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Mémoires de Valentin Conrart/18

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 256-260).

LETTRE DE CONRART À…[1].

De Fontainebleau, le 29 septembre 1661.

On fit partir hier trois brigades de mousquetaires, qui vont sans doute arrêter trois personnes ; je n’en sais qu’une, qui est madame Du Plessis-Bellière[2], à qui le Roi avoit donné permission de demeurer à Chalons au lieu de Montbrisson, à cause de ses maladies ou feintes ou véritables. Mais c’est une personne qu’on veut perdre avec M. le surintendant[3]. En effet la Reine mère a dit que c’étoit une femme à raser, et à mettre aux Madelonnettes. J’ai ouï assurer de bonne part qu’on a trouvé une lettre d’elle à M. le surintendant la plus infâme qui se puisse imaginer : ce qui est incroyable, quoique personne ne doute ici qu’elle soit vraie. « Je vous ai découvert, lui dit-elle, une fille qui ne vous coûtera que trente pistoles ; et si vous la trouverez autant à votre goût, … que celles qui vous coûtent tant d’argent[4]. » Je suis assuré, du moins, qu’elle étoit de la plupart de ses intrigues, nonobstant sa dévotion extérieure, ses simagrées, et la hardiesse qu’elle avoit de prétendre au gouvernement des enfans de France que le Roi a donné si justement à madame de Montausier. Voici une particularité notable des mémoires de M. le surintendant. Outre tout ce que je vous ai mandé, il avoit écrit qu’en cas qu’on le prît prisonnier, il faudroit aller enlever M. Le Tellier, le mener dans Béthune, Amiens, Calais ou Arras ; qu’on lui serrât les pouces jusqu’à ce qu’il eût obtenu sa liberté ; et que si cela ne réussissoit, il faudroit se mettre en campagne. Mais la manière dont il parle de M. de Lyonne est agréable : « C’est, dit-il, un homme sans cœur, d’esprit fort médiocre, qui n’est propre à rien, et à qui on fera faire toutes choses pour cent pistoles. » Le Roi a montre ce portrait à M. de Lyonne ; je sais cela de bonne part. Je ne vous dis rien d’une lettre écrite à M. le surintendant par une dame, à ce qu’on dit ; vous en aurez assez ouï parler à Paris. On la débite ici en ces termes : « Je ne vous aime point ; je hais le péché ; mais je crains encore plus la nécessité : c’est pourquoi venez tantôt me voir. » Je vous défie, vous qui êtes en réputation d’écrire les plus belles lettres du monde, d’en faire d’aussi essentielles et d’aussi significatives que celles-là. On l’attribue à madame Beaufremont, en un temps où elle avoit besoin de dix mille écus ; mais je ne le crois pas[5]. Je vous avoue même que c’est à celle-là que l’on attribue des intrigues encore plus importantes, comme d’avoir voulu gagner l’esprit du Roi par des artifices au préjudice de la Reine mère.

On tint hier conseil chez M. le chancelier, où étoient des conseillers d’État et messieurs du conseil de conscience, pour aviser à ce qu’on auroit à faire pour les jansénistes, et pour la demande de l’ordre de Malte contre la Hollande, touchant la restitution des commanderies qui étoient dans les Provinces-Unies, ou l’évaluation en argent. Le Roi a pris cette affaire fort à cœur, à la sollicitation de messieurs de Malte, jusque là que cela a déjà suspendu pour quelque temps l’alliance entre nous et la Hollande, dont le traité étoit prêt à conclure : je ne sais encore ce qui a été conclu là-dessus. Mais pour le jansénisme, je m’assure que l’on poussera terriblement les choses. Le Pape a cassé le mandement des grands vicaires, et ordonné qu’ils en feroient un nouveau ; faute de quoi il a député des commissaires pour les déposer, et en mettre d’autres en leur place. Je ne doute point que la Reine mère ne poursuive avec toute rigueur ceux qui ne voudront pas signer le formulaire.

Depuis ma lettre écrite, j’ai ouï dire que l’on alloit quérir M. le surintendant pour le mener à la Bastille, si sa santé peut permettre qu’il fasse ce voyage.

Observation sur la lettre précédente.

La malignité s’exerça en attribuant à diverses femmes de la cour des lettres trouvées dans les cassettes du surintendant. Il paroîtroit que madame Du Plessis-Bellière auroit été chargée par Fouquet de faire des propositions à mademoiselle de La Vallière. Ce sont, au reste, de ces points historiques qui ne sont pas susceptibles d’être éclaircis. On fera seulement connoître ici une lettre de madame Du Plessis-Bellière, adressée à cette époque à M. de Pomponne, qui étoit dans les interêts du ministre disgracié. L’original de cette lettre ne porte ni suscription ni signature ; mais Pomponne a écrit au dos : Madame Du Plessis-Bellière ; et le texte de cette pièce ne peut pas laisser de doute sur la personne qui l’a écrite.

« De Châlons, ce 19 septembre 1661.

« Vous pouvez croire que je n’ai pas doute de vos bontés pour tout ce qui nous regarde. Je vous connois trop pour n’estre pas persuadée de vostre générosité, et vous me connoissez assez aussi pour vous imaginer ce que je souffre d’un si grand coup. Ce n’est pas que je n’aye assez prévu qu’il pouvoit arriver du mal à M. le S.[6] ; mais je ne l’avois pas prévu de cette sorte, et je me consolois qu’on l’ostast de la place où il estoit, voyant qu’il le désiroit luy-mesme pour songer à son salut. Mais, mon pauvre monsieur, le savoir en l’estat où il est, et ne pouvoir lui donner aucune consolation ! Je vous avoue que je suis dans une affliction incroyable ; de sorte que je suis tombée malade d’une fièvre qui n’est pourtant pas violente. Si elle me continue, je me ferai saigner demain. Vous avez seu que j’avois eu ordre d’aller à Montbrison ; mais comme ma fille[7] n’a jamais voulu me

quitter, l’on a changé mon ordre, et je suis arrivée ici d’hyer au soir, après avoir fait soixante lieues de marche. Je vous supplie de me faire sçavoir des nouvelles de la santé de M. le S., si vous en avez. Je crois qu’il n’y aura pas de mal à cela, et qu’ils ne le trouveront pas mauvais à la cour, quand les lettres seroient vues.

Faites-moi sçavoir quand vous serez à Paris, et me croyez vostre, etc. »

  1. Le brouillon de cette lettre, écrit de la main de Conrart, se trouve dans son manuscrit, tome 11, page 167. On ignore à qui elle a été adressée.
  2. Suzanne de Bruc, femme de Jacques de Rougé, seigneur Du Plessis-Bellière. Elle étoit sœur du marquis de Montplaisir, lieutenant de roi d’Arras, dont les poésies ont été recueillies très-imparfaitement, en 1759. par Saint-Marc.
  3. Avec M. le surintendant : Fouquet venoit d’être arrête à Nantes le 5 septembre précèdent. (Voyez la lettre de Louis xiv à la Reine sa mère dans les Œuvres de ce prince ; Paris, 1806, tome 5, page 50.)
  4. Il fut trouvé dans les cassettes de Fouquet des lettres qui compromirent plusieurs femmes de la cour. Fouquet soutint que ces billets avoient été supposés par ses ennemis. (Voyez les Œuvres de Fouquet ; Paris, 1696, tome 16, page 337.)
  5. On croit pour certain qu’elle est de la marquise de La Baume, (Note de la main de Conrart.)
  6. M. le S. : Le surintendant.
  7. Ma fille : Catherine de Rougé, maréchale de Créqui.