, Celebrated Canadians, p. 297.
  12. Stanstead est le plus gros village. Il n’y a pas de marché public dans les townships.
  13. L’honorable John Richardson, membre du conseil législatif, déclarait en plein conseil en 1820 que les députés canadiens-français voulaient tenter un coup d’état et mettre l’un des leurs à la place du gouverneur !
  14. Son père avait fait un commerce considérable dans le pays.
  15. Il avait agi comme commissaire pour déterminer les lignes frontières entre le Haut et le Bas-Canada. Il témoigne devant le comité de l’enquête de 1828.
  16. Le 24 mai 1900, le reine Victoria entrait dans sa quatre-vingt-deuxième année. Elle était la doyenne des souverains d’Europe. Le Journal des Débats, de Paris, disait en 1838 : « On ne considère pas comme très solide la santé de la jeune souveraine et l’on craint en général que son règne ne soit pas de longue durée. » On a dit qu’avec la reine Victoria s’ouvre l’ère des libertés politiques, mais l’agitation en faveur des réformes datait de cinquante ans dans la chambre des Communes.
  17. La révolution de France de 1830 a eu son effet sur nous en 1831-32.